Transport public souterrain apparu au XIXe siècle, le métro est une réalité quotidienne pour des millions de voyageurs. À Londres, c’est à partir de 1863 que le premier métro du monde, « the Metropolitan Railway », permit de se déplacer sous terre. Pour en faire la promotion, la compagnie de transport a édité des affiches, reprises lors de l’exposition du 150e anniversaire au London Transport Museum [1] (Emmerson 2013). Si le métro est un support de publicité dans les stations et sur ses wagons, on oublie qu’il a aussi été l’objet d’affiches publicitaires pour le faire accepter par les citadins (Bownes et Green 2008), alors qu’aujourd’hui c’est plutôt la gêne occasionnée par les travaux qui motive des affiches valorisant les nouvelles lignes futures.
Notre texte se concentre sur les affiches du début du XXe siècle montrées dans l’exposition, en interrogeant l’imagerie du métro comme lieu « refuge » face aux aléas du ciel. Ce qui frappe, outre la beauté des dessins, c’est la part météorologique de l’argumentaire figuré. Comment les images mettent-elles en scène le temps qu’il fait, la météo, de façon contraignante pour inciter les Londoniens à descendre sous terre ? La méthode utilisée s’appuie sur une analyse d’images figuratives en repérant les marqueurs météorologiques présents (Tabeaud et Metzger 2018). En comparant ces images aux données météorologiques londoniennes, nous mettrons en évidence des sous- ou surreprésentations de certains éléments météo. Ces éventuels écarts soulignent l’imaginaire météo transmis par les affiches, un thème de recherche fécond alors que le poids des images est toujours très fort pour convaincre, notamment à l’heure des réseaux sociaux.
Pourquoi construire le premier métro du monde ?
En 1850, dans les limites du Grand Londres actuel, on compte plus de 2 500 000 habitants, ce qui en fait à la fois la ville la plus peuplée au monde et la plus embouteillée. Le trafic des rues est saturé entre les charrettes, les voitures, les taxis, les bus et les tramways, surtout vers les gares des sept terminus de chemin de fer situés autour du centre au début des années 1860. C’est la ville la plus polluée au monde, en raison des machines qui brûlent du charbon, qui est aussi le moyen de chauffage le plus répandu, émis depuis des cheminées de maisons de quelques étages ; la fumée stagne dans les basses couches, à la différence de cheminées situées au sommet d’immeubles. Or, ce charbon riche en dioxyde de soufre met en suspension des particules fines et jaunâtres sur lesquelles se condense l’eau contenue dans l’air, dans une sorte de brouillard de fumée : le smog. Il étouffe la ville tous les ans, avec une plus ou moins grande densité et sévérité selon les émissions et les conditions météorologiques favorables à leur déploiement (absence de vent et de pluie). En décembre 1952, lors de conditions anticycloniques, la concentration de polluants fit 12 000 morts en moins d’une semaine, poussant le gouvernement à adopter le Clean Air Act, en juillet 1956 (Mathis et al. 2021 ; Guillossou 2022).
Face à ces maux, le remède est-il sous la terre ? L’idée d’un chemin de fer souterrain reliant la City aux gares avait été proposée dès les années 1830. C’est le projet de l’entreprise Metropolitan Railway qui fut construit après la guerre de Crimée, par la méthode du « cut and cover » (tranchées déblayées puis recouvertes). Le chemin de fer de 6 km a ouvert le 10 janvier 1863. Il est, à l’époque, tracté par des machines à vapeur.
Le succès est au rendez-vous. 38 000 passagers l’empruntent le jour de l’ouverture ! 12 millions en un an ensuite. La compagnie convainc de plus en plus de personnes qui convergent vers la City tous les jours. Sûreté et propreté sont des arguments pour les classes aisées ; les prix sont abaissés en 1911 pour accroître le nombre de passagers modestes se rendant dans les usines et les ateliers. Le réseau se développe au fur et à mesure de l’extension urbaine (tableau 1). Les onze lignes actuelles font plus de 400 km.
Faire accepter aux usagers de descendre sous terre
Du point de vue météorologique, l’année 1863 est typique : coups de vent nombreux en fin d’hiver, printemps avec giboulées neigeuses tardives, été frais et pluvieux, hiver doux ; donc une année très océanique. L’ordinaire pour les Anglais. Alors, comment convaincre les Londoniens de s’engouffrer sous la terre, deux fois par jour ?
On pourrait opposer à l’attrait de ce nouveau service de transports l’absence de vue et de lumière naturelle. La crainte de l’obscurité est un héritage biologique issu de notre mauvaise vue nocturne qui nous rend vulnérables aux prédateurs. Descendre sous terre pour voyager n’a rien d’évident, d’autant que certaines lignes de chemins de fer sont aériennes. Il faut donc convaincre les futurs usagers que les avantages l’emportent sur les inconvénients.
La campagne publicitaire développe deux thèmes majeurs : quitter la ville dense et ses inconvénients liés au trajet domicile-travail, et se déplacer sans souci de la météo. Dans le premier cas, l’air pur est recherché à distance des lieux de concentration urbaine, à la campagne ou bien dans les parcs, comme dans une affiche de 1926 pour Kew Gardens. Une autre, de Maxwell Ashby Armfield (figure 1), est des plus étonnantes : pour fuir l’air pollué de Londres, le métro donnerait accès à des espaces de bon air. En pleine période hygiéniste, où les préoccupations liées à l’air sont légion (Mathis et Pépy 2017 ; Metzger 2018), le métro permettrait d’aller sur d’autres planètes, espacées dans l’univers au fond noir. Celles-ci représentent des cieux, des nuages, aucune construction ou nuisance anthropique… Une troisième affiche inscrit l’appel de la bouche de métro comme un phare dans le smog londonien (figure 2). La pollution de l’air est à nouveau bien rendue, avec ces ciels jaunâtres tristement célèbres par ailleurs. Coup de force publicitaire que de prétendre ainsi que dans le monde souterrain du métro, la lumière est meilleure qu’au dehors !
Les arguments météorologiques sont quant à eux de plusieurs natures, mais ont un point commun : quel que soit le temps qu’il fait, le métro est préférable.
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-616.
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-1705.
Tous les types de temps prétextes à prendre le métro
La pluie
En quantité moyenne, il tombe à Londres 600 mm de pluie par an. Bien que cela puisse sembler beaucoup, cette quantité ne diffère guère de la moyenne d’autres grandes villes européennes, telles Paris et Amsterdam. Pourtant, le sentiment selon lequel « il pleut beaucoup et très souvent » est partagé. Une centaine de jours de pluie par an sont comptabilisés à Londres, autant qu’à Paris ! Pourquoi cet écart ressenti ? Dans la capitale anglaise, le ciel est rarement tout bleu, à cause de l’océanité, de l’humidité forte, du brouillard persistant en hiver et en automne, lorsque les températures sont faibles. La pluie est peut-être plus attendue et donc plus présente dans l’imaginaire qu’à Paris.
Une affiche (figure 3) joue sur un dicton du mois d’avril pour inciter à prendre le métro. Avril n’est pas le mois le plus pluvieux à Londres, mais les précipitations drues (les fameuses giboulées de cette période) peuvent tremper le passant qui ne voyagerait pas en métro… « Fickle », ou capricieux, est une métaphore assez appropriée quand le dicton français joue sur la température (« ne pas se découvrir d’un fil »).
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-2530.
Pendant la période froide, une affiche de 1931 montre une scène urbaine très pluvieuse (figure 4). Le vent rend la pluie oblique, les passants s’abritent comme ils peuvent sous leur parapluie. Le bobby au centre de l’image tente de faire régner un semblant d’ordre dans la circulation, malgré les travaux ; une représentation à nouveau bien choisie, où le métro apparaît comme un refuge de chaleur. Le contraste est net entre l’extérieur gris et le souterrain rayonnant de lumière… clin d’œil à l’éclairage urbain souterrain ou effet promotionnel ? La devise en petits caractères, « Underground for climate », est aussi à souligner.
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-2314.
L’orage
Il est assez rare à Londres, avec moins de quatorze jours par an de tonnerre, plus souvent au printemps qu’en été. Quelques affiches zèbrent les ciels d’éclairs, comme celle-ci (figure 5). Qui pourrait dire ce paysage londonien ? Le nuage à extension verticale prononcée (de type cumulonimbus), contenant l’éclair, opacifie toute forme de vie ou d’habitat. Seul le tube se réfère à Londres. Le jaune de l’éclair est repris en contrebas : éclair potentiellement dangereux en haut, lumière artificielle plus sereine en sous-sol !
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-8439.
La neige
L’air océanique domine le plus souvent en saison froide. L’île est le premier obstacle aux perturbations venues par l’ouest. Cependant, compte tenu de sa latitude assez élevée, les vagues de froid ne sont pas rares (comme en janvier 1963 avec un minima extrême de – 16,1°C en banlieue londonienne).
Étonnante affiche que celle de Kathleen Stenning en 1925 (figure 6). Elle en a dessiné toute une série avec une scène, de couleurs vives, enserrée dans un cadre blanc. Londres n’est pas identifiable. La neige tombe dru sur un village, recouvrant les toits des maisons. Les deux traits noirs représentent-ils des feux de cheminée ? Pourquoi cette partition du ciel entre vert et bleu gris ? Le métro passe une fois de plus en faisant fi de ces aléas météorologiques, il est arrêté dans une station où des silhouettes bien habillées (pas forcément en adéquation avec la neige) montent et descendent.
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-8442.
La canicule
En principe, la saison chaude est douce, la température moyenne maximale restant entre 21 et 23 °C de juin à août, mais des vagues de chaleur venues d’Europe continentale peuvent atteindre les îles Britanniques. Au XIXe siècle, les deux canicules les plus meurtrières eurent lieu en 1846 et 1859 (l’un des mois de juillet les plus chauds de l’histoire). Les améliorations sanitaires de la seconde moitié du XIXe siècle réduisent les pics de mortalité des vagues de chaleur. L’été 1911 connaît aussi une autre grande canicule. La corrélation entre la température et la mortalité est étroite : les décès, en particulier ceux liés à la diarrhée infantile, augmentent dès lors que la température ne descend pas la nuit sous la barre des 25 °C.
En écho à l’affiche déjà évoquée (figure 3), une même mise en scène est proposée pour une autre vantant l’air frais souterrain par rapport à l’air chaud aérien (figure 7). Les passants semblent suffoquer sous la chaleur et un ciel aux rayons ardents, on fait presque face à une scène d’apocalypse, alors que le métro, dans des tonalités bleues évoquant la fraîcheur, trace sa route sans difficultés.
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-2030.
Le vent fort
Les îles Britanniques peuvent être touchées par des tempêtes causées par des dépressions très creuses venues de l’Atlantique. Par exemple, la tempête Ulysse des 26 et 27 février 1903 a provoqué des dégâts considérables associés aux chutes de cheminées et autres incidents, causant plusieurs naufrages et d’innombrables pertes humaines (Schoenenwald 2013). Ces vents forts sont le plus souvent, comme sur les affiches, associés à la pluie.
Les événements météorologiques sont toujours montrés dans leurs excès (une neige forte, un violent orage, une pluie battante, une canicule torride…). Certains instants sont très bien choisis par les artistes, comme la rafale de vent qui retourne le parapluie… Une imagerie climatique est construite. Les types de temps moins défavorables aux déplacements des piétons à l’air libre, qui existent pourtant à Londres, ont disparu des affiches.
Le métro plus fort que la météo
Même quand ce n’est pas le principal, l’argument météorologique se lit dans l’image. Les affiches proposent une vision stéréotypée de la météo londonienne, en montrant surtout des extrêmes climatiques. Les Londoniens étaient-ils dupes ou y voyaient-ils une certaine supercherie humoristique ? Certaines affiches mettent en scène un condensé de types de temps aux nombreuses contraintes apparentes. Une affiche de 1913 (figure 8) caricature les Londoniens aux parapluies et chapeaux bien vains face aux quatre adversités de la météo. À la façon des séries impressionnistes, les paysages urbains sont représentés avec un même cadrage, mais des atmosphères différentes. Qu’il vente, qu’il neige, qu’il pleuve ou que le fog s’en mêle, la devise est directe : « pas de météo » dans le métro !
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-307.
Une autre affiche (figure 9) utilise le thermomètre comme repère pour bien montrer aux Londoniens que la température souterraine est constante. Pour toutes les activités, y compris les loisirs, mieux vaut éviter d’arriver en sueur ou frigorifié ! Cela rejoint en partie le message de la figure 3.
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1983-4-144.
Des affiches plus récentes continuent de valoriser les avantages météorologiques et la rapidité du métro. Quand il pleut, les escargots sont de sortie mais leur nombre, même sur les couloirs à taxis, les immobilise (figure 10) : cette affiche, primée, date de 1987, alors que les investissements publics se renforcent.
© TfL from the London Transport Museum collection – https://www.ltmuseum.co.uk/collections/collections-online/posters/item/1989-102.
À Paris, le métro ouvre en juillet 1900 pour l’exposition universelle (ligne 1), mais les campagnes publicitaires ne cherchent pas à convaincre par l’argument météo. Peut-être faut-il y voir un ressenti de la météo moins contraignant ? L’ouverture intervient un jour de forte chaleur (35 °C), la fraîcheur souterraine surprend les Parisiens, peu nombreux à emprunter le métro. L’inauguration n’est pas festive, le président Loubet est absent et les témoins expriment une certaine angoisse d’emprunter ce moyen de transport ; ceux qui sont descendus citent les odeurs de goudron ou de produits chimiques [2]. Inaugurer le métro londonien en plein hiver était sans doute un choix plus judicieux pour se réfugier « au chaud ».
Bibliographie
- Bownes D. et Green O. (dir.). 2008. London Transport Posters. A Century of Art and Design, Aldershot : Lund Humphries.
- Emmerson A. 2013. The London Underground, Londres : Shire publications.
- Guillossou G. 2022. « Grand smog de Londres : 70 ans de prise de conscience des enjeux de santé de la qualité de l’air », Environnement, Risques & Santé, vol. 21, n° 6, p. 403-408.
- Mathis C.-F. et É.-A. Pépy. 2017. La Ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (France XVIIe-XXIe siècle), Ceyzérieu : Champ Vallon.
- Mathis C. F., Ambroise-Rendu A.-C., Hagimont S. et Vrignon A. 2021. Une histoire des luttes pour l’environnement (18e-20e siècles). Trois siècles de débats et de combats, Paris : Textuel.
- Metzger A. 2018. « L’air, objet géohistorique », L’Information géographique, vol. 82, n° 1, p. 19-33.
- Schoenenwald N. 2013. « Les tempêtes en France et dans les îles Britanniques : des aléas aux événements », thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
- Tabeaud M. et Metzger A. 2018. « Les paysages touristiques dans l’imagerie des affiches suisses (fin XIXe-milieu XXe siècle) », Diacronie, n° 36, « Voyage et tourisme dans l’Europe du XXe siècle ».