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Un lumineux quartier français

Pour son livre Un quartier français, le photographe Nanda Gonzague s’est installé dans une banlieue de Dunkerque promise à la démolition dans le cadre de la politique de rénovation urbaine. Vanessa Delevoye propose un compte rendu de son travail, qui mêle sa propre lecture et le point de vue du photographe.

Recensé : Nanda Gonzague, Un quartier français, Grane, Créaphis, coll. « Foto », 2022, 128 p.

Une fillette attend. Elle doit avoir dans les 8 ou 9 ans. On ne distingue pas son visage, caché par de beaux et longs cheveux bouclés. Son chat roux, enfermé dans une cage de transports, fixe, lui, l’objectif. Un amas d’objets hétéroclites et de gros sacs en plastique remplis à ras bord indiquent l’imminence du départ. L’heure du déménagement a sonné.

© Nanda Gonzague.

Cette photographie, issue de Un quartier français (p. 29), est l’une des préférées de Nanda Gonzague. Durant deux années, ce photographe documentaire, photojournaliste pour de grands titres de presse français (Libération, Le Monde, Télérama…), a posé ses valises à Téteghem (département du Nord) dans le but de raconter l’histoire des habitants du quartier Degroote. Un quartier qui, comme plus de 400 autres à travers l’Hexagone, est promis à la démolition dans le cadre du Nouveau programme national de rénovation urbaine (NPNRU).

C’est à l’invitation d’habitants que Nanda Gonzague débarque pour la première fois, un jour de mai 2019, à Degroote. À ma demande, lors d’un entretien téléphonique, il plonge dans ses souvenirs :

Je suis d’abord surpris par la forme architecturale atypique de ces 428 logements HLM construits entre 1975 et 1978. Les fenêtres octogonales, la très grande place au centre... La décrépitude et le manque d’entretien sont visibles. Mes impressions sont positives mais je ne sais pas ce qui va se passer. Je sais juste que la seule manière de mener ce projet sera de me mettre en relation étroite avec les habitants. Mon regard doit se forger à leur contact. Je dois apprendre l’histoire de ce quartier, savoir comment on y a vécu et comment on y vit aujourd’hui.

« Tout ne se dit pas »

Pour ce professionnel aguerri, qui considère que la photographie n’est pas une science exacte mais « un cheminement dans une matière sensible », la décision de s’installer sur place une quinzaine de jours tous les trois mois (il réside à Montpellier) est déjà prise. Ce premier jour, il fait une rencontre déterminante : celle d’Amina, née aux Comores et arrivée à Degroote en 1982, à l’âge de 2 ou 3 ans. Ici, Amina connaît tout le monde. La jeune femme deviendra d’ailleurs peu après la présidente du conseil de quartier. Pour l’heure, Nanda Gonzague circule partout en sa compagnie, pose des affichettes dans les halls dans le but de susciter des rencontres.

Les débuts ne sont pas couronnés de succès :

Certains habitants connaissent des problématiques sociales qui occupent totalement leur quotidien ; d’autres sont craintifs vis-à-vis des institutions, rendus méfiants par un traitement médiatique qui les a souvent stigmatisés.

Le photographe va à la rencontre de « tous les jeunes, les vieux et les mamans » qui croisent son chemin. Il les questionne : « Je fais un travail avant que le quartier ne disparaisse, est-ce que vous accepteriez de partager votre histoire avec moi ? ». À force de voir et revoir Nanda Gonzague par tous les temps, sous la pluie, dans le vent, la curiosité finit par prendre le dessus. De premières portes s’ouvrent timidement en juillet 2019. La confiance est fragile : « Tout ne se dit pas. Il me faudra encore attendre pour que la parole se libère. »

Il pleut dans certains logements

Dans le quartier, la plupart des appartements sont lumineux, spacieux. Terriblement humides, aussi. En décembre 1977, les premiers locataires arrivent. En mars 1978, les premières plaintes sont enregistrées : il pleut dans certains logements. Ces malfaçons initiales ne seront jamais résolues. Les nombreuses entreprises de rénovation successives n’y pourront rien.

Malgré tout, dans l’esprit de ceux qui sont restés, la convivialité et la solidarité entre les habitants l’emportent sur les mauvais souvenirs. Leur quartier si vivant, les fêtes entre voisins, l’école cosmopolite dotée de bons professeurs, les copains chez qui sonner pour jouer juste en bas en toute sécurité, la présence d’un médecin, le supermarché, la pharmacie et le bistrot sont évoqués avec nostalgie. Devoir partir est douloureux, même si de meilleures conditions de vie sont espérées, notamment par les jeunes.

Les premières rumeurs de démolition circulent dès les années 1990. Ce n’est finalement qu’au tournant des années 2020 que la décision est prise par l’État. Le journaliste Antoine Tricot, auteur de la préface du livre, résume :

À Degroote, le projet est simple. On détruit tous les immeubles et on reconstruit des maisons, de petits immeubles, une école, une salle de sport, des commerces. En attendant, on vide peu à peu les appartements.

Des invisibles qui ont « toujours payé leur loyer »

Les 428 logements HLM du bailleur Partenord auront totalement disparu en 2025 – à ce jour, un tiers est déjà détruit. Les habitants photographiés par Nanda Gonzague savent qu’ils ne reviendront jamais. Dans les nouveaux logements qui seront construits à la place, d’autres qu’eux seront logés. C’est l’une des règles cardinales du NPNRU, dont la mixité sociale est l’objectif affiché. Avec des résultats contestés, l’accès à des quartiers plus mixtes s’avérant quasiment impossible pour les ménages les plus fragiles (voir notamment Lelévrier 2010).

Cette « fragilité sociale » qu’il a constatée, Nanda Gonzague n’a pas souhaité la faire transparaître en photos. Les gens qui prennent la pose ont l’air plutôt heureux, en bonne santé, sympathiques… Une impression de clarté et d’éclat se dégage.

J’ai uniquement gardé les photos où l’on retrouve cette lumière. J’assume ça totalement car il s’agit de mettre en valeur ce quartier. On peut facilement glisser vers des photos caricaturales, des gens aux vies abîmées… Mais ce qui m’a semblé important, c’est qu’on se rende compte de qui sont ces habitants, leur parcours, leurs espoirs… Qu’on les voie, eux, enfin.

Cette mise en lumière poétique des invisibles de la société, c’est celle de travailleurs qui ont « toujours payé leur loyer » (Nanda Gonzague insiste sur ce point), d’ouvriers venus dans les années 1950-1960 du Maghreb, des Comores, du Vietnam ou encore des Ardennes (après la fermeture des mines), à l’appel d’Arcelor ou des chantiers navals. Deux fleurons de l’industrie française de l’époque qu’ils ont contribué à faire grandir.

Nanda Gonzague a accepté de commenter certaines photos présentées dans Un quartier français, qui ne compte aucune légende, dans une volonté commune avec l’éditeur de laisser la porte grande ouverte à l’imaginaire du lecteur. Toutes les citations qui figurent dans ce compte rendu sont ainsi extraites de notre discussion.

Page 30. Pourquoi ce chapeau de carnaval sur la tête ? Quelle était la consigne ?
Je ne donne jamais de consigne. Cette photo est prise sur le vif. Alexandre déménage du quartier, son chapeau sur la tête car il a les bras chargés. Comme beaucoup de Dunkerquois, Alexandre est un carnavaleux. Je lui demande si je peux le photographier, il accepte et clac, clac, clac. Je ne l’avais jamais rencontré avant ; je lui explique seulement après le projet. Alexandre avec son chapeau de carnaval qui se retourne… Il y a une sorte de sensation de fin de quelque chose.

Page 42. De quoi s’agit-il ? D’une équipe de majorettes mixte ?
Exactement. C’est le club de majorettes de Téteghem village. Un club qui accueille les gens comme ils sont. Sans critères physiques. Cette activité met des paillettes dans la vie de ces gens qui font preuve d’une magnifique énergie. Ils ont fait des compétitions de majorettes et sont même passés à la télé. Ils font ça sur de la musique très techno hardcore un peu étonnante. C’est du lien social pur au sein de ce quartier.

Page 39. Nanda Gonzague choisit lui-même de commenter cette image de deux jeunes avec leurs casques de scooter.
On dirait presque une lumière de studio. Ces jeunes, les anciens s’en plaignent beaucoup, à cause du bruit. Je tenais absolument à ce qu’ils figurent dans le livre car j’ai essayé d’avoir des gens représentatifs, j’ai esquissé une forme de typologie. Ils font partie de ceux qui n’ont pas la mémoire de Degroote. Ils sont à la fois très attachés et très critiques. Ils veulent partir. Ils disent : c’est chez nous mais on est heureux d’aller vers un autre avenir.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Vanessa Delevoye, « Un lumineux quartier français », Métropolitiques, 5 octobre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Un-lumineux-quartier-francais.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1953

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