La néolibéralisation des politiques du logement social est bien souvent présentée comme le passage d’un modèle de masse à un modèle résiduel, caractérisé par la réduction du parc et par sa spécialisation dans l’accueil des ménages les plus défavorisés (Harloe 1995). Pourtant, depuis les années 2000, le nombre de logements sociaux en France n’a cessé de croître. La Métropole de Lille souhaite même augmenter la part du logement social, actuellement de 22,3 % [1], et a reconduit dans son dernier Programme local de l’habitat (2022-2028) un objectif de 30 % de logements sociaux dans les nouvelles constructions.
Cet apparent décalage, qui s’observe en France comme en Europe de l’Ouest, s’explique en premier lieu par l’apparition et la croissance de logements sociaux destinés aux classes moyennes, au détriment des ménages les plus modestes. Les travaux d’Anita Blessing (2016) montrent comment, au-delà de l’évolution quantitative du parc social, on assiste dorénavant à une transformation de sa nature, de sa vocation et de ses publics cibles. Son analyse suggère d’aborder plutôt la néolibéralisation des politiques du logement social comme un double processus de privatisation et de marchéisation, entendue comme l’intégration de mécanismes de marché dans le secteur social.
C’est ce double processus que je propose d’éclairer afin de saisir les recompositions du parc social de la Métropole de Lille et de la politique du principal office public de l’habitat, Lille Métropole Habitat (LMH) [2].
De privatisations en démolitions…
Comme dans les autres grandes agglomérations, le parc de logements sociaux de la Métropole de Lille dans son ensemble ne montre pas de signe de résidualisation et continue de croître, passant de 122 408 logements en 2013 à 138 909 en 2022. Néanmoins, la situation est tout autre pour la partie du parc constituée de logements à bas loyers, qui est largement touchée par des privatisations. Au total, 9 913 logements ont été retirés du parc social entre 2010 et 2021 , principalement à l’issue de ventes ou de démolitions, représentant 7 % du parc au 1er janvier 2022 et 69 % d’entre eux sont des logements à bas loyers.
Les logements sociaux à bas loyers au cœur de l’article sont les PLAI et les PLUS financés avant la réforme de 1977.
Source : RPLS au 1er janvier 2022 (Herrault 2024).
Si en France les ventes de logements sociaux ont longtemps été limitées par rapport à d’autres pays européens, leur nombre est désormais en constante augmentation. Dans la métropole lilloise, elles concernent principalement les logements aux loyers les plus bas et situés dans les quartiers les plus valorisés (Miot et Vignal 2022). Au total, près de 4 412 logements ont été vendus, dont 2 546 à bas loyers (soit 58 %). Ces ventes ont majoritairement lieu en dehors des Quartiers prioritaires de la ville (QPV), là où les prix du marché permettent aux bailleurs de générer des fonds propres significatifs [3]. Ces logements, peu accessibles aux locataires actuels du parc social, sont aux deux tiers vendus à des acquéreurs extérieurs.
Mais, ce sont surtout les démolitions qui structurent la transformation de la nature du parc, dans la mesure où leur nombre est encore plus élevé que celui des ventes et où 86 % des 4 654 logements démolis sont à bas loyers. Ces démolitions sont associées à des programmes de reconstructions composés d’une offre libre ou en accession sociale et contribuent ainsi au processus de privatisation dans sa dimension foncière, avec le transfert de terrains appartenant à l’origine à des organismes publics à des propriétaires privés. Au nom de la « mixité sociale », l’État crée de nouveaux marchés et de nouvelles sources de rentes dans les quartiers populaires (Lelévrier 2023). À l’opposé, le principe selon lequel chaque logement social démoli devait être remplacé hors des quartiers populaires et avec des loyers similaires n’a été que partiellement réalisé, le plus souvent par manque de ressources foncières et financières disponibles, dans la Métropole de Lille comme ailleurs (ANRU 2023).
…la disparition progressive du logement social à bas loyers face aux contraintes de rentabilité
À ces privatisations du logement et du foncier s’ajoute la chute du nombre de nouvelles constructions de logements à bas loyers. De 2010 à 2021, seulement 4 288 logements à bas loyers (PLAI) ont été produits dans l’agglomération lilloise. Comme dans le reste de la France, les bailleurs sociaux ont privilégié les logements sociaux dits « haut de gamme » (PLS), dont la part a fortement augmenté (Fondation Abbé Pierre 2023). En fin de compte, on observe entre 2010 et 2021 une diminution nette de 2 574 logements à bas loyers, ce qui représente 4 % du parc social à bas loyers actuel de la Métropole de Lille. Autrement dit, si le nombre de logements sociaux augmente chaque année, le nombre de logements à bas loyers, quant à lui, diminue.
Source : RPLS (Herrault 2024).
La faible production de logements sociaux à bas loyers s’explique par l’intégration des mécanismes de marché dans le secteur social, avec l’émergence de logiques de rentabilité et le désengagement financier de l’État français (Gimat 2017). Les subventions ont largement diminué, ne représentant désormais plus que 7 % du financement des nouveaux logements contre 14 % en 2000 (USH 2022). Pour compenser la baisse des aides à la pierre, la « diversification » résidentielle permet aux bailleurs de proposer des loyers plus élevés et de reconstituer leurs fonds propres. Dans le même temps, l’État contraint les bailleurs à contracter massivement des dettes et à réinvestir ces fonds dans de nouveaux projets, tout en adoptant un modèle de plus en plus financiarisé impliquant l’entrée des fonds d’investissement à leur capital et l’émission d’obligations sur les marchés de capitaux (Gimat et al. 2022).
La stratégie de rupture adoptée par l’Office public local de l’habitat est révélatrice de ces contraintes qui le conduisent à progressivement délaisser le logement à bas loyers. Depuis que le bailleur a rencontré des difficultés financières induites par une austérité imposée par l’État, la Métropole de Lille l’a poussé à changer de politique en signant une convention d’objectifs et de moyens en 2019. Si cette convention formalise les ressources mises à la disposition du bailleur, elle impose dans le même temps une recherche constante de rentabilité. L’Office public de l’habitat, LMH, se voit confier l’objectif d’une « politique de vente active » et est enjoint à davantage se concentrer sur la construction de logements sociaux PLS, en accession sociale à la propriété et de logements « intermédiaires » (MEL 2019).
Le bailleur adopte plus largement des stratégies spéculatives intégrant l’anticipation des plus-values que pourront lui permettre la revente d’une partie de son parc, notamment celle des logements « intermédiaires », permise à partir de onze ans après leur construction [4]. Sa politique ne repose plus fondamentalement sur le développement d’un bien démarchandisé. Elle tend dorénavant à s’appuyer sur des logiques de marché et à considérer son parc de logements comme un « flux » d’actifs, pour reprendre les paroles d’un responsable interrogé, un patrimoine à acheter, à vendre, à démolir.
Un logement social de moins en moins accessible aux plus modestes
La diminution du nombre de logements à bas loyers amplifie la contradiction entre la nature de l’offre nouvelle de logements sociaux, aux loyers élevés, et les revenus des demandeurs, disposant principalement de faibles ressources (Clerval et Fleury 2009 ; Raad 2017 ; figure 2). En conséquence, plus un demandeur est pauvre, plus il lui sera difficile d’obtenir un logement social et ces difficultés se renforcent, notamment dans la Métropole de Lille (Madec et al. 2023). Fin 2022, on recensait un ratio de 13,4 demandes par attribution de logement social pour les ménages dont le revenu mensuel moyen est inférieur à 500 euros par unité de consommation (contre 8,2 en 2015) [5].
Tout comme les banques évaluent la solvabilité des ménages avant de leur accorder un crédit, les bailleurs sociaux favorisent les locataires avec un faible risque d’impayés, au point d’exiger le plus souvent qu’un ménage ne consacre pas plus de 30 % de son revenu au loyer (Bourgeois 2019). Ce critère de solvabilité, se superposant à des discriminations institutionnelles (Collectif API et al. 2021), participe à l’exclusion des ménages pauvres de l’accès au logement social. Un revenu insuffisant est même paradoxalement la principale raison de refus d’un logement aux ménages prioritaires, dits DALO (Droit au logement opposable), au point que de tels refus concernent 40 % des décisions de non-attribution d’un logement à ces ménages en région Île-de-France (Portefaix et al. 2020).
Source : SNE, RPLS (Herrault 2024).
Les difficultés croissantes d’accès au parc social des ménages modestes, en raison de leur faible solvabilité, découlent également d’une augmentation des loyers. Alors que LMH soutenait historiquement l’accès de son parc aux classes populaires en fixant des loyers en moyenne 10 % plus bas que les plafonds autorisés par l’État, le conseil d’administration du bailleur décide en 2016 de les rehausser au maximum (Ancols 2019).
La logique de rentabilité imposée par l’État n’est ainsi guère contrecarrée localement (Desage 2023). Récemment, la présidente du bailleur assumait dans un journal local « le fait de devoir augmenter les loyers » (Depecker 2022). Elle expliquait avec une certaine fierté que LMH « n’est plus un bailleur de l’extrême pauvreté […]. Il n’y a pas un parc pour riches et un parc pour pauvres. Il y a un office qui est là pour tout le monde ». Un autre fait, anecdotique mais hautement symbolique, illustre cette logique de rentabilité adoptée par le bailleur. Le conseil d’administration fixe la prime annuelle du directeur de LMH sur le montant total des loyers perçus (voir par exemple MEL 2022).
Le logement plus que jamais au cœur de la (re)production des inégalités ?
Ainsi, l’idée que la construction de logements sociaux suffirait à elle seule à résoudre les dégradations des conditions de logement des classes populaires doit être dépassée (Humphry 2020). Loin de disparaître, le logement social se recompose face à de multiples injonctions à la rentabilité. La politique du logement social ne vise plus « à fournir un “filet de sécurité” aux plus démunis […], mais à faciliter la mise en œuvre des projets professionnels et résidentiels des ménages qui ont les moyens d’en formuler un » (Gimat 2017, p. 642). Pour une grande majorité d’entre eux, les nouveaux logements sociaux ne sont plus destinés aux plus modestes mais aux fractions les plus stables des classes populaires et des classes moyennes, capables de payer des loyers légèrement inférieurs à ceux du marché.
Cette volonté de transformer le public cible des politiques du logement social, couplée à la logique d’austérité imposée dans un contexte de réduction des aides à la personne, a de lourdes conséquences. La néolibéralisation des politiques du logement social amplifie le rôle du logement comme facteur de (dé)classement social aux dépens des plus défavorisés (Blessing 2016). Des interrogations demeurent alors : dorénavant, où pourront vivre les ménages les plus pauvres et comment faire société lorsque les pouvoirs publics privent une part croissante de la population de l’accès à un bien de première nécessité ?
Bibliographie
- Ancols 2019. Rapport de contrôle 2019 de LMH, Lille : Agence nationale de contrôle du logement social.
- ANRU 2023. Programme national de rénovation urbaine bilan quantitatif. Exploitation des données Agora et d’enquêtes, Paris : Agence nationale pour la rénovation urbaine, 84 p.
- Blessing, A. 2016. « Repackaging the poor ? Conceptualising neoliberal reforms of social rental housing », Housing Studies, vol. 31, n° 2, p. 149-172.
- Bourgeois, M. 2019. « La managérialisation des HLM : vers davantage de discriminations ? », Métropolitiques.
- Clerval, A. et Fleury, A. 2009. « Politiques urbaines et gentrification, une analyse critique à partir du cas de Paris », L’Espace politique, vol. 8, n° 2.
- Collectif API, Béal, V., Bourgeois, M., Dormois, R., Miot, Y., Pinson, G. et Sala Pala, V. 2021. « Sous la mixité sociale, la race. Les impasses renouvelées d’une politique publique », Terrains et travaux, vol. 39, n° 2, p. 215‑237.
- Desage, F. 2023. « Postface. Don’t look up ? Les incapacités politiques intercommunales de la méconnaissance au déni », in R. Lefebvre et S. Vignon (dir.), Politiser l’intercommunalité ? Le cas des élections locales de 2020, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, p. 338.
- Depecker, V. 2022, « Métropole de Lille : chez LMH, “nous assumons le fait de devoir augmenter les loyers” », La Voix du Nord, 18 novembre 2022.
- Fondation Abbé Pierre. 2023. L’État du mal-logement 2023.
- Gimat, M. 2017. « Produire le logement social. Hausse de la construction, changements institutionnels et mutations de l’intervention publique en faveur des HLM (2004-2014) », thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
- Gimat, M., Guironnet, A. et Halbert, L. 2022. « La financiarisation à petits pas du logement social et intermédiaire en France. Signaux faibles, controverses et perspectives », Working paper, 74 p.
- Harloe, M. 1995. The People’s Home ? Social Rented Housing in Europe and America, Oxford, UK-Cambridge, USA : Blackwell.
- Herrault, H. 2024. « Unravelling social housing exclusion. Marketization, privatization and neoliberal reforms in the Métropole européenne de Lille », Housing Studies, p. 1-22. DOI : https://doi.org/10.1080/02673037.2024.2381786.
- Humphry, D. 2020. « From residualisation to individualization ? Social tenants’ experiences in post-olympics East Village », Housing, Theory and Society, vol. 37, n° 4, p. 458-480.
- Lelévrier, C. 2023. « Privatization of large housing estates in France : towards spatial and residential fragmentation », Journal of Housing and the Built Environment, vol. 38, n° 1, p. 199-217.
- Madec, P., Parodi, M., Timbeau, X., Joutard, X., Portefaix, P. et Aubisse, E. 2023. Quelles difficultés d’accès des ménages les plus pauvres au parc social ?, Paris : Défenseur des droits, Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Fondation Abbé Pierre.
- MEL 2019. Convention cadre d’objectifs et de moyens entre la MEL et Lille Métropole Habitat (LMH) pour la période 2019-2028, Lille : Métropole européenne de Lille, 44 p.
- MEL 2022. Conseil d’administration de Lille Métropole Habitat du 25 mai 2022, Lille : Métropole européenne de Lille, 135 p.
- Miot, Y. et Vignal, C. 2022. « Y a-t-il un pilote dans la vente HLM ? Les bailleurs sociaux, l’intercommunalité et les ménages face à la marchandisation du parc social », Congrès AFSP Lille, p. 10.
- Peter, C. 2023. « Les bailleurs sociaux incités à se diversifier dans le logement intermédiaire », Le Moniteur.
- Portefaix, P., Madec, P., Vivinis, M., Gravoin, P., Dubourg, P. et Driant, J.-C. 2020. Rapport inter-associatif sur les difficultés d’accès au parc social des ménages à faibles ressources, Paris, 171 p.
- Raad, L. 2017. « Pour qui produit-on du logement social ? Le cas de la banlieue rouge », Espaces et sociétés, n° 170, p. 33-50.
- USH 2022. Les HLM en chiffres. Édition 2022, Paris : Union sociale pour l’habitat, 40 p.