S’il ne fait désormais presque plus aucun doute que le XXIe siècle sera le siècle urbain, qui aurait pu imaginer, au tournant du millénaire, que ce serait aussi celui de la ville agricole ? L’agriculture urbaine, à travers ses fonctions environnementales, économiques, pédagogiques, sociales… est devenue en une décennie, un véritable couteau suisse pour nos cités.
Cette multifonctionnalité [1], par laquelle elle est si souvent définie, en fait désormais un instrument mis à contribution dans toutes les politiques publiques locales. Mais à vouloir lui confier trop de rôles, n’y a-t-il pas un risque d’affaiblir ce qu’elle peut réellement apporter ?
La question se pose au regard de la surenchère d’usage qui en est fait dans les projets portés par les élus locaux, les aménageurs ou les entrepreneurs. C’est le cas de sa fonction de lien, sans doute une des plus intéressantes pour répondre à nos maux urbains et réparer de multiples relations : entre les habitants eux-mêmes, mais aussi avec le vivant sous toutes ses formes, ou encore entre les territoires, urbains, périurbains, ruraux, etc. Plébiscitée par les acteurs de la ville, elle ne peut échapper aujourd’hui à la formulation d’une critique autour de la forme très utilitariste prise par son recours croissant pour habiller des projets d’urbanisation par ailleurs contestables en termes d’aménagement du territoire.
Verdir une urbanisation aux principes inchangés ?
La résurgence de l’agriculture urbaine depuis le début du XXIe siècle se situe essentiellement dans les métropoles et à leurs pourtours. Ces espaces sont les plus densément urbanisés et concentrent, à ce titre, divers besoins et revendications propices à un nouvel imaginaire agri-urbain. L’habitant métropolitain, sevré de nature, peut espérer trouver avec la ville cultivée de nouvelles aménités environnementales, mais aussi des réponses sociales, climatiques et bien sûr alimentaires à ses inquiétudes et interrogations. Depuis le début de la décennie 2010, le nombre de projets et de surfaces cultivées en ville suit une courbe exponentielle et coïncide avec une décade qui consacre – en France notamment – l’accélération du fait métropolitain. L’hexagone compte aujourd’hui vingt-deux aires métropolitaines (Paris, Marseille, Lyon, Nantes ou encore Dijon…) dont le découpage administratif, loin de reposer sur des caractéristiques géographiques et humaines (bassins-versants, écosystèmes naturels, climats, cultures régionales…), vise d’abord à renforcer leur poids en termes économiques, avec l’ambition assumée d’assurer à ces territoires un rayonnement international sur fond de compétitivité et de croissance.
C’est dans ce paysage où se croisent logique marchande et rêves de puissance régionale que les différentes fonctions de l’agriculture urbaine se voient régulièrement mobilisées, à des fins parfois non exemptes de cynisme politique.
Pour répondre aux critiques qui se multiplient sur les fractures sociales et territoriales engendrées par les métropoles [2], certains de leurs dirigeants tentent ainsi de trouver la parade en empilant les promesses autour de la ville agricole. Derrière celle-ci se profile surtout la volonté de promouvoir l’acceptation de politiques dédiées prioritairement au développement de l’attractivité économique. Le recours à l’agriculture urbaine et à sa fonction de lien vise donc à habiller ces choix politiques avec un vocabulaire explicite : recoudre la ville, restaurer les relations ville-campagne, rapprocher les habitants, tisser de nouvelles solidarités, renforcer les trames écologiques… Le lien est partout pourvu que l’on oublie l’artificialisation rampante des villes et des vies.
L’exemple des métropoles lyonnaise et dijonnaise
La Métropole de Lyon, dans l’un de ses documents de communication publiés en 2012 [3], affirmait ainsi vouloir maîtriser « l’étalement urbain » et assurer « la préservation de la Trame verte de l’agglomération ».
Cet engagement n’a cependant pas pesé lourd face aux ambitions de la métropole de devenir une puissance footballistique européenne et de renforcer ainsi son assise politique et financière. Prendre place sur ce Monopoly sportif et économique nécessitait un grand stade : le Stade des Lumières a donc vu le jour en janvier 2016 à quelques minutes de Lyon, en lieu et place de… terres agricoles ! Malgré l’opposition de plusieurs collectifs locaux, près d’une cinquantaine d’hectares ont ainsi été rayés de la carte, mettant à mal l’engagement métropolitain de sauvegarder l’agriculture périurbaine et surtout la trame verte reliant les espaces urbains et ruraux.
À 200 kilomètres au nord-est de Lyon, la métropole dijonnaise semble elle aussi s’accommoder de ces incohérences… Et pourtant, tout comme sa consœur lyonnaise, Dijon Métropole affiche sur la question alimentaire et agricole une politique ambitieuse. Sa communication officielle [4] indique que « le bassin de vie de Dijon a l’ambition de devenir d’ici à 10 ans, le territoire démonstrateur d’un système alimentaire durable servant de modèle aux métropoles nationales et internationales ». Le tout s’articulant autour d’« une approche systémique touchant à l’ensemble des activités de production, d’échange, de transformation, de distribution et de consommation d’un territoire ». Évidemment, mentionner le caractère « systémique » de la démarche est un prérequis indispensable permettant de démontrer que la question du lien entre les territoires est bien au centre de la démarche de construction d’un système alimentaire métropolitain.
Mais là encore, derrière cette affirmation, les contradictions affleurent. Au cœur même de la ville, la construction d’un écoquartier baptisé sans sourciller « Eco-Cité des Maraîchers » a longtemps menacé d’engloutir les dernières terres maraîchères dijonnaises, soit environ neuf hectares. Cette opération immobilière, si elle avait vu le jour, aurait réduit à néant une riche histoire agricole intra-urbaine. Mais la mobilisation, pendant dix ans, d’opposants au projet pour sauvegarder cet espace rebaptisé « Quartier libre des Lentillères [5] » a eu raison de l’ambition du promoteur et de la municipalité. Cette dernière, par la voix de son maire François Rebsamen, s’est résignée à annoncer le 25 novembre 2019 la suspension du projet. Or cette décision, une fois examinée avec attention, est au fond éminemment ambiguë sur la vision politique qu’elle porte.
S’il s’agit d’une avancée pour préserver des terres promises à l’artificialisation, en revanche les propos du maire sur la possible expulsion de militant·e·s et d’habitant·e·s qui ont fait renaître ce quartier sont révélateurs. Dans une tribune de soutien [6], des chercheurs et enseignants ont réagi en demandant à ce que soit reconnu aux habitant·e·s « le droit d’habiter les lieux où ils vivent et qu’ils font vivre » car, poursuivent-ils, « le Quartier libre des Lentillères démontre au quotidien qu’il est possible de privilégier une gestion collective des biens communs ».
C’est cette opposition entre, d’une part, l’affichage politique d’un aménagement du territoire institutionnel « responsable » et, d’autre part, le mépris pour les formes de gestion collective des biens communs qui fait problème. La possibilité même de tels hiatus dans les politiques conduites montre que la fonction de lien de l’agriculture urbaine est bien plus complexe qu’une simple modification sur un Plan local d’urbanisme.
À Dijon, la préservation des terres maraîchères ne doit que peu à la décision extorquée au maire : elle est le résultat d’une construction patiente de liens inscrits dans le territoire par une communauté humaine, au gré desquels le vivant non humain et le territoire ont été pris dans toutes leurs dimensions. Des liens qui considèrent que chaque être, chaque plante sur cet espace est un sujet qui ne saurait être réduit à l’état de ressource productive, qu’il y a donc une continuité entre les organismes vivants d’un territoire, qui demande à être protégée. C’est cette continuité que l’agriculture urbaine a contribué à fortifier autour notamment des modes de gestion des terres cultivées et de la création de communs urbains.
La lutte contre EuropaCity : pour la transformation de nos modèles de développement des territoires
Ces approches se retrouvent dans une diversité de mobilisations locales. Parmi les luttes victorieuses à ce jour figure la mobilisation pour la préservation des terres agricoles du triangle de Gonesse, au nord de Paris, sur lesquelles devait s’élever le projet de centre commercial EuropaCity.
Comme à Dijon, au-delà de la « victoire environnementale », c’est la question sociale et celle des rapports aux espaces territoriaux qui reste encore en suspens. Quel projet succédera à EuropaCity ? Les pouvoirs publics auront-ils le courage de choisir celui porté par le collectif CARMA, « un projet au service des habitants, s’appuyant sur les perspectives prometteuses de l’agriculture périurbaine et urbaine à l’échelle de l’Île-de-France » ? Car l’abandon de ce méga centre commercial, comme d’autres opérations du même type, ne signifie pas pour autant un changement général de paradigme politique. L’aménagement des territoires reste prisonnier d’une vision technocratique et utilitariste, où les habitants et le vivant trouvent difficilement leur place. C’est ce qui transparaît en filigrane dans les propos d’élus métropolitains magnifiant l’édification de métropoles ou villes agricoles.
L’agriculture urbaine, alliée paradoxale d’une métropolisation qui vampirise le territoire ?
L’image séduisante d’une « Ville agricole » a été reprise par le Pavillon de l’Arsenal à l’occasion d’une exposition qui s’est tenue à Paris entre 2018 et 2019, baptisée Capital agricole. Chantiers pour une ville cultivée. Intervenant dans un contexte où le changement climatique impose de réfléchir à nos modes de consommation et de production, tout particulièrement dans le domaine agroalimentaire, la question de l’autonomie alimentaire de la métropole parisienne y était omniprésente.
Une autonomie que l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) a chiffrée [7] à trois jours pour Paris, sachant que l’Île-de-France importe près de 90 % de ses produits alimentaires et alors même que les terres agricoles représentent 49 % de la région francilienne. Ces chiffres interrogent le message porté par cette exposition à travers son intitulé tout particulièrement : que signifie un « Paris Capitale agricole » alors même qu’une production intra-urbaine ne peut prétendre nourrir la capitale ? Implicitement ici, l’agriculture urbaine métropolitaine se voit désignée comme solution presque totale pour une autosuffisance alimentaire, plutôt que comme un maillon supplémentaire d’une boucle alimentaire locale reliant les territoires franciliens et le vivant. Au lieu d’afficher cette notion de collaboration et de liens, le choix semble avoir été fait de considérer les espaces extra-métropolitains comme des espaces productifs subalternes, chargés de compléter ce que la capitale agricole ne pourra produire via son agriculture intra-urbaine.
On distingue ici les effets délétères d’une politique d’aménagement du territoire, où la montée en puissance des métropoles renforce la segmentation et la spécialisation des espaces conduisant in fine à la ségrégation spatiale.
Dans un ouvrage paru en 1971 intitulé The World Inside (Les Monades urbaines en français), l’auteur de science-fiction Peter Silverberg livre une vision saisissante d’un monde situé en 2381, qui n’est pas sans rappeler ce premier quart du XXIe siècle avec ses métropoles (Silverberg 1971). Le romancier y dépeint notre planète et un monde qui se développe verticalement dans des tours baptisées « Monades », faisant plus de mille étages. Ces tours offrent à leurs habitants une vie en complète autarcie, l’alimentation provenant des campagnes environnantes.
À travers l’un de ses personnages, Peter Silverberg décrit la relation entre Monades et campagnes : « Sans aucun effort, elle [Auréa, l’héroïne] s’élève à une hauteur de dix mille mètres pour voir les communes agricoles qui s’étendent autour de la constellation urbaine. Les voici, s’étirant jusqu’à l’horizon, longues bandes vertes nettement dessinées, bordées de brun. […]. De minuscules silhouettes d’hommes et femmes s’agitent autour des machines qui travaillent les terres fertiles. Auréa a entendu dire d’étranges choses sur les rites terribles de ces gens de la terre […] qui vivent en dehors du monde urbain civilisé ».
Dans cette dystopie, l’opposition entre le « monde urbain civilisé » et les « gens de la terre » va bien au-delà de la seule rupture de lien entre deux territoires. Elle révèle ainsi une vision utilitariste non seulement des espaces agricoles mais aussi de celles et ceux qui les cultivent. Pour le « monde urbain civilisé », le rapport aux « gens de la terre » et aux « communes agricoles qui s’étendent autour de la constellation urbaine » est un rapport d’objet.
On trouve aussi des développements analytiques relatifs à cette séparation entre une société humaine urbaine et « civilisée » et des territoires réduits à des ressources destinés à nourrir les « Monades » dans les travaux de l’anthropologue Philippe Descola [8]. Il montre notamment comment l’Occident a transformé la nature en « ressources » au service des hommes.
En l’état, l’agriculture urbaine est souvent instrumentalisée pour masquer les effets de cette séparation et le rapport utilitariste au vivant non humain et aux territoires non urbains, sans les remettre en question. Comment éviter de tels dévoiements ?
Promouvoir les jardins familiaux : vers une autodétermination alimentaire
Il est urgent de réinterroger l’agriculture urbaine dans ses évolutions actuelles, pour repréciser ses fonctions, les réarticuler aux formes collectives dans lesquelles elle a pu se développer.
Les jardins familiaux, héritiers des jardins ouvriers nés au XIXe siècle, possèdent, notamment des qualités intrinsèques pour contribuer à ne pas perdre le sens originel de la notion de lien qui caractérise l’agriculture urbaine.
Dans ces espaces, se côtoient toutes les générations et toutes les origines, un véritable « jardin planétaire » multiculturel, pour reprendre la belle expression de Gilles Clément [9]. Le lien s’y cultive sous toutes ses formes, sociales et environnementales. Les jardins familiaux, qui s’étendent fréquemment sur plusieurs milliers de mètres carrés, constituent des éléments essentiels de la trame verte, ces continuités écologiques entre les territoires indispensables à la biodiversité ordinaire. Or, dans nos mondes fragmentés, au sens physique du terme, et alors que l’artificialisation de sols est une des conséquences de la métropolisation, la préservation de strates végétales et du sol vivant pour relier les espaces est un enjeu central. Mais surtout, au moment où les urbains cherchent à se réapproprier leur alimentation et expriment le besoin de se reconnecter à la terre, les jardins familiaux constituent une fabuleuse opportunité de concilier ces demandes.
Donner aux habitants la possibilité d’accéder à une parcelle cultivée, c’est aussi leur permettre de choisir ce qu’ils consomment à partir de leur propre production. C’est bel et bien une forme d’autodétermination alimentaire : l’économiste et sociologue Sylvia Perez Vitoria parle même, pour évoquer ce contexte, de « souveraineté alimentaire ».
Une telle ambition diffère sensiblement du discours métropolitain sur l’autonomie alimentaire qui s’appuie d’abord sur l’économie agro-industrielle et dont l’agriculture urbaine est en train de devenir une composante. L’habitant s’y voit tenu à l’écart de ce paradigme de la ville autosuffisante, sur laquelle il n’aura aucune prise ni dans le passage à l’acte agricole et le lien au vivant, ni dans sa possibilité de choisir pleinement son alimentation.
L’autodétermination alimentaire propose un tout autre récit dans lequel l’habitant est acteur du système alimentaire territorial, à travers des potagers individuels ou collectifs, comme cela est pratiqué au Quartier libre des Lentillères à Dijon.
Cette notion de choix et donc de reconnexion avec l’alimentation est aussi l’un des piliers des ZAD, indépendamment même de leur lutte initiale. Toutes ont ainsi la particularité de mettre en œuvre, à l’image de la ZAD dijonnaise ou de l’occupation plus épisodique contre EuropaCity, une agriculture de lien et de soin, pour construire une culture des communs.
La parcelle de jardin familial et la ZAD ne sont pas des fins en soi et ne garantissent évidemment pas l’autosuffisance alimentaire. Mais elles sont des éléments structurants et des démarches exemplaires de tentatives visant à préserver et à développer une agriculture urbaine sociale, collective et territoriale qui inclue de nouveaux rapports entre l’humain et le vivant non humain.
Cultiver en ville peut ainsi permettre d’aider à définir une reterritorialisation [10] de nos sociétés fondées notamment sur de nouvelles coopérations entre mondes urbains, périurbains et ruraux, loin du projet centralisateur des métropoles. Avec sa fonction de lien, c’est alors à une « recomposition des mondes », pour reprendre la formule d’Alessandro Pignocchi [11], que l’agriculture urbaine peut participer.
Bibliographie
- Charbonneau, B. 2018. Vers la banlieue totale, Paris : Éditions Eterotopia France.
- Faburel, G. 2018. Les Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Neuvy en champagne : Le Passager clandestin.
- Lagneau, A., Barra, M. et Lecuir, G. 2015. Agriculture urbaine : vers une réconciliation ville-nature, Neuvy-en-Champagne : Le Passager clandestin.
- Pérez-Vitoria, S. 2015. Manifeste pour un XXIe siècle paysan, Arles : Actes Sud.
- Silverberg, R. 1971. The World Inside, New York : Doubleday [trad. fr. : Les Monades urbaines, Paris : Robert Laffont, 1974].
- Steel, C. 2016. Ville affamée. Comment l’alimentation façonne nos vies, Paris : Rue de l’Échiquier.