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Le Caire en chantier, la brique rouge en voie de disparition ?

La brique rouge marque fortement le paysage du Grand Caire. En s’intéressant à la production et à l’utilisation de ce matériau, Corten Pérez-Houis montre que le déclin de la brique industrielle traduit un accaparement de la construction par le gouvernement et les grands promoteurs privés.

Le 5 septembre 2023, un immeuble s’est effondré dans le quartier d’Hadayek al-Kobba, au nord-est du Caire, faisant trois morts et cinq blessé·es. Ces accidents sont assez fréquents en Égypte, notamment dans les deux plus grandes villes du pays, Le Caire et Alexandrie [1], et plus particulièrement dans des zones où la majorité des bâtiments sont construits informellement et sans permis. Ces quartiers, localement appelés ‘ashwaiyyât (عشوائيات), font régulièrement les titres de la presse égyptienne, non seulement lorsqu’un immeuble s’y effondre, mais aussi lorsque le gouvernement y mène des campagnes de démolition massive. Car ces quartiers précaires sont fortement stigmatisés par les acteurs publics comme des zones « non sûres », à réaménager ou éradiquer.

L’une des caractéristiques de ces quartiers précaires (Deboulet 2016) est le recours à la brique rouge comme matériau de construction. Les façades en brique rouge sont un trait commun aux banlieues populaires des grandes villes égyptiennes (figure 1). Elles font l’objet d’un rejet de la part des acteurs publics, qui voudraient les repeindre d’après un code couleur harmonisé selon un décret pris par le président Abdel Fattah al-Sissi en janvier 2019 [2]. Cet article propose d’analyser ces espaces à partir de ces briques rouges dont l’origine, la composition et le parcours sont mal connus [3].

Figure 1. Des immeubles informels en briques rouges vus depuis le périphérique du Grand Caire

© CPH, mai 2021.

Jusqu’à présent, ces quartiers dits « informels » ont en effet été abondamment étudiés au prisme du logement, du foncier ou de l’aménagement (El Kadi 1987 ; Bayat et Denis 2000 ; Deboulet 2012 ; Angélil et Malterre-Barthes 2016). L’entrée par le matériau de construction permet de renouveler le regard sur ces quartiers en les replaçant dans des filières économiques et des enjeux urbains plus larges, à l’échelle de l’agglomération, de l’usine au chantier, comme cela a pu être fait à propos du ciment en Afrique de l’Ouest (Choplin 2020) et des briqueteries en Inde (Mishra 2020).

La production de briques rouges, une activité en voie de disparition ?

La brique rouge est un matériau de construction omniprésent dans la capitale égyptienne. Elle est majoritairement composée de terres argileuses qui sont mixées, puis moulées en briques. Celles-ci sèchent ensuite à l’air libre, avant d’être cuites dans des grands fours circulaires (figure 2) puis livrées sur le chantier. Les principales zones de production sont situées à environ 45 km au sud du Caire, mais des usines sont également réparties tout le long du Nil et de ses affluents dans les régions du Delta. La majorité des propriétaires ne détiennent qu’une ou deux briqueteries, chacune employant en moyenne 150 ouvriers et pouvant produire jusqu’à deux millions de briques par semaine.

Figure 2. Ouvriers en train de disposer des briques crues dans un four à Mit Ghamr

© CPH, mai 2021.

Les premières visites effectuées dans ces zones industrielles en février 2021 m’ont toutefois permis de constater le grand nombre d’usines arrêtées, voire abandonnées (figure 3). D’après un recensement effectué sur Google Earth, sur les 1 597 briqueteries identifiées, 470 sont actives, mais 810 ont en effet interrompu leur production (51 %) et 317 sont endommagées (20 %). Le nombre d’usines abandonnées indique que le secteur a traversé de nombreuses crises depuis plusieurs décennies, conduisant leurs propriétaires à changer d’activité et délaisser leur infrastructure. Mais le nombre encore plus important de briqueteries simplement arrêtées, autrement dit qui pourraient reprendre l’activité dès que possible, indique surtout que cette situation est récente. La répartition spatiale de ces différentes usines montre également qu’il s’agit d’un phénomène apparemment national (figure 4).

Figure 3. Usines arrêtées dans la zone industrielle d’Arab Abu Said, au sud du Caire

© CPH, mai 2022.

Figure 4. Répartition spatiale des briqueteries actives, arrêtées et abandonnées en Égypte

© CPH, octobre 2023. Source : Google Earth.

Ces observations sont confirmées par les entretiens avec des producteurs de différentes zones autour du Caire. De ceux qui ont dû diviser leur production hebdomadaire par deux à ceux qui ont complètement fermé l’usine, en passant par d’autres qui développent des activités complémentaires (ouverture d’une salle de sport, nettoyage de tuyaux…), tous attestent des grandes difficultés économiques traversées depuis quatre à cinq ans par le secteur de la brique rouge en Égypte.

Le parpaing de ciment, un concurrent direct

Lorsque je leur ai demandé les raisons de cette crise, la concurrence du parpaing de ciment et les parts de marché croissantes que ce matériau acquiert sont intervenues rapidement dans leur discours. Selon un producteur rencontré en février 2021, « avant, la brique détenait 80 % du marché et le parpaing 20 %, mais maintenant c’est presque 50-50 ».

Ce matériau est un mélange de ciment, de sable et d’agrégats. Il est produit par une série de petits propriétaires, mais aussi par quelques grandes usines automatisées (figure 5). Selon ses promoteurs, il présente plusieurs avantages par rapport à la brique rouge : sa grande taille, qui permet une construction plus rapide, ses meilleures propriétés d’isolation thermique et sonore et sa chaîne de production, qui est également plus courte que celle de la brique (moins d’une semaine contre environ vingt-cinq jours). Au-delà de ces arguments techniques, le parpaing est mis en avant pour sa dimension environnementale, liée à l’absence de combustion dans l’usine, par opposition encore une fois aux briqueteries qui émettent de la fumée (figure 6).

Figure 5. Usine automatique de parpaings de ciment au sud d’al-Saff

© CPH, mai 2022.

Figure 6. Fumée noire émanant des briqueteries de la zone industrielle de Girza

© TJ, février 2022.

Si ce dernier point peut être contesté en rappelant l’importante pollution causée par les cimenteries dans le pays – et dans le monde [4] –, la demande pour ce matériau est tellement croissante que certains propriétaires de briqueteries transforment leur usine pour pouvoir produire des parpaings. Cela se traduit par des transformations rapides du paysage industriel (figure 7).

Mais le développement rapide et récent de la production et de la consommation de ce matériau alternatif à la brique rouge est avant tout lié à une série de décisions politiques, appuyées par la promulgation de nouveaux textes législatifs [5].

Figure 7. Images satellites d’une briqueterie transformée en usine de parpaings dans la zone industrielle d’al-Saff, entre 2014 (haut), 2015 (milieu) et 2021 (bas)

© Google Earth.

Développer les villes nouvelles, mettre fin à la construction informelle

La construction de logements en Égypte est assurée par trois principaux secteurs ou types d’acteurs : l’informel privé, le formel privé et le public. Selon les statistiques analysées par le Built Environment Observatory et Yahia Shawkat (2020), entre 2006 et 2017, 65 % des unités de logement ont été construites informellement par des promoteurs ou des particulier·ères. Les deux autres secteurs ne sont respectivement responsables que de 24 % et 11 % de la production totale de logements (figure 8). Depuis les années 1960, ce secteur informel privé a fourni un toit à une majorité d’Égyptien·nes, avec le soutien de nombreuses lois d’amnistie dites de « réconciliation » encadrant la légalisation des constructions informelles [6].

Figure 8. Pourcentage d’unités de logement produites par secteur entre 1960 et 2017 en Égypte

Source : Shawkat, 2020.

Toutefois, un changement de paradigme apparaît dans les politiques urbaines mises en œuvre depuis 2014 et l’arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Les nouvelles lois promulguées depuis 2020 enrayent désormais le développement du secteur informel privé, qui fournissait jusque-là un débouché important aux producteurs de briques rouges. En profitant du début de la pandémie de Covid-19, le gouvernement égyptien a en effet décrété dès avril 2020 (décret 941/2020) que les contrevenant·es à la loi 119/2008, interdisant toute construction sans permis, seraient déféré·es devant une cour suprême militaire [7]. Ce décret a été renforcé un mois après par un gel des chantiers et des permis dans les gouvernorats urbains du Caire, d’Alexandrie et de Giza (décret 181/2020).

Officiellement, ces mesures sont temporaires et doivent permettre la mise en œuvre de nouvelles normes de construction et règles de planification. Elles ciblent toutefois explicitement et de manière durable le secteur informel privé, car les chantiers non résidentiels, gouvernementaux et toutes les constructions situées dans les villes nouvelles sont exempts de ce nouveau cadre législatif. L’interdiction pour les particulier·ères a, elle, été renouvelée en janvier 2022 pour une période de dix ans [8]. Les seuls projets autorisés sont ceux qui sont supervisés, plus ou moins directement, par les acteurs publics, à l’instar du mégaprojet de la Nouvelle capitale administrative (figure 9) et de toutes les villes nouvelles construites dans les périphéries désertiques du Grand Caire.

Figure 9. Vue depuis l’Iconic Tower sur le quartier d’affaires de la Nouvelle capitale administrative

© CPH, mai 2022.

Cet accaparement de la construction par le gouvernement et les grands promoteurs privés se traduit par une interruption de tous les chantiers dans les quartiers informels. Selon un vendeur de matériaux, « il est interdit de construire dans les villes maintenant » (entretien, mai 2022). S’il est difficile de prévoir les effets à long terme de ces nouvelles politiques sur le logement et l’aménagement des quartiers précaires, leurs effets sont déjà visibles sur les briqueteries. Selon plusieurs producteurs rencontrés, il y a un lien direct entre ce gel des constructions et la fermeture des usines de briques rouges, dont le secteur informel privé constituait le principal débouché. Cette analyse est confirmée par le directeur d’une entreprise de vente de matériaux de construction : « L’informel, c’est un grand marché, mais maintenant il est en récession à cause de la loi. Il y a une loi qui a arrêté la construction dans les villes traditionnelles, ce qui cause des problèmes avec les usines de briques bien sûr, et avec tous ceux qui travaillaient dans cette tranche du marché » (entretien, mars 2022).

Vers une patrimonialisation de la brique rouge ?

Les discours stigmatisant les façades en briques rouges des immeubles informels, les décrivant comme « non civilisées » (غير حضاري) ou opposées à la modernité urbaine, se matérialisent donc de diverses manières dans les espaces urbains égyptiens : des campagnes massives de destruction (figure 10), un cadre législatif qui renforce l’interdiction des constructions informelles, mais aussi la fermeture de centaines de briqueteries à travers le pays. C’est tout un système constructif, social et économique qui est ciblé par le gouvernement égyptien, de l’usine au chantier. L’enjeu n’est pas ici de remettre en cause le bienfait ou non de ces politiques visant à réguler et standardiser la construction dans le pays, mais bien de montrer qu’elles reposent sur un processus d’accaparement d’un droit à construire la ville.

Figure 10. Bulldozer en train de détruire un bâtiment à proximité du périphérique

© CPH, mai 2021.

Dans un contexte de répression de toutes les oppositions au régime, peu de voix contestant ces fermetures d’usines se font entendre. Certain·es interrogent toutefois les imaginaires liés à cette brique rouge, aussi omniprésente qu’invisible. C’est le cas de l’artiste Nelly El Sharkawy, qui a proposé en février 2023, au Caire, une exposition dédiée à ce matériau . Ses montages photographiques recouvrent de briques rouges les façades de bâtiments emblématiques de la capitale égyptienne. La brique y apparaît comme un matériau de finition à part entière, avec son esthétique propre, à l’encontre des discours invitant à la repeindre absolument. Mais cette patrimonialisation de la brique rouge, aussi visible dans la vente d’objets dérivés (figure 11), n’intègre ni les usines où elle est produite, ni l’ensemble des enjeux sociaux, techniques et politiques qui s’y articulent. Une autre manière d’enterrer la brique et sa filière ?

Figure 11. Boîte de mouchoirs en forme de brique vendue par le magasin Cairopolitan [9]

© CPH, octobre 2023.

Bibliographie

  • Angélil, M. et Malterre-Barthes, C. (dir.). 2016. Housing Cairo. The Informal Response, Berlin : Ruby Press.
  • Bayat, A. et Denis, É. 2000. « Who Is Afraid of Ashwaiyyat ? Urban Change and Politics in Egypt », Environment and Urbanization, vol. 12, n° 2, p. 185‑199.
  • Choplin, A. 2020. Matière grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique, Genève : MétisPresses.
  • Deboulet, A. 2012. « Secure Land Tenure ? Stakes and Contradictions of Land Titling and Upgrading Policies in the Global Middle East and Egypt », in M. Ababsa, B. Dupret et É. Denis (dir.), Popular Housing and Urban Land Tenure in the Middle East. Case Studies from Egypt, Syria, Jordan, Lebanon, and Turkey, Le Caire : American University in Cairo Press, p. 203-226.
  • Deboulet, A. 2016. Repenser les quartiers précaires, AFD.
  • El Kadi, G. 1987. L’Urbanisation spontanée au Caire, Tours : URBAMA, Institut de géographie  ; Orstom.
  • Mishra, P. 2020. « Urbanisation Through Brick Kilns : The Interrelationship Between Appropriation of Nature and Labour Regimes », Urbanisation, vol. 5, n° 1, p. 17‑36.
  • Shawkat, Y. 2020. Egypt’s Housing Crisis. The Shaping of Urban Space, Le Caire : The American University in Cairo Press.

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Pour citer cet article :

Corten Pérez-Houis, « Le Caire en chantier, la brique rouge en voie de disparition ? », Métropolitiques, 21 mars 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Le-Caire-en-chantier-la-brique-rouge-en-voie-de-disparition.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2017

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