En Amérique latine, la croissance urbaine explosive de la seconde moitié du XXe siècle a donné lieu à l’apparition d’innombrables quartiers spontanés d’autoconstruction. La réponse des autorités face à cette urbanisation irrégulière massive a essentiellement consisté en un laisser-faire et en la mise en œuvre de processus de régularisation juridique a posteriori. Toutefois, dans des pays comme le Chili, le Mexique, le Brésil, l’Argentine, la Colombie et le Venezuela, des institutions publiques ont également tenté de répondre à la demande d’habitat en produisant de grands ensembles de logements collectifs économiques en accession à la propriété. Cette production inspirée des principes de l’architecture moderne s’est avérée bien insuffisante en volume et n’est par ailleurs pas parvenue à cibler les ménages les plus modestes. À partir des années 1980-1990, la région a vu se développer un type de politique du logement radicalement différent, en particulier au Chili puis au Mexique [1].
Produire l’habitat social en s’appuyant sur la promotion immobilière privée
Au Chili, la politique du logement d’inspiration néolibérale instaurée par la dictature militaire à partir des années 1980 a introduit une rupture majeure par rapport au modèle antérieur de construction d’habitat économique : la production de logement dit social [2] a été transférée à la promotion immobilière privée et l’État a vu son rôle limité au financement de la demande par l’octroi d’une aide directe aux ménages leur permettant de devenir propriétaires (Ducci 2012). Le crédit hypothécaire et l’apport personnel des familles sont les deux autres piliers de ce dispositif. La réforme de dérégulation du marché foncier introduite en 1979, actant la suppression des limites à l’urbanisation fixées dans le plan régulateur de la capitale de 1960, a créé des conditions particulièrement favorables à la mise en œuvre de la nouvelle politique du logement. En 1990, loin d’entraîner la remise en cause de celle-ci, le retour à la démocratie et l’arrivée au pouvoir de la Concertation, coalition de partis politiques du centre et de la gauche, ont au contraire soutenu l’apogée de la production massive.
Au début des années 1990, sous l’impulsion de la Banque mondiale, le Mexique a réformé son cadre de production de logement économique en transférant également au secteur privé la responsabilité de la production d’habitat social, auparavant assumée par des institutions publiques, et en mettant en place un financement de la demande par le crédit hypothécaire (Garcia Peralta 2010). L’Institut du fonds national du logement pour les travailleurs (Infonavit), créé en 1972 pour produire des logements sociaux destinés aux travailleurs modestes salariés du secteur privé, a vu son rôle limité au seul financement de la demande par l’octroi de crédits hypothécaires. Tout comme au Chili, la montée en charge de la production massive a été favorisée par un choc d’offre foncière à la périphérie des villes, à la suite de la réforme, en 1992, de l’article 27 de la Constitution et la libéralisation du marché du sol dit « social », qui a entraîné la vente à des promoteurs privés de très vastes superficies de foncier à vocation agraire, les terres ejidales et communales [3] (Geneste et al. 2022).
Auparavant cantonnés aux segments de la demande émanant des classes moyennes et aisées, les promoteurs immobiliers se sont emparés rapidement de l’immense marché captif des salariés du bas de l’échelle constitué par les bénéficiaires des crédits pour l’acquisition de logements sociaux (Ducci 2012). Au Chili, les condominios sociales, vastes ensembles de petits immeubles de logements sociaux de trois, quatre ou cinq étages, se sont multipliés dans les communes périphériques pauvres de la capitale. Selon le Cadastre national des copropriétés sociales réalisé par le ministère du Logement et de l’Urbanisme en 2013, plus d’un million de logements sociaux ont été construits au cours des années 1980 et 1990 dans le pays (MINVU 2014).
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Au Mexique, on estime qu’en l’espace de deux décennies (2000-2020), plus de 10 millions de logements sociaux, appelés « lotissements géants » (Duhau et Jacquin 2008), ont été édifiés : d’abord exclusivement de l’habitat individuel ou semi-individuel « horizontal », puis, à partir de 2012, en partie des immeubles d’habitat collectif de petite et moyenne hauteur (Paquette et al. 2023).
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La fin de la production massive d’habitat social, jamais actée officiellement, s’est produite au Chili au début des années 2000, dans un contexte de réduction du déficit de logements. Le pays a alors opté pour une politique qualitative, privilégiant notamment la régénération urbaine (Bustos 2020). Au Mexique, il a fallu attendre fin 2020 pour qu’une nouvelle réforme de L’Infonavit permette aux ménages d’utiliser désormais les crédits octroyés par l’organisme, non plus seulement pour acquérir un logement social produit par un promoteur immobilier, mais pour acheter un terrain ou réaliser un projet d’autoconstruction. De nombreuses opérations autorisées avant 2019 sont toutefois encore en train de sortir de terre.
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La création d’un nouveau type d’habitat précaire
Au Chili comme au Mexique, les problèmes liés à la production massive d’habitat social se sont manifestés très rapidement. Bien qu’autorisés et financés par les autorités, les logements ont d’emblée constitué un nouveau type d’habitat précaire. Leur superficie était extrêmement réduite (une quarantaine de m2) et leur qualité très mauvaise, à l’image des très médiatisés « logements de nylon » construits dans le sud de Santiago du Chili et qui, prenant l’eau de toute part à la suite des intempéries de l’hiver 1997, ont dû être couverts par de grandes bâches de protection. Les projets de logements sociaux ont par ailleurs été édifiés en lointaine périphérie urbaine, dans des réserves foncières constituées par les promoteurs dans des secteurs semi-ruraux, sans les équipements et services nécessaires au regard de leur nombre d’habitants (Bustos 2006 ; Eibenschutz et Goya 2009).
Précaire dès l’origine, cet habitat l’est devenu plus encore plus au fil des années. Surpeuplés au Chili ou, au contraire, abandonnés par leurs propriétaires au Mexique (deux visages bien distincts de la crise de l’habitat social dans ces deux pays), les maisons et appartements se sont rapidement détériorés. Au Chili, les habitants des immeubles d’habitat social ont réalisé des extensions informelles pour agrandir les logements, non seulement en rez-de-chaussée, en empiétant sur les espaces communs, mais aussi dans les étages, grâce à l’usage de pilotis. Ils ont fragilisé les constructions et créé des conflits de voisinage qui n’ont fait qu’aggraver des problèmes de cohabitation déjà présents. L’absence initiale de mécanismes de gestion de l’habitat en copropriété, puis leur méconnaissance par les habitants une fois ceux-ci créés, ont précipité les ensembles d’habitat social dans une spirale de détérioration, liée également à la concentration de ménages vulnérables et à l’existence d’un contexte d’insécurité urbaine croissante.
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Au Mexique, les déficiences multiples de l’habitat social construit massivement se sont couplées aux difficultés économiques des ménages, occasionnées par le coût élevé du transport et le remboursement des mensualités, en particulier dans le contexte de la crise économique de la fin des années 2000. Le fort développement de la délinquance et du crime organisé a également frappé de plein fouet les quartiers d’habitat social, espaces périphériques propices à la concentration d’activités illicites ou criminelles. Dans ce contexte, dès le début de la décennie 2010, de très nombreux ménages ont abandonné leur logement (Montejano et Caudillo 2016).
L’informalisation croissante des ensembles d’habitat social
Plus encore qu’au Chili, l’informalisation des quartiers d’habitat social (pourtant construits explicitement pour en finir avec l’urbanisation irrégulière) constitue au Mexique une réalité prégnante, comme l’a montré notre travail récent réalisé dans le cadre d’un projet de recherche sur la rénovation des quartiers d’habitat social au Chili et au Mexique [4]. Elle se manifeste dans le domaine du transport, avec le développement d’une offre informelle pour desservir l’intérieur des très vastes quartiers d’habitat social, mais aussi pour l’accès à l’eau, avec l’obligation, pour les habitants, de recourir à des camions citernes pour pallier la défaillance des infrastructures de pompage, installées initialement par les promoteurs, mais non entretenues après leur départ. Plus récemment, les occupations irrégulières de logements abandonnés se sont généralisées. La population locale a coutume de faire une distinction entre « bons » et « mauvais » squatteurs. Les premiers sont des ménages incités par des membres de leur famille à occuper des maisons ou appartements inoccupés situés à proximité de chez eux. Ils peuvent également être « installés » par des voisins qui arrondissent leurs fins de mois en mettant en location des logements de leur quartier de façon indue. Ce type d’occupant irrégulier est considéré comme positif, car il réduit la vacance, source de nombreux problèmes d’insécurité.
La seconde catégorie, perçue de façon très négative, correspond aux organisations criminelles qui s’accaparent de nombreux logements abandonnés pour les louer ensuite à des ménages dans le besoin ou à des migrants de passage au Mexique, y entreposer de la drogue ou des armes, ou pour y enterrer les corps de leurs victimes (ce qu’on appelle les « narcofosses »).
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Précarité de l’organisation sociale, en particulier au Mexique
Une fois installés, une partie des ménages réussissent à améliorer leur logement, en construisant par exemple des extensions verticales ou horizontales. Mais les habitants ne parviennent en revanche pas à prendre en charge collectivement la question des communs, pourtant stratégique s’agissant de copropriétés. Si la question a été progressivement prise en charge par les autorités au Chili, avec la mise en place de mécanismes de gestion des copropriétés, ce n’est pas le cas au Mexique. Dans les trois quartiers objets de l’étude dans ce pays, les résidents interrogés insistent sur les grandes difficultés à s’organiser, et même à nouer des relations de voisinage. Les facteurs limitants qu’ils mettent en avant sont avant tout la peur liée à l’insécurité, ainsi que l’instabilité du peuplement causée par la rotation des occupants. Le mode d’accès au logement, non pas collectif (par le biais d’une organisation sociale ou d’une postulation collective à un programme d’habitat), mais résolument individuel (au moyen d’une subvention et d’un crédit hypothécaire personnels), le déracinement qu’implique l’installation dans des ensembles d’habitat éloignés de tout, ainsi que le manque de temps lié aux déplacements quotidiens très longs sont également mentionnés.
La pauvreté de l’organisation et du lien social, en dépit du temps qui passe et des difficultés partagées, apparaît ainsi comme l’une des caractéristiques communes aux quartiers d’habitat social étudiés au Mexique. Le contraste avec les espaces urbains autoconstruits, issus de processus d’urbanisation spontanée, mérite d’être souligné, même s’il est essentiel de ne pas idéaliser ces derniers. La littérature abondante qui existe à leur propos, mais aussi les habitants que nous avons interrogés, soulignent qu’ils constituent des territoires de solidarité et d’entraide dans lesquels la cohésion sociale, liée pour une large part à l’existence de pratiques de construction en commun de l’espace, facilite la vie quotidienne, développe le sentiment d’appartenance et forge une identité collective (Giglia 2022).
En réalité, les ensembles de logements issus de la production massive d’habitat social apparaissent en quelque sorte victimes d’une double peine. Ils partagent avec les établissements humains autoconstruits de mêmes carences en matière de logement, d’accès aux services, aux équipements et à la ville en général. Mais, à la différence de ces derniers, les liens entre les habitants y sont faibles. Leur précarité s’en trouve d’autant plus profonde. Les plans d’action désormais mis en œuvre tant au Chili qu’au Mexique pour rénover les ensembles d’habitat social dégradés mettent d’ailleurs fortement l’accent sur le développement communautaire, c’est-à-dire la cohésion sociale au sein de la communauté des résidents. S’inspirant des principes de l’urbanisme social latino-américain développé pour favoriser l’intégration sociale et spatiale de quartiers de marges urbaines (Leite et al. 2019), ils misent en particulier sur la construction, en impliquant les habitants, d’espaces publics et d’équipements de quartiers polyvalents leur permettant de se réunir et d’organiser une grande diversité d’activités.
Bibliographie
- Bustos, M. 2006. « El proyecto residencial en baja altura como colonizador de la frontera urbana : Santiago de Chile en el último cuarto de siglo », Revista Bitácora Urbano Territorial, vol. 1, n° 10, p. 178-196.
- Bustos, M. 2020. « Trayectoria, evolución y configuración de la regeneración urbana en Chile : del higienismo a la equidad territorial », Revista 180, n° 46, p. 75-90.
- Ducci, M. E. 2012. « Políticas de vivienda en América Latina : creando la ciudad sin alma », in A. Ziccardi (dir), Ciudades del 2010 : entre la sociedad del conocimiento y la desigualdad social, Mexico : Universidad Nacional Autónoma de México.
- Duhau, E. et Jacquin, C. 2008. « Les ensembles de logement géants de Mexico. Nouvelles formes de l’habitat social, cadres de vie et reformulations par les habitants », Autrepart, n° 47.
- Eibenschutz, R. et Goya, C. (dir.). 2009. Estudio de la integración urbana y social en la expansión reciente en las ciudades en México, 1996-2006 : dimensión características y soluciones, Mexico : Universidad Autónoma Metropolitana, SEDESOL et Miguel Ángel Porrúa.
- García Peralta, B. 2010. « Vivienda social en México (1940-1999) : actores públicos, económicos y sociales », Cuadernos de Vivienda y Urbanismo, vol. 3, n° 5.
- Geneste, P., Harbonn, C., Jestin, J., Le Troter Serra D., Salenson I. et Valette, J.-F. 2022. Le Sol social mexicain porte-t-il encore des communs ?, Paris : Agence française de développement (AFD).
- Giglia, A. 2022. « Las nuevas periferias. Espacios marginales y sentido de pertenencia local », in A. Aguayo et A. Zirión (dir), Habitar y comprender el espacio urbano. Escritos de Angela Giglia sobre la Ciudad de México, Mexico : Universidad Autónoma Metropolitana, Unidad Iztapalapa.
- Leite, C., Acosta, C., Militelli, F., Jajamovich, G., Wilderom, M., Bonduki, N., Somekh, N. et Herling, T. 2019. Social Urbanism in Latin America. Cases and Instruments of Planning, Land Policy and Financing the City Transformation with Social Inclusion, Cham : Springer.
- MINVU. 2014. Catastro Nacional de Condominios Sociales, Santiago du Chili : Secretaría Ejecutiva de Recuperación de Barrios, MINVU.
- Montejano, J. et Caudillo, C. 2016. « Vivienda deshabitada y forma urbana : estudio multinivel », Ciudades, n° 111, p. 42-49.
- Paquette Vassalli, C, Pedrotti, C, Esquivel, M. T. et Cervantes, V. 2023. « La política de vivienda social en grandes conjuntos en México en el último cuarto de siglo. Trayectoria y perspectivas de un modelo en crisis », in J. G. Martínez Granados, C. Paquette Vassalli et A. Reséndiz (dir.), Las políticas habitacionales en México, nuevos retos y perspectivas, Mexico : Navarra.