Accéder directement au contenu
Terrains

Sous le Pavé, la Plage. Filmer les espaces publics d’une ville nouvelle

Que deviennent les espaces publics des quartiers populaires de ville nouvelle en été ? Filmé dans le quartier du Pavé Neuf, à Noisy-le-Grand, le documentaire d’Anaïs Beji et Félix Cardoso montre l’importance de revisiter les représentations de la vie quotidienne qui s’y déroule.

En réaction aux critiques des grands ensembles d’après-guerre décrits comme des « cités-dortoirs », les villes nouvelles françaises ont été conçues pour favoriser l’apparition d’une vie urbaine. Elles sont organisées autour de centralités fortement équipées, avec une séparation des espaces piétons, dédiés aux activités urbaines, de ceux réservés à la circulation automobile. L’aménagement initial témoigne d’une utopie urbaine de sociabilité permettant l’ancrage des habitant·es au sein d’espaces apaisés. Pour autant, comme les grands ensembles, les centres de villes nouvelles sont touchés par des processus de paupérisation et de ségrégation raciale. Comme eux, ils se trouvent associés à des représentations médiatiques et audiovisuelles favorisant cette relégation, marquées par une approche sécuritaire.

C’est dans ce contexte que les quartiers denses de villes nouvelles ont fait l’objet de nombreuses interventions publiques. Ici comme dans les grands ensembles d’habitat populaire, la forme urbaine et la conception des espaces publics sont remises en cause. L’enclavement et l’immobilité des habitant·es deviennent un enjeu majeur de l’action publique sur ces espaces et sur celles et ceux qui les pratiquent. Devenue l’élément central de la politique de la ville, la rénovation urbaine s’inscrit dans un paradigme de désenclavement des quartiers par une recherche de transformation de la forme urbaine, des espaces publics et des mobilités dans le quartier. Ces interventions visent à élargir l’espace vécu d’habitant·es considérés comme captifs de l’espace public local.

Concevoir un film documentaire sur un quartier populaire de ville nouvelle

Le film résulte du croisement de deux projets initialement distincts : d’une part, un travail de recherche en master d’urbanisme, mené par Félix Cardoso, sur les transformations de l’espace public en ville nouvelle ; d’autre part, l’ambition d’Anaïs Beji, également urbaniste de formation, de réaliser un documentaire sur les pratiques estivales de proximité dans un quartier populaire. En nous associant, nous avons choisi d’étudier, par l’image et le son, l’occupation des espaces publics dans le quartier du Pavé Neuf pendant les vacances d’été 2021.

La thématique estivale du film s’est rapidement dégagée. Elle permet d’explorer l’appropriation de l’espace public dans une période d’immobilité contrainte pour une partie de la population, dans un contexte d’intensification des actions de politique de la ville. Filmer la vie quotidienne du Pavé Neuf et de ses habitant·es est aussi un moyen de bousculer les représentations dominantes sur les quartiers populaires périphériques, leurs espaces publics et la mobilité de leurs habitant·es.

S’il est le support et le résultat d’une recherche universitaire, le film vise aussi à dépasser ce cadre. Porte d’entrée sensible dans la vie quotidienne d’un quartier populaire, il permet de diffuser publiquement des représentations alternatives au regard dominant posé sur ces espaces. Par un travail de projection et de mise en discussion du film auprès des habitants et des usagers du quartier [1], le documentaire positionne également la recherche urbaine au sein même de l’espace social étudié et des imaginaires qu’elle tend à décrypter.

Renouveler le rapport au terrain par la réalisation documentaire

Intervenir en tant que réalisateur·ice d’images et de représentations nous place au cœur des rapports de domination qui structurent cette production, renouvelant ainsi notre rapport au terrain. Construit médiatiquement comme une cité de banlieue, le quartier fait l’objet de représentations audiovisuelles stéréotypées et stigmatisantes. En tant que réalisateur·ices, nous y avons été immédiatement confronté·es et avons dû négocier en permanence avec ces schémas de pensée.

Le projet de mettre en image les pratiques de l’espace public dans un film grand public a révélé la place des divers groupes sociaux dans la production des représentations du quartier et les différentes stratégies mises en place pour produire l’image publique de cet espace. Certains groupes ont jugé inopportun d’apparaître dans le film, notamment les jeunes femmes qui considèrent souvent leurs présences et leurs pratiques comme illégitimes ou en décalage par rapport à l’image dominante du quartier, qu’elles supposent appartenir aux jeunes hommes. Au contraire, les enfants et les garçons adolescents se sont montrés bien plus réceptifs au projet documentaire. Ceux-là renvoient volontiers à la caméra l’image d’un espace enclavé et violent. Pour une partie des habitant·es, les associations et les élu·es, notre production était perçue comme un outil appropriable pour rectifier l’image publique du quartier. Certain·es nous invitaient à souligner certaines problématiques (violences policières, abandon des services publics) pour mettre en lumière les rapports de domination subis à l’échelle du quartier. D’autres souhaitaient plutôt contrebalancer la stigmatisation du quartier en mettant en avant la solidarité et la convivialité spécifique au quartier.

Les différentes étapes de la réalisation de Sous le Pavé, la Plage se sont effectuées dans ce contexte cristallisant les rapports de domination qui structurent l’espace et ses imaginaires. Pour capter cette variété de pratiques et de discours sur l’espace public, parfois contradictoires, tout en étant accepté·e par les différentes parties prenantes du quartier, nous avons mis en place différents dispositifs, adaptés à chaque public. Durant les deux mois qui ont précédé l’été du tournage, nous avons tenté de présenter le projet à un maximum d’acteurs du quartier, qu’ils ou elles soient des acteurs publics et associatifs, des habitant·es ou des usager·ères du quartier. À partir de juillet 2021, la caméra a été introduite par le biais d’ateliers vidéo organisés avec plusieurs structures : le collège, une structure municipale destinée aux jeunes et une association de quartier. Ces ateliers nous ont permis de réaliser de premiers entretiens exploratoires mais surtout d’être vus et identifiés dans le quartier. Par la suite, c’est une immersion tout l’été au Pavé Neuf, de jour comme de nuit, qui nous a permis de légitimer notre présence, créer des liens avec les personnes filmées en suscitant des opportunités de tournage, en laissant le plus possible les participant·es s’emparer de la caméra.

Les espaces publics à l’épreuve des rapports de domination

Après une rapide mise en contexte historique, le film donne à voir une mosaïque d’événements et d’activités qui rythment la vie du quartier pendant l’été, en alternant les discours et les points de vue, variés et souvent divergents, des acteur·ices et des usager·ères des espaces publics. La narration favorise une réflexion sur la démarche elle-même. Elle visibilise la forme ouverte du tournage et l’appropriation du projet par les enquêté·es, pris·es dans le jeu du documentaire, souvent conscient·es de l’outil qu’il représente dans la production d’imaginaires. Le spectateur est plongé dans la peau des réalisateur·ices et dans l’organisation d’un vaste exercice de style collectif sur l’image du quartier et de ses espaces publics, sur l’ancrage de ses usager·ères. Au fil de l’été, des personnages et des activités filmées, les conditions de vie sociales, culturelles et économiques sont passées au crible. Les acteurs locaux de la politique de la ville dévoilent l’obsession politique de l’enclavement et de l’immobilité supposée des catégories défavorisées. Loin de dresser une image négative de cette immobilité, Sous le Pavé, la Plage témoigne plutôt de la richesse de l’appropriation de l’espace public de proximité pendant l’été. Tout en étant prise dans des rapports de domination, la vie s’y révèle joyeuse, festive et animée.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Anaïs Beji & Félix Cardoso, « Sous le Pavé, la Plage. Filmer les espaces publics d’une ville nouvelle », Métropolitiques, 9 novembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Sous-le-Pave-la-Plage-Filmer-les-espaces-publics-d-une-ville-nouvelle.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1967

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires