La rénovation urbaine contribue-t-elle à fragmenter, sinon à détruire, les pratiques sociales des ménages des classes populaires qui habitent les espaces qu’elle cible ? Autrement dit, en démolissant certains immeubles, en relogeant les habitants dans des habitations neuves, en modifiant – parfois radicalement – l’organisation spatiale des quartiers concernés, efface-t-on des liens, des habitudes et des formes de sociabilité qui constituaient jusqu’alors des ressources ?
En tant que professionnels et enseignants impliqués dans les projets de l’ANRU [1], nous souhaitons apporter des éclairages complémentaires aux réponses données à cette question par plusieurs travaux de recherche récents ou plus anciens.
Cette réflexion se fonde sur la mise en écho d’une double expérience : celle d’un enseignant-chercheur ayant encadré pendant cinq ans des ateliers d’étudiants de master à l’École d’urbanisme de Paris, répondant à des commandes de collectivités territoriales et de leurs services, portant sur le quartier des Bosquets, un grand ensemble des communes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Seine-Saint-Denis) ; celle d’une urbaniste qui participe depuis 2008 à de nombreux projets de rénovation urbaine dans différentes villes (Épernay, Chaumont, Montreuil, Paris, Épinay-sous-Sénart, Roubaix, Nantes, Marseille, Clichy-sous-Bois), presque toujours en lien avec la mise en œuvre de dispositifs de concertation. Dans les deux cas, nos activités nous ont conduits à rencontrer plusieurs dizaines et parfois centaines d’habitants des quartiers concernés [2].
Un changement attendu, une rupture à nuancer
Faire le récit de la rénovation urbaine, c’est d’abord documenter une grande transformation. Il convient de prendre au mot ce constat initial : experts et élus de tous bords politiques ont tant reproché à la politique de la ville d’échouer à modifier les quartiers populaires au-delà d’un simple « changement de décor [3] » qu’il n’est pas anodin de reconnaître que les actions menées depuis 2004 par l’ANRU ont entraîné de profondes mutations urbaines et sociales. En effet, si la rénovation urbaine a été conçue comme un traitement de choc, c’est précisément parce que les actions menées depuis trente ans semblaient ne jamais provoquer de changement significatif. Comme s’il fallait collectivement exorciser un sentiment de fatalité qui devenait insupportable : l’État ne peut rien ; l’égalité républicaine n’est plus qu’un mythe dans les quartiers populaires ; l’exclusion sociale est enracinée spatialement de manière durable, sinon définitive.
Il est bien entendu nécessaire et utile de discuter des méthodes et des idéologies sous-jacentes de cette transformation (Duarte 2010 ; Bacqué et Mechmache 2013 ; Epstein 2013) ; de s’interroger sur les motivations et les pratiques des acteurs qui la mettent en œuvre (Donzelot 2012 ; Kirszbaum 2015) ; de mettre en lumière ses conséquences indésirables (Deboulet et Lafaye 2018 ; Lelévrier 2018). Ce type d’approches a d’ailleurs capté la grande majorité de la production scientifique sur la rénovation urbaine depuis quinze ans. Toutefois, on peut difficilement nier que ces interventions étaient attendues par les élus et par les professionnels, mais aussi et surtout par les habitants eux-mêmes :
Ici, tout le temps on fait les peintures et ça s’en va. Je ne veux même pas que les copines de mes enfants viennent. Si on a un nouvel appartement, les copines viendront [une habitante du Bas-Clichy].
Le vrai sujet, c’est l’intérieur des logements. Cela fait des années que je demande à Habitat 17 d’intervenir [une habitante de Villeneuve-les-Salines].
Il faut raser tous les immeubles et mettre des maisons ou des immeubles avec ascenseurs. C’est difficile ici pour les jeunes et les personnes âgées [un habitant de Bottière à Nantes].
Par ailleurs, s’il est incontestable que la principale vocation du premier programme national de rénovation urbaine (PNRU : 2003-2014) était urbaine et architecturale plutôt que sociale, les interventions ont été très diverses d’un quartier à l’autre, rendant difficile la montée en généralité. Quoi de commun, en effet, entre le rachat des vastes copropriétés dégradées de Clichy-sous-Bois et la transformation du quartier des Gibjoncs, à Bourges, où le déclin démographique et l’absence de tension sur le marché du logement ont conduit à programmer la démolition de 1 600 logements contre 182 constructions neuves ? À l’échelle nationale, la destruction-reconstruction n’a concerné que 5 % du parc social depuis trente ans (Fondation Abbé Pierre 2019). Au sein même des quartiers prioritaires, pourtant marqués par une très grande diversité en matière de qualité initiale et d’état de dégradation des logements, la réhabilitation des immeubles existants n’a jamais cessé d’être largement majoritaire, y compris depuis 2003 : le PNRU a entraîné la démolition de 150 000 logements, contre 136 000 constructions neuves et 316 000 réhabilitations (ONPV 2016). Dans le quartier des Minguettes à Vénissieux, seuls 700 logements ont été démolis contre 2 300 réhabilités.
Si le PNRU a accéléré le renouvellement du patrimoine des bailleurs sociaux, il ne constitue donc pas une révolution en matière de logement social (Lelévrier et Noyé 2012). Plus largement, plusieurs travaux ont montré que la création de l’ANRU a constitué une rupture bien plus nette dans les discours politiques que dans les engagements techniques, financiers et opérationnels de l’État dans les cités HLM (Deboulet et Lelévrier 2014).
La fin de l’utopie moderne : entre contraintes et ressources
L’évolution la plus significative relève sans doute de l’urbanisme. La rénovation urbaine a été mise au service d’une vision urbaine très différente de celle qui avait présidé à la construction des bâtiments dans les années 1960 et 1970, dans un contexte bien connu de crise du logement, d’interventionnisme étatique et de standardisation architecturale (Dufaux et al. 2003). En effet, alors que les grands ensembles [4] étaient devenus les symboles des difficultés des quartiers populaires de banlieue, il s’agissait de les faire disparaître au profit de formes urbaines plus banales, évoquant la ville traditionnelle – en somme, de faire advenir « des quartiers comme les autres » (Allen et Bonetti 2013).
Cet objectif s’est traduit, entre autres, par l’aménagement de voies nouvelles selon un maillage hiérarchisé, par le remplacement de plusieurs tours et barres par de petits immeubles collectifs – ou par des logements individuels compacts – alignés sur la rue, par la création de limites claires entre espace public et espace privé et par l’aménagement d’espaces de jeux pour enfants et adolescents sous la forme de squares et de terrains de sport. En quelque sorte, l’ANRU a signé la fin du plan libre [5] : les grands espaces ouverts laissés entre les barres et les tours ont disparu au profit d’un urbanisme plus conventionnel où la rue est redevenue le principal espace public. Or, le modèle du grand ensemble avait l’avantage de ses inconvénients : si les unités résidentielles massives et impersonnelles rencontraient de nombreux dysfonctionnements (isolation thermique et phonique défaillante, gestion difficile des rez-de-chaussée et des coursives, parfois squat et dégradation des parties communes), leurs habitants bénéficiaient d’espaces libres généreux directement au pied des bâtiments, souvent végétalisés et à l’abri des voitures.
Le « retour à la rue » a sans conteste bouleversé la façon d’habiter les quartiers et de considérer l’espace du « chez-soi », qui débordait largement des limites du logement. La butte, la plaine, le square, tous ces espaces extérieurs qui favorisaient la fluidité des pratiques collectives et des liens sociaux – souvent au grand dam des gestionnaires ! – n’ont pas retrouvé d’équivalent. Nombre de familles ont dû changer leurs habitudes, comme emmener les enfants au terrain de jeux plutôt que de les laisser jouer au pied des immeubles, sous la surveillance collective du voisinage. Dans les réunions de concertation, beaucoup d’habitants déplorent que cela ne soit plus possible. D’autres regrettent la configuration des nouveaux espaces publics, qui semble vouloir à tout prix éviter la stagnation des habitants et favoriser la régulation des pratiques, sinon la prévention situationnelle.
Maintenant, ils veulent nous enlever le parc pour construire des logements ! [une habitante de Villeneuve-les-Salines].
Bottière Chénaie, c’est pas mal mais c’est pas mon style. Il faut faire attention à tout, il y a plein d’ordre. C’est pas public, c’est privé, ça doit rester neuf [une adolescente de Bottière qui compare l’urbanisme de l’éco-quartier Bottière Chénaie avec celui de son quartier].
Cependant, la fin du plan libre a produit d’autres changements qui, loin de satisfaire seulement les demandes des maîtres d’ouvrage, ont aussi répondu aux attentes des habitants et permis une amélioration de leur vie quotidienne. Ainsi, de très nombreux témoignages d’habitants plébiscitent les gabarits à échelle humaine des nouveaux immeubles ; saluent la création de nouveaux locaux commerciaux et le regroupement des services publics que les travaux d’îlotage [6] ont permis d’arrimer au reste de la ville ; mettent en avant la simplification de l’adressage, qui permet de se faire livrer un colis ou simplement d’inviter des amis.
Par ailleurs, la disparition des dispositifs complexes de l’architecture moderne – dalles, coursives, halls traversants, porches, patios – a simplifié les parcours des piétons et découragé les phénomènes de squat qui empoisonnaient parfois la vie des riverains. De même, la clarification des divisions foncières a mis les gestionnaires face à leurs responsabilités, notamment en matière d’entretien : pour de nombreux habitants, quand les espaces extérieurs sont, sans ambiguïté, des espaces publics, « c’est plus propre, il y a moins de problèmes [...], moins de voitures brûlées » [un habitant de Clichy-sous-Bois].
Certes, la nouvelle image des quartiers ne signale pas la fin d’une stigmatisation enracinée. Mais combien d’habitants rencontrés nous ont dit, à Clichy-sous-Bois, que le nouveau quartier du plateau était réussi et qu’il fallait sans hésitation le prendre en exemple pour rénover le bas-Clichy ? : « C’est beau là-bas, on dirait l’Amérique ! » [un habitant de Clichy-sous-Bois]. Dans de nombreux entretiens, la fierté d’habiter un quartier neuf et propre, s’apparentant à un morceau de ville comme un autre, a nettement pris le pas sur la nostalgie de voir disparaître son ancien environnement.
La standardisation de l’espace domestique : bricolages et petits arrangements
S’agissant de l’espace domestique, le relogement dans de nouveaux immeubles standardisés s’est accompagné d’une déstabilisation de nombreuses pratiques. Les habitants ont exprimé leur désarroi face aux nouvelles dimensions des pièces (jugées trop petites) ou aux cuisines ouvertes (Gilbert 2016), qui ne correspondaient pas à leurs habitudes de vie quotidienne. La plupart des maîtres d’ouvrage reconnaissent aujourd’hui que cette dimension a été négligée dans les projets [7]. L’absence d’études préalables, la modestie des démarches de concertation et le faible accompagnement par les équipes locales et par les bailleurs [8] expliquent dans une large mesure ces décalages. Dans bien des quartiers, ce sont les travailleurs sociaux qui ont pris en charge, au prix d’un considérable surplus de travail, les demandes des habitants déboussolés.
Toutefois, il convient de rappeler que le premier PNRU a concerné une partie du parc HLM marqué par une grande déliquescence des parties communes et dans une moindre mesure privées (dans le quartier Bottière à Nantes, la plomberie de certains appartements datait de la fin des années 1950 !) ; de rendre justice au travail de relogement, qui a souvent été fait avec professionnalisme et délicatesse, en tenant compte des liens de voisinage (École d’urbanisme de Paris 2017) ; de mettre en lumière tout ce que ce relogement a rendu possible – la décohabitation de familles très nombreuses (jusqu’à quatre générations dans le même appartement), l’amélioration des conditions de vie quotidienne, la pacification des rapports familiaux. Dans bien des cas, la création d’une nouvelle offre résidentielle a aussi permis le maintien dans le quartier de ménages à la situation socioéconomique stabilisée – et qui l’auraient quitté sinon.
Ce que j’aime dans la rénovation, c’est tous les petits bâtiments de trois étages, pas plus ! Je me vois vivre un jour à Clichy-sous-Bois, mais dans un quartier rénové, dans un petit immeuble [une habitante de Montfermeil qui commente la rénovation du quartier du Plateau à Clichy-sous-Bois].
Par ailleurs, les acteurs locaux comme les habitants ont fait preuve de grandes capacités d’adaptation, comme en témoignent les multiples formes de « bricolage » des cuisines : pose de teintures, installation de tringles et de rideaux. Plusieurs responsables de la Maison de services au public de Clichy-Montfermeil ont confié aux étudiants que la majorité des problèmes avaient été traités au cas par cas et que « ce n’était plus un sujet » depuis au moins trois ans (École d’urbanisme de Paris 2016). Au contraire, de nombreux habitants font désormais état d’une fierté retrouvée, d’une possibilité d’inviter sa famille, ses amis, ses proches, mais aussi d’une nouvelle intimité, au bénéfice notamment des conditions de vie et de travail des enfants au sein de l’appartement familial.
[Dans mon nouveau logement], il y a trois chambres, une salle de bains, les toilettes séparées. Les toilettes, tellement que c’est grand je peux nager dedans ! Tellement que c’est grand, j’ai mis deux placards dedans [un habitant de Bottières].
Je suis contente d’avoir déménagé, mon appartement est beau et maintenant j’ai ma chambre ! [une jeune habitante de Clichy].
Appréhender la rénovation urbaine sur le temps long
Sans nier les effets délétères des décalages entre objectifs et réalisations de l’ANRU, ni minimiser les risques inhérents à un changement du cadre de vie des habitants, nous souhaitons nuancer et contextualiser, dans l’espace comme dans le temps, les discours qui voient dans les transformations spatiales le facteur déterminant de la dissolution des tissus sociaux des quartiers concernés par la rénovation urbaine.
D’une part, presque tous les habitants rencontrés mettent spontanément en avant les autres dimensions de la rénovation urbaine : la création d’un nouveau centre commercial, le redéploiement des services et des équipements publics de proximité, la modification des cartes scolaires, l’arrivée d’un tramway ou d’un nouveau métro (voir l’exemple de Clichy : École d’urbanisme de Paris 2017) – et plus récemment, dans le cadre du nouveau programme national de rénovation urbaine (NPNRU, lancé en 2015), les initiatives citoyennes et sociales comme le développement des jardins partagés ou la requalification des marchés. Tous ces changements n’auraient-ils pas d’effets sur les pratiques et les styles de vie des habitants ? Ne méritent-ils pas d’être examinés avec le même soin que la disparition des espaces de jeux en pied d’immeubles, l’aménagement de cuisines ouvertes ou le regroupement des toilettes et de la salle de bains ?
D’autre part, nos expériences nous invitent à considérer que les interventions de l’ANRU ne font qu’accélérer des recompositions anciennes et profondes des structures et de l’organisation de la vie sociale des cités HLM : le relogement et les cohabitations parfois conflictuelles qu’il entraîne constituent moins une rupture qu’un révélateur de différences sociales préexistantes au sein des quartiers. Non seulement ces transformations sont lentes et complexes, mais elles prennent des formes très différentes en fonction des quartiers et des populations. Il faudra sans doute encore des années pour en tirer un bilan à la fois global et contextualisé.
Ces réflexions n’entendent pas se substituer à l’expertise académique. Elles invitent plutôt à construire de nouvelles relations entre recherche et action, sur la base d’une meilleure interconnaissance et d’un partage des travaux et des expériences.
Bibliographie
- Allen, B. et Bonetti, M. 2013. Des quartiers comme les autres ? La banalisation urbaine des grands ensembles en question, Paris : La Documentation française.
- Bacqué, M.-H. et Mechmache, M. 2013. Pour une réforme radicale de la politique de la ville, Paris : Ministère de la ville-La Documentation française.
- Deboulet, A. et Lafaye, C. 2018. « La rénovation urbaine, entre délogement et relogement. Les effets sociaux de l’éviction », L’Année sociologique, n° 68, p. 155-194.
- Deboulet, A. et Lelévrier, C. (dir.). 2014. Rénovations urbaines en Europe, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Donzelot, J. (dir.). 2012. À quoi sert la rénovation urbaine ?, Paris : Presses universitaires de France.
- Duarte, P. (dir.). 2010. Les Démolitions dans les projets de renouvellement urbain. Représentations, légitimités et traductions, Paris : L’Harmattan.
- Dufaux, F., Fourcaut, A. et Skoutelsky, R. 2003. Faire l’histoire des grands ensembles : Bibliographie 1950-1980, Lyon : ENS-LSH Éditions.
- École d’urbanisme de Paris. 2016. Les Zones pavillonnaires de Clichy-sous-Bois. Diagnostic territorial de Master 1, Paris : EUP.
- École d’urbanisme de Paris. 2017. L’Arrivée de la gare de Clichy-Montfermeil. Diagnostic prospectif des usages et de la participation. Diagnostic territorial de Master 1, Paris : EUP.
- Epstein, R. 2013. La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po.
- Fondation Abbé Pierre. 2019. 24e rapport sur l’état du mal-logement en France, Paris : Fondation Abbé Pierre.
- Gilbert, P. 2016. « Troubles à l’ordre privé. Les classes populaires face à la cuisine ouverte », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 215, p. 102-121.
- Kirszbaum, T. 2015. En finir avec les banlieues ? Le désenchantement de la politique de la ville, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Lelévrier, C. 2018. « Rénovation urbaine et trajectoires résidentielles : quelle justice sociale ? », Métropolitiques [en ligne], 12 mars.
- Lelévrier, C. et Noyé, C. 2012. « La fin des grands ensembles ? », in J. Donzelot (dir.), À quoi sert la rénovation urbaine, Paris : Presses universitaires de France, p. 185-221.
- Merlin, P. et Choay, F. 2015 (4e éd.). Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris : Presses universitaires de France.
- Observatoire national de la politique de la ville (ONPV). 2016. Rapport 2016, Paris.