Ce nouvel ouvrage de Danièle Méaux, professeure en esthétique à l’université de Saint-Étienne, s’inscrit dans le sillage de Géo-photographies et Enquêtes, parus également chez Filigranes en 2015 et 2019. Poursuivant un tour d’horizon des pratiques situées des photographes documentaristes, le livre décrit les positionnements d’une quarantaine d’artistes vis-à-vis de l’accélération des destructions écologiques et sociales en cours. Chacun des huit chapitres opère des rapprochements entre des travaux issus en majorité des vingt dernières années. Ils semblent choisis pour leur capacité à documenter ces phénomènes, selon des géographies, des échelles et des perspectives différentes et complémentaires. Dénonçant l’abstraction généralisatrice des images privées de contexte qui occupent l’espace médiatique, l’ouvrage montre que les photographies en elles-mêmes, la plupart du temps, ne suffisent pas à établir un point de vue sur des situations complexes et mouvantes. L’enchaînement des chapitres permet de le comprendre par la juxtaposition de travaux et de cas de figure dont les visées hétérogènes peuvent s’éclairer réciproquement. Qu’il soit question d’extractivisme, d’écocide, d’agro-industrie, de catastrophes naturelles et industrielles, du montage d’archives méconnues ou négligées, qu’il s’agisse de figurer la diversité menacée des êtres vivants ou de faire droit à la pluralité des perceptions, les manières d’aborder ces sujets transversaux par la photographie sont multiples. Leur comparaison met en évidence l’élaboration singulière de chaque proposition artistique, plutôt qu’une convergence de points de vue. Elle invite aussi et surtout à replacer les phénomènes visibles dans des chaînes de relations et d’échos inscrites dans des activités aussi variées que la logistique, la finance ou l’armement, qui demeurent souvent soustraites à nos champs de vision ordinaires.
Du style documentaire au point de vue critique
Les professionnels de la production d’images, comme ceux des différents mondes de l’art dit contemporain, occupent à l’égard des urgences sociales et écologiques une position ambivalente. À l’échelle d’un marché de l’art globalisé de longue date, la scène internationale des salons, expositions à gros budget et galeries prestigieuses s’est ouverte depuis une trentaine d’années à la photographie. Si bien qu’un certain nombre d’artistes et d’auteurs, y compris héritiers de la tradition révolue du « style documentaire » (Lugon 2001), participent de près ou de loin à l’aggravation de la surexploitation des ressources planétaires (Levin et al. 2022). En parallèle, les flux d’images fixes ou animées figurant des « catastrophes » – conflits, submersions, sécheresses ou « mégafeux » – tendent à saturer les médias d’actualité en continu et les réseaux de communication visuelle.
Dans ces conditions, une perspective critique propre à la photographie documentaire est-elle possible ? Quelle serait alors sa portée dans un contexte d’urgence écologique et sociale aussi aiguë ? Afin de répondre à ces questions transversales, le corpus retenu par Danièle Méaux associe les travaux de plus de quarante photographes contemporains, parmi lesquels figurent notamment Ignacio Acosta, Mathieu Asselin, Guillaume Bonnel, Marina Caneve, Anne-Marie Filaire, Julien Guinand, Guillaume Herbaut, Jean-Luc Mylayne, Mathieu Pernot, Bertrand Stofleth, Olivier de Sépibus, Beatrix von Conta. La thèse principale de Photographie contemporaine & anthropocène est que chaque auteur contribue, par un regard subtil et un usage singulier des dispositifs photographiques (de la prise de vue à l’exposition et à l’édition des images), à l’élaboration de connaissances partagées et de points de vue critiques sur la marche du monde.
« Old mining camp of Sewell, Sewell mining town, Andes Mountains, Chile, 2012 »
Photographie extraite de Copper Geographies. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
D. Méaux, Photographie contemporaine…, p. 51.
Documenter, donc, par l’image photographique. Mais avec quelles méthodes ? Souvent construites à la manière d’enquêtes, bien que de manière plus ou moins explicite ou déclarative, ces photographes fraient des voies inédites et ouvertes, se gardant de livrer des conclusions théoriques ou des contenus moraux. Donner à voir : l’apparente immédiateté sensible des images reste leur terrain d’expérience privilégié. Cette concentration sur l’opération même de mise en visibilité les distingue, en tant que pratiques artistiques, des travaux académiques que mènent les sciences sociales sur et avec les images, orientés par des visées démonstratives – anthropologie visuelle, visual studies, sociologie des médias (Mitchell 2014 ; Cuny et al. 2020), comme de positionnements idéologiques plus affirmés.
L’objectif de ces documentaristes n’est ni scientifique, ni académique, ni militant. De l’ensemble des travaux cités par Danièle Méaux émane pour autant d’attitudes engagées et d’une visée de connaissance. Ils se caractérisent par des durées d’élaboration importantes (de plusieurs mois à plusieurs années) et par une proximité, nécessaire bien que variable, à leurs sujets. D’autre part, les méthodes employées sont inventives et décalées, au point que le recours à la manipulation des sources, au jeu voire à la fiction, comme chez Joan Fontcuberta (p. 122-126), n’est pas exclu. Même si la plupart des travaux cités ne vont pas jusqu’à retoucher les images, Danièle Méaux relève que les partis pris et les écarts sont permanents et délibérés chez les photographes : détournement nuancé des codes traditionnels du genre du paysage dans les séries de Brigitte Bauer, Thierry Girard, Jürgen Nefzger ou Beatrix von Conta, observation fine de certains individus vivants (comme des oiseaux saisis au vol par Jean-Luc Mylayne ou Bernard Plossu) plutôt qu’à « la nature » entendue de manière englobante et abstraite ; ou encore, remontage d’images d’archives familiales ou de cartes postales oubliées (Céline Duval, Mathieu Pernot, Catherine Poncin), distribution et partage du geste même de la prise de vues avec les habitants d’une ville (Ianna Andréadis à Ivry-sur-Seine).
« Van Buren, Indiana, 2013 ».
Photographie extraite de Monsanto® : une enquête photographique. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
D. Méaux, Photographie contemporaine…, p. 61.
Si quelques-uns vont jusqu’à revendiquer une argumentation explicite (comme Ignacio Acosta ou Mathieu Asselin), la plupart des photographes cités se tiennent à distance de tout contenu sociologique ou politique pour élaborer une réflexion critique par les images. Le travail de la mise en série fait valoir la singularité et la densité de chaque image tout en évitant de fabriquer des icônes esseulées. Au-delà ou en deçà de la tradition du style documentaire, et contre toute prétention à atteindre une objectivité ou neutralité du regard, il s’agit d’explorer les ressources expressives du médium photographique, se rapprochant d’une « photographie documentaire critique » (Bazin 2017).
Cette attitude met en question les conditions de production, de circulation et de réception des images elles-mêmes. L’effort de documentation et d’interprétation s’étend à des supports visuels hétérogènes (archives, cartes géographiques, clichés anonymes, images retouchées ou colorisées, mises en scène de tableaux photographiques, détournement des codes picturaux du paysage, détourages…) ainsi qu’à une réflexion, plus ou moins implicite, sur le regard que nous accordons à ces documents visuels dont le statut s’émancipe des usages quotidiens des écrans qui saturent nos capacités d’attention et d’écoute.
Photographie de la série Écho. Projet Calamita/à. Courtesy galerie Le Réverbère.
D. Méaux, Photographie contemporaine…, p. 99.
Encore l’anthropocène ? Le document en question
Les démarches examinées dans l’ouvrage documentent des expériences sensibles situées, et datées. Cette relation référentielle suppose l’élaboration minutieuse des discours accompagnant les séries photographiques – ne serait-ce que pour les titres et les légendes des images présentées sous forme d’expositions, d’installations, de sites internet ou d’ouvrages édités. Le poids des mots prend alors toute son importance, aux côtés de l’effet d’immédiateté sensible que nous accordons spontanément aux supports visuels. D’autant que tout photographe de métier est conduit, tôt ou tard, à expliciter ses intentions en recourant au langage verbal, par écrit ou à l’oral.
C’est sans doute pourquoi Danièle Méaux commence par mentionner les débats portant sur la notion d’« anthropocène ». Elle l’examine à partir de sources relevant de l’histoire environnementale – ou plus précisément d’auteurs qui ont œuvré à leur diffusion et à la mise en place, en France et ailleurs, de discussions critiques autour de ce néologisme controversé (Bonneuil et Fressoz 2013 ; Bonneuil et Jouvancourt 2014 ; Malm 2017 ; Citton et Rasmi 2020). Son usage acritique, englobant et simplificateur devient un obstacle à la compréhension des phénomènes qu’il entend désigner, comme cela arrive dans le champ des arts visuels lorsque la visée spectaculaire tend à l’emporter [1]. Mais le travail de certains photographes pourrait accompagner, à l’inverse, une prise de conscience plus aiguë et plus fine de la complexité de « nos relations à la planète et à la “nature”, à la technique, à la croissance ou à une conception linéaire et ascendante du temps » (p. 7).
Danièle Méaux entend donc réfléchir à la double portée, sensible et émotionnelle d’une part, cognitive et didactique de l’autre, de la photographie documentaire. Voire, à sa puissance supposée de dévoilement, héritière de la tradition révolue du photoreportage de presse susceptible de faire basculer les opinions publiques (p. 49), qui culmina au début des années 1970 lors de la guerre du Vietnam.
En haut : « Cofrentes, España, 2005 » ; en bas : « Nogent-sur-Seine, France, 2003 ». Photographies extraites de Fluffy Clouds. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
D. Méaux, Photographie contemporaine…, p. 182.
Mais de quoi parle-t-on au juste ? En premier lieu, de la capacité du médium photographique à participer à des enquêtes ou investigations qui ne relèvent ni du reportage ordinaire, ni d’une démarche scientifique. Cette autre voie est celle de « dispositifs composites où les vues se trouvent prises dans un tissu d’échanges et de correspondances – qui tout à la fois complètent et relativisent les renseignements que chaque photographie peut porter en propre » (p. 74).
La photographie est ainsi replacée au sein d’attributions de sens, d’interprétations et de lectures démultipliées où la subjectivité active du spectateur occupe un rôle presque aussi central que celle de l’auteur. Plutôt qu’à une démonstration en règle, les photographes documentaires en appellent au regard critique et à l’effort de réflexion afin de saisir les « conduites d’investigation » (p. 76) dont procèdent la prise de vues mais aussi la sélection, l’édition, la présentation et la mise en circulation des images.
Points de vue mobiles
Les auteurs des séries commentées partagent l’exigence éthique de renouveler les regards sur les processus accélérés de transformation du monde par les activités humaines. Photographie contemporaine & anthropocène souligne que cette attitude admet les ellipses, les ambivalences et les contradictions, selon une logique « d’entraînement à l’esprit critique » (p. 269). Les exercices d’observation et d’attention auxquels les visiteurs ou les lecteurs sont invités relèvent d’un usage inhabituel de la perception visuelle et de la sensibilité du spectateur. Celle-ci est troublée par des questionnements sur la provenance et la fabrication des images (notamment dans le cas des archives), mais aussi sur la pluralité des positionnements idéologiques et sur le devenir incertain des lieux de vie terrestres. De nombreuses séries présentant des espaces « naturels » bouleversés par les conséquences des activités humaines, comme des forêts décimées, des pentes effondrées ou des glaciers en voie de disparition. D’autres montrent des paysages habités, interstices urbains ou abords d’infrastructures. L’ensemble de ces travaux contribue à une « vision critique du territoire » (p. 169) en posant la question de la diversité des points de vue et de la difficulté de l’attribution des responsabilités dans la transformation visible des milieux.
En haut : « Ouvrage sabo à Hongu, Tanabe ; préfecture de Wakayama, péninsule de Kii, 2015 » ; en bas : « Ouvrage sabo à Nosegawa ; préfecture de Nara, péninsule de Kii, 2015 ».
Photographies extraites de Two Mountains, p. 41. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
D. Méaux, Photographie contemporaine…, p. 189 et 191.
Que comprenons-nous de ce que nous voyons, ainsi filtré par le dispositif artistique documentaire ? Qui regarde, une fois admis que les cadrages, les relations entre les vues retenues, mais aussi l’accompagnement textuel, le format choisi, le contexte d’exposition ou de publication, sont autant d’éléments affectant la perception des images ? Enfin, quels mouvements, inférences et interprétations opère notre œil de spectateur ?
Selon Danièle Méaux, c’est parce qu’elles évoquent des pistes à suivre plutôt que des résultats d’investigation que ces séries photographiques contribuent à une « prise de conscience, qui ne s’impose pas du dehors, mais par le biais d’une sorte de gestation intérieure, faite de petites mobilités de points de vue et d’arbitrages propres au sujet percevant » (p. 269). Un renversement, donc, vis-à-vis des usages majoritaires de la communication visuelle, inféodés à la vitesse des flux et à l’entre-soi des réseaux. Faire preuve d’attention réflexive et reconnaître la complexité des situations requiert un effort autocritique de l’observateur et une réactivation contrôlée des affects. La rencontre avec ce type de photographie documentaire l’enjoint d’exercer son propre regard plutôt que d’adhérer à des contenus prémâchés. Un effort nécessaire à saisir l’urgence des désastres écologiques en cours et à imaginer les moyens de préserver la possibilité de rencontres heureuses, qui ne se réduisent pas aux surfaces visibles, avec l’altérité du monde.
Bibliographie
- Andréadis, I. 2021. Par nos fenêtres. Vues d’Ivry-sur-Seine, Ivry-sur-Seine : Créaphis éditions.
- Bazin, P. 2017. Pour une photographie documentaire critique, Ivry-sur-Seine : Créaphis éditions.
- Bonneuil, C. et Fressoz, J.-B. 2013. L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris : Éditions du Seuil.
- Bonneuil, C. et de Jouvancourt, P. 2014. « En finir avec l’épopée. Grand récit, géopouvoir et subjectivités de l’Anthropocène », in É. Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux : Éditions Dehors.
- Citton, Y. et Rasmi, J. 2020. Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrements, Paris, Éditions du Seuil.
- Cuny, C., Färber, A. et Jarrigeon, A. (dir.). 2020. L’Urbain par l’image. Collaborations entre arts visuels et sciences sociales, Ivry-sur-Seine : Créaphis éditions.
- Levin, B., Ruelfs, E. et Beyerle, T. (dir.). 2022. Mining Photography. The Ecological Footprint of Image Production, Leipzig : Spector Books.
- Lugon, O. 2001. Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris : Macula.
- Malm, A. 2017. L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, trad. par É. Dobenesque, Paris : La Fabrique.
- Mitchell, W. J. T. 2014. Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, trad. par M. Boidy, N. Cilins et S. Roth, Dijon : Les Presses du réel, 2014.