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Dans l’attente d’un relogement : angoisses et espoirs déçus de la rénovation urbaine

Dans le cadre du partenariat entre Métropolitiques et le Prix de thèse sur la ville, Françoise Lorcerie et Patrice Aubertel présentent le travail de Charles Reveillere, Prix Spécial 2023. Ce dernier interroge la façon dont les habitants vivent le temps qui s’étire entre l’annonce de leur relogement et le déclenchement effectif des opérations – et comment les institutions ignorent cet interstice.

Recensé : Charles Reveillere, « “Demain c’est loin, et aujourd’hui c’est déjà trop tard” : vivre et gouverner le délogement dans deux espaces populaires en attente de rénovation urbaine », thèse de doctorat en sociologie (dir. Claire Lemercier et Jérôme Pélisse), Paris, Institut d’études politiques, 2022.

Nourri par les récits des luttes urbaines et investi lui-même dans des mobilisations aux côtés de personnes précarisées, Charles Reveillere explore, dans deux terrains marseillais, la situation des habitants qui vont devoir quitter leur logement en raison d’une opération urbaine d’envergure. Les deux terrains présentent des situations fort différentes. Sur l’un, des petits propriétaires attendent d’être expropriés dans le cadre d’une grande opération de gentrification d’une zone populaire agréablement située ; sur l’autre, ce sont des locataires d’une grande cité populaire, siège historique d’une longue série de luttes et de rénovations, à qui on a annoncé la destruction future de leur bâtiment dans le cadre d’ANRU2. Dans les deux cas, les gens n’ont qu’un désir : sortir le plus vite possible de l’incertitude dans laquelle les plonge la décision annoncée. Or l’incertitude va durer : cela amène l’auteur à construire pour objet de recherche non pas le relogement, ni l’opération urbaine en comparant les deux terrains, mais bien ce qu’il nomme d’un néologisme heureux le « délogement », processus interactif qui voit les uns (les habitants) attendre, quérir, imaginer des tactiques, et les autres (les agents du bailleur, de l’aménageur) atermoyer et trouver des faux-fuyants, des tactiques là encore. Dans les deux cas, le processus est déjà lancé lorsque l’auteur commence son terrain, au point qu’il pense être arrivé trop tard, et il n’est pas terminé deux ans et demi plus tard lorsqu’il se retire pour rédiger…

Le « délogement » : entre incertitude permanente et provisoire qui dure

L’auteur a multiplié rencontres, participations, entretiens, engagements, et bien sûr la collecte de tous documents. Il prend en charge son matériau dans une visée de sociologie publique, pour parler comme Burawoy (2009), appréhendant conjointement, dans leurs interrelations au fur et à mesure de l’observation, tant les habitants que les agents des opérations (aménageurs, logeurs, pouvoirs publics), sans faire mystère de son engagement pour la cause des habitants.

Dans les deux cas, la décision qui détermine la situation des individus a été prise au-dessus, avant que ne commence l’observation, et elle est placée hors-champ de la thèse. Il s’agit pour les habitants et pour les agents de s’en accommoder. La décision prise au-dessus constitue le cadre non négociable des transactions qui se déroulent sur les terrains, elle en structure les temporalités, et lorsqu’on apprend que le bâtiment promis à la destruction ne sera pas totalement détruit, il s’agit encore d’un diktat venu du haut. Les gens de terrain (agents et habitants) ne s’y attendaient pas et ils n’auront d’autre issue que de s’en accommoder.

L’auteur n’étudie pas les transactions entre opérateurs et décideurs. Ce parti pris a ses limites, notamment quand il s’agit d’analyser en détail la « faiblesse » de « l’agence forte » qu’est l’ANRU. Face aux politiques locaux, l’ANRU s’avère incapable de faire valoir une acception de la « mixité sociale » qui échappe aux tendances parfois ségrégatives déployées par les gestionnaires locaux. Les habitants de la cité populaire, pourtant dûment sélectionnés, qui avaient obtenu un accord du bailleur sur des prépositionnements [NDLR : une promesse d’attribution leur avait été faite sur un logement social en particulier] dans une petite cité calme, avec une perspective pour sortir de l’entre-soi ethnique, en seront pour leurs frais. L’analyse des stratégies politico-administratives conduisant à contourner ainsi les idéaux proclamés mériterait sans aucun doute une étude à part entière.

Au cœur de la fabrique du consentement

L’auteur place son regard au niveau des habitants et des agents auxquels ceux-ci ont affaire : il permet de comprendre, par une méthode ethnographique multi-située auprès des habitants et auprès des agents, comment le consentement se fabrique dans la durée : consentement au départ, consentement au prix proposé, consentement au prépositionnement, puis consentement au dépositionnement… Autant de modalités de la soumission, puisque ces changements s’imposent aux gens du terrain. Mais la soumission pratique, qui résulte du jeu massif des rapports sociaux dans ces secteurs urbains, ne signifie pas passivité et soumission subjective. Il y a de la réactivité et de la résistance sur les terrains observés. Ces réactions, ces micro-stratégies sont très finement consignées et analysées.

En analysant les situations qui se présentent en continu sous ses yeux, l’auteur met en évidence trois traits de ces situations qui vont permettre aux décideurs de parvenir inéluctablement à leurs fins : le mépris et la distance dans la relation aux habitants, la dégradation progressive des locaux, lesquels ne sont plus entretenus par le bailleur ou que les occupants eux-mêmes n’entretiennent plus puisqu’ils vont partir, et l’usure psychologique produite par l’incertitude du présent et de l’avenir, trois traits qui se potentialisent les uns les autres pendant un temps qui peut être très long.

Pour les habitants, ce temps, c’est « l’attente » : un délai au cours duquel il ne se passe apparemment rien, mais où beaucoup de choses se déroulent. Sur les deux terrains étudiés, l’opération de rénovation se légitime par les incidences négatives qu’elle produit elle-même et qui s’accroissent avec le temps. Pour l’auteur, l’attente associée au délogement est l’illustration des travers du gouvernement par projet. Dans celui-ci, les structures décisionnelles des partenaires engagés dans le projet se mettent d’accord sur un objectif à atteindre, sur les financements à mobiliser. Et vogue la galère. Le gouvernement par projet place au second plan la gestion courante, si bien qu’il génère un phénomène de dégradation des espaces urbains. Ce phénomène relève ainsi d’une prophétie autoréalisatrice dans la rénovation urbaine. Il faudrait promouvoir d’autres politiques pour corriger les dysfonctionnements des politiques antérieures. Mais plus cela change, plus c’est la même chose. Ainsi fonctionne l’ANRU2. Dans la configuration observée, les Directions départementales des territoires et de la mer sont totalement marginalisées, nous dit la thèse. Pour les cellules de la maîtrise d’ouvrage urbaine et sociale (MOUS), ce n’est pas meilleur. Elles souhaiteraient être des interlocuteurs des habitants et des avocats de ceux-ci auprès de la « Direction ». Mais le temps passe et il ne se passe rien.

Entre résistance et négociation clientélaire

Sauf que, face au bailleur social au moins, un collectif émerge dans le quartier en rénovation ANRU2, qui s’organise pour présenter les demandes des habitants. C’est « le Local », une structure associative plus ou moins informelle mais connue et reconnue par les agents du bailleur, et qui a son siège en pied d’immeuble. Ce groupe ne réunit que des femmes racisées. Il est animé par « Assia », une femme elle-même racisée, qui ne réside plus dans la cité mais qui y conserve des attaches. C’est une militante : elle préside l’association Pas sans les habitants 13 (PSLH13), qui a son siège au Local. Lorsque le chercheur arrive sur place, elle a déjà acquis un statut de porte-parole des habitants et d’interlocuteur privilégié vis-à-vis de l’organisme logeur. Analysant cette dynamique, Charles Reveillere propose les concepts « d’intermédiation clientélaire » et de « gouvernement clientélaire », en révisant les résultats de Cesare Mattina. On sait qu’à partir des archives des Comités d’intérêt de quartier (CIQ) notamment, celui-ci mettait en évidence à la fois la partition ethnique des gagnants et perdants du clientélisme à Marseille – les Maghrébins étant les perdants – et le déclin de la relation clientélaire, du fait du peu de biens et services distribuables (Mattina 2016). Charles Reveillere détecte quant à lui une forme de clientélisme urbain, non identifiée précédemment mais pas nécessairement nouvelle, dont l’enjeu est le reclassement résidentiel des locataires sociaux. Les partenaires sont les agents de proximité du bailleur et quelques leaders habitants. Le bailleur en paraît satisfait et les habitantes aussi, du moins celles qui participent au collectif informel en reconnaissant le leadership d’« Assia ».

Un des modes d’entrée de l’auteur sur le terrain d’ANRU2 a été d’accepter de contribuer au calage juridique des démarches des habitants. Engagé auparavant dans des collectifs militants, il a été sollicité pour sa compétence juridique supposée, en dépit de ses réserves, et il a su apporter une aide. Cette posture lui a donné accès à tous les dossiers du Local. Elle a aussi favorisé son accueil confiant dans les bureaux sur place du bailleur. De fait, la question juridique est porteuse pour tous d’incertitudes majeures, le contexte juridique est labile. Sur la question des prépositionnements, de nombreuses rencontres et réunions ont eu lieu pour parvenir à des solutions pour chaque foyer. On pense y être enfin. Et puis le bailleur social, appliquant une décision prise au-dessus de lui, renie ses engagements pour les prépositionnements en relogement. La structure informelle d’habitantes qui apparaissait garante d’une négociation respectueuse des habitants risque le discrédit. Les habitants qui s’étaient rassurés en construisant une certaine prévisibilité, découvrent qu’il faut repartir de zéro… Ils le feront et « Assia » ne perdra pas son crédit de leur côté ni a fortiori du côté du bailleur, elle saura présenter au groupe les nouvelles données de la situation. Charles Reveillere confie dans sa conclusion qu’il a tiré de cette expérience les principes d’une « charte du relogement » des habitants dans les opérations de rénovation des cités populaires, outil qu’il offre aux collectifs d’habitants qui peuvent être concernés. En contraste, sur l’autre terrain de la thèse, le site dit « EuroSud », il n’y aura eu aucune négociation avec les petits propriétaires. L’aménageur est resté dans l’ombre, camouflé au milieu d’un environnement traversé de rumeurs, et l’opération de délogement s’est poursuivie dans le calme et en silence.

Un paragraphe conclusif de la thèse demande à être médité (p. 717) :

Dans les quartiers de grands ensembles, cette expérience du transitoire n’est pas un fait ponctuel. Elle s’inscrit dans la continuité d’une action publique qui gère à répétition les crises qu’elle produit, et qui s’accompagne d’une injonction : celle de regarder vers l’avenir, de détourner le regard des oppressions du présent, et d’oublier celles du passé. Refuser de s’y plier est une manière de rappeler la rénovation urbaine à ce qu’elle est : une politique de rattrapage qui se produit et se reproduit parce que les quartiers populaires sont structurellement discriminés dans l’allocation des ressources, et victimes d’un traitement en deçà du droit commun…

Bibliographie

  • Burawoy, M. 2009. « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 176-177, p. 121-144.
  • Mattina, C. 2016. Clientélismes urbains. Gouvernement et hégémonie politique à Marseille, Paris : Presses de Sciences Po.

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Pour citer cet article :

Patrice Aubertel & Françoise Lorcerie, « Dans l’attente d’un relogement : angoisses et espoirs déçus de la rénovation urbaine », Métropolitiques, 7 décembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Dans-l-attente-d-un-relogement-angoisses-et-espoirs-decus-de-la-renovation.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1979

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