Depuis 2003, le Programme national de rénovation urbaine (PNRU) propose de résoudre les problèmes des quartiers sensibles en détruisant des logements HLM pour les remplacer par des logements privés, en location ou en accession, afin d’attirer des populations plus aisées. Le projet de rénovation urbaine le plus coûteux à l’échelle nationale repose pourtant sur une logique inverse : à Clichy–Montfermeil, avec un budget global de 650 millions d’euros, des tours et des barres de logements privés en copropriété ont été démolies pour être remplacées par des logements locatifs HLM. Ce cas paradoxal remet en cause plusieurs postulats du PNRU. D’abord, il montre que la pauvreté n’est pas l’apanage des HLM et que les logements privés ne représentent pas une garantie d’accueillir des classes moyennes. Ensuite, il invite à relativiser l’idée selon laquelle les problèmes des grands ensembles seraient essentiellement déterminés par leur forme architecturale et urbaine discréditée à partir de la fin des années 1960 et concurrencée par l’offre pavillonnaire. L’histoire du grand ensemble de Clichy–Montfermeil, situé en Seine-Saint-Denis, met en lumière deux autres facteurs ayant joué un rôle central dans la dévalorisation de certaines de ses copropriétés : leurs conditions de production et de commercialisation, ainsi que leurs modalités de gestion [1].
Copropriété peut rimer avec pauvreté
Composé de 7 000 logements construits entre 1954 et 1982, le grand ensemble de Clichy–Montfermeil a la particularité d’être constitué essentiellement de copropriétés. Parmi celles-ci, la copropriété des Bosquets a fait très tôt l’objet d’interventions publiques et de démolitions. Sur les 18 bâtiments initiaux, trois avaient déjà été rasés lorsque, en 2003, le projet de rénovation urbaine programme la destruction de la moitié des 1 200 logements restants et de la totalité des 500 logements de la Forestière, la copropriété voisine.
La comparaison des enquêtes sociales réalisées lors des démolitions aux Bosquets entre 1994 et 2001 avec celles établies lors des démolitions d’ensembles HLM ailleurs en France (Lelévrier 2008) révèle que la population logée dans cette copropriété est plus fragile encore que celle résidant dans les cités HLM les plus défavorisées. La concentration de population immigrée, en particulier, y est exceptionnellement élevée. Dans les ensembles HLM démolis, les ménages dont la personne de référence est de nationalité étrangère restent minoritaires (34 % en moyenne) ; aux Bosquets, ils représentent 82 % des ménages des bâtiments détruits. Cette copropriété est également très marquée par la sur-occupation : la proportion de ménages de cinq personnes et plus (65 %) y est presque trois fois supérieure à celle observée dans les opérations HLM (23 %). Le recensement de la population de 2006 révèle en outre la précarité économique des habitants. Le taux de chômage (42 %) y est le double de la moyenne des zones urbaines sensibles (ZUS) de Seine-Saint-Denis (24 %) [2]. Le revenu fiscal médian par ménage (16 770 euros) est deux fois moins élevé que celui de l’Île-de-France (31 300 euros) et près des trois quarts des foyers fiscaux sont non imposables (71 %).
À l’origine des difficultés : une bulle spéculative
L’image négative des grands ensembles qui s’impose à partir de la fin des années 1960 et l’émergence d’une offre pavillonnaire concurrente ne suffisent pas à expliquer la dévalorisation des Bosquets. En effet, cette copropriété rencontre de très graves difficultés dès sa livraison en 1965, avant même que les grands ensembles soient décriés et que la politique pavillonnaire soit initiée. L’enclavement lié à l’abandon du tracé d’une autoroute francilienne qui devait desservir le plateau de Clichy–Montfermeil n’est pas non plus le facteur central de cette dégradation [3].
Le grand ensemble de Clichy–Montfermeil compte une quinzaine de copropriétés – totalisant près de 5 000 logements construits sous la forme de tours et de barres – qui n’ont pas toutes connu les mêmes difficultés de commercialisation que celles des Bosquets. La spécificité de cette opération tient au contexte de sa livraison, en plein retournement de la conjoncture immobilière lié à une bulle spéculative.
Comme la plupart des copropriétés du grand ensemble, la construction des Bosquets a été stimulée par une aide publique : les prêts « Logécos » distribués de 1953 à 1962 par le Crédit foncier. Avec un taux d’intérêt particulièrement faible (2 %), ces prêts bonifiés étaient très intéressants car ils n’exigeaient presque pas de contrepartie, sauf le respect de plans-types standardisés et des plafonds de coût de revient (Effosse 2003). Ce financement permettait de s’improviser promoteur immobilier sans disposer de capitaux propres, de garanties ou de compétences particulières. Entre 1962 et 1965, la revalorisation de ce système d’aide entraîne en France une croissance exceptionnelle de la construction, « un boom extrêmement violent qui n’a pas d’équivalent dans le second après-guerre », que Christian Topalov (1987) décrit comme un véritable « Far West » de l’immobilier marqué par de fréquents scandales et de nombreux programmes spéculatifs. La copropriété des Bosquets correspond à ce dernier cas de figure : les premiers acheteurs étaient essentiellement des investisseurs financiers – pour beaucoup basés à l’étranger – qui pensaient bénéficier des avantages des prêts Logécos et faire une plus-value très rapide en revendant immédiatement leur stock de logements aux conditions normales du marché. À la livraison de la copropriété, on compte ainsi seulement 1 % de propriétaires occupants.
Or les Bosquets sont commercialisés au moment même où éclate la bulle spéculative alimentée par la revalorisation des prêts Logécos : la surchauffe immobilière aboutit en 1965 à une grave crise de surproduction. En région parisienne, le nombre de logements non HLM construits pour la vente a cru de 130 % entre 1961 et 1965 (ibid.). Mais la demande ne suit pas cette offre pléthorique ; un tiers des 1 500 logements des Bosquets reste invendu [4].
Une dégradation due aux difficultés de gestion
Les problèmes de commercialisation des appartements sont déterminants car les spéculateurs restés propriétaires malgré eux mettent en location les logements invendus sans jamais s’acquitter des charges de copropriété. Dès le milieu des années 1960, la copropriété doit donc fonctionner avec un budget réduit d’un tiers et il faudra attendre 1980 pour que les 470 logements des copropriétaires débiteurs soient vendus au tribunal.
Cette situation est d’autant plus grave que les dépenses d’entretien et de fonctionnement sont conséquentes en raison de l’importance des espaces extérieurs (parkings, voirie, espaces verts) et des services collectifs (eau, chauffage collectif, ascenseurs). En outre, bien que le bâti ne représente pas de défauts majeurs, de nombreuses erreurs de conception juridique – que j’ai nommées « malfaçons juridiques » – sont lourdes de conséquences : elles contribuent à gonfler artificiellement les charges, empêchent le contrôle du syndic par les copropriétaires et entravent le recouvrement des impayés [5]. Immédiatement après sa livraison, la copropriété entre ainsi dans un cycle de dégradation dû à l’accumulation des impayés, aux carences d’entretien et au volume des charges.
Les conditions de commercialisation et les déséquilibres financiers de la copropriété ont des répercussions immédiates sur son peuplement. Les années 1966-1967 sont marquées par le départ massif des premiers propriétaires et locataires et par l’arrivée de travailleurs immigrés (Saint-Blancat 1971). Le turn over est tel que, dans les écoles, les registres d’appel ne sont plus utilisables d’un mois sur l’autre (ibid.). Le poids des charges, le niveau d’endettement de la copropriété et son manque d’entretien font fuir les premiers résidents – essentiellement locataires – tandis que la détente du marché immobilier consécutive à la crise de 1965 leur permet d’accéder à une offre diversifiée, dans le pavillonnaire mais aussi dans les autres copropriétés et les immeubles HLM des grands ensembles qui sortent de terre. En 1971, les résidents des Bosquets qui avaient emménagé en 1965 sont quasiment tous partis tandis que les travailleurs immigrés – pour la plupart nord-africains et portugais – représentent 55 % de la population et sont tous locataires. Cette cohabitation motive aussi le départ de ceux qui, en s’installant dans un grand ensemble, souhaitaient « accéder au style de vie de la classe moyenne » (ibid., p. 97). La dévalorisation immobilière est extrêmement rapide.
Dès les années 1970, la copropriété est confrontée à des coupures d’eau et de chauffage. Le ménage et l’entretien ne sont plus assurés, les espaces verts périclitent, le bâti se dégrade, les infiltrations s’installent dans les façades et les toits-terrasses, les fuites se répandent dans les appartements et les ascenseurs des bâtiments de dix étages restent à l’arrêt, parfois pendant plus de dix ans. L’absence d’entretien provoque une augmentation des charges : les fuites entraînent des dépenses d’eau colossales, le défaut de maintenance du chauffage conduit à des surconsommations, les réparations faites dans l’urgence sont coûteuses, le syndic et les prestataires ne sont plus contrôlés et pratiquent des tarifs prohibitifs et des « arnaques » (Lees 2016). En 2010, les charges s’élevaient aux Bosquets à 400 euros par mois en moyenne par appartement alors que les habitants étaient privés des prestations les plus élémentaires.
L’absence de service et le coût disproportionné des charges conduisent les copropriétaires à suspendre leur paiement, aggravant l’endettement de la copropriété, le manque d’entretien et le montant des charges. Ainsi fonctionne le cercle vicieux propre aux « copropriétés en difficulté » (Le Garrec 2014). Aux Bosquets, la dette accumulée auprès des principaux fournisseurs et prestataires s’élevait en 2010 à près de 7 millions d’euros. Les Bosquets ont ainsi accueilli des ménages de plus en plus fragiles se retrouvant dans l’impossibilité d’honorer des charges en constante augmentation. La paupérisation n’est pas la cause première des difficultés de la copropriété des Bosquets, mais plutôt une conséquence – certes aggravante – des conditions initiales de commercialisation et des graves déséquilibres de gestion.
L’exemple des Bosquets interroge directement les postulats du PNRU. La construction d’immeubles privés – en location ou en accession – sera-t-elle suffisante pour inverser les processus de paupérisation des quartiers sensibles ? Ces immeubles privés réussiront-il à attirer de façon pérenne les « populations extérieures [6] » tant attendues ? Et quel sera leur devenir à long terme ? Leur esthétique architecturale – en rupture avec l’image des grands ensembles – suffira-t-elle à leur garantir un meilleur avenir que les immeubles voisins ? À Clichy–Montfermeil, certains immeubles reconstruits pour reloger les habitants des copropriétés détruites présentent déjà des malfaçons de construction, des problèmes de facturation d’eau, des charges importantes et des impayés. Aujourd’hui comme hier, la production de logements neufs en accession à la propriété n’est pas, en soi, une garantie de mixité sociale et de revalorisation d’un quartier.
Bibliographie
- Effosse, S. 2003. L’Invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des trente glorieuses, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
- Lees, J. 2016. « Quand la vulnérabilité autorise l’exploitation : l’arnaque, une pratique ordinaire en copropriétés dégradées », Métropolitiques, 24 février.
- Le Garrec, S. 2010. La Démolition d’un grand ensemble en copropriété : une réponse urbaine à un problème de gestion ? Les Bosquets à Montfermeil (93), thèse de doctorat, Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris-Est.
- Le Garrec, S. 2014. « Les copropriétés en difficulté dans les grands ensembles. Le cas de Clichy–Montfermeil », Espaces et Sociétés, n° 156-157, p. 53-68.
- Lelévrier, C. 2008. Mobilités et trajectoires résidentielles des ménages relogés lors d’opérations de renouvellement urbain, PUCA-DIV-DREIF.
- Saint-Blancat, C. 1971. Mobilité résidentielle et ségrégation sociale dans deux grands ensembles de la région parisienne, mémoire de diplôme de l’Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris-Dauphine.
- Topalov, C. 1987. Le Logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris : Presse de la FNSP.