« Venez imaginer ensemble la ville de demain ! » : combien de fois a-t-on pu lire un tel slogan pour annoncer une réunion publique ou un atelier de travail urbain portant sur un projet d’urbanisme ? Les démarches de concertation sont, en effet, fréquemment présentées comme si l’on comptait sur les habitants pour donner du contenu à des projets que l’on souhaite ambitieux et innovants. À une telle invitation, il n’est pas rare que les habitants répondent en formulant des propositions très concrètes dont la sobriété étonne, voire déçoit : elles portent sur le fonctionnement d’un carrefour, le choix d’un matériau, l’espace délaissé devant une résidence, l’entretien d’un trottoir, etc.
La participation citoyenne apparaît alors moins-disante, décevante par rapport à ce que l’on en attendait. Faut-il y voir la difficulté des habitants à se projeter dans un espace profondément remanié, écueil classique de la concertation ? Se heurte-t-on plus simplement à la primauté des problèmes individuels et familiers sur le bien commun du projet ? Ou peut-on tenter d’entendre ces contributions pour ce qu’elles sont : la formulation des attentes des citadins par rapport à l’espace public, l’attention portée au détail et à la grande échelle comme enjeu de la qualité urbaine.
Des avis pragmatiques et des propositions moins-disantes
« On veut garder les bonnes choses : la verdure, les arbres, comme les cerisiers, les jeux pour les enfants, le terrain de football et de basket. Les gens tiennent aux arbres. »
« Il faut remettre en état les bosses. Les enfants adorent jouer là. C’est un univers clos. Ça sert pour les vélos, les rollers. Les mamans s’assoient là. C’est au soleil. »
« La signalétique avec des lettres bleues a été arrachée. Il ne faut pas mettre les plans en papier. »
« À quoi servira cette route ? Ouvrir la cité sur le reste de la ville ? Elle n’est pas assez ouverte ? La situation actuelle nous suffit. »
« Pour animer les espaces extérieurs, pourquoi ne pas mettre en place des jardins familiaux dans tout le quartier ? »
« Ça ne suffit pas de faire des travaux. Il faut vraiment entretenir. »
Ces six remarques ont été entendues récemment de la part d’habitants dans un quartier de la Seine-Saint-Denis. Le grand ensemble dont il est question fait l’objet d’un Projet de rénovation urbaine et sociale (PRUS) qui doit remédier aux problèmes de gestion et de vieillissement des espaces extérieurs. Ces remarques illustrent, chacune à leur manière, les préoccupations d’habitants à qui l’on annonce tambours battants que les grands travaux vont commencer. On peut, certes, y voir du conservatisme ou de la méfiance, mais peut-être faut-il surtout y lire du pragmatisme et de la prudence.
On peut aussi choisir de lire ces propos comme de véritables préconisations pour l’aménagement d’espaces publics :
- s’appuyer sur les forces du quartier et les valoriser ;
- requalifier les lieux qui fonctionnent bien ;
- faire preuve de bon sens en proposant des solutions et des matériaux adaptés ;
- s’interroger sur ce qui répond à une attente et à un usage réel, au-delà des objectifs qui s’expriment par de grandes idées : « ouvrir », « désenclaver », « rénover », « moderniser » ;
- penser la programmation en même temps que la conception ;
- anticiper les problématiques de gestion des espaces.
En soulignant non seulement les qualités des lieux, mais aussi les difficultés concrètes qu’ils rencontrent dans leurs pratiques quotidiennes, ou en exprimant leurs inquiétudes par rapport aux futurs aménagements, les habitants se situent bien sur le plan des usages. Ils témoignent de ce qui fait l’agrément ou l’inconfort d’un parcours, des détails qui conduisent à s’arrêter un instant à tel ou tel endroit : l’ensoleillement, la présence d’un banc, la propreté des lieux, l’éclairage public, etc.
Certaines remarques sont parfois sans appel, jugeant tout un aménagement urbain à l’aune d’une défaillance de matériau : « la piétonnisation de ce quartier est ratée : les pavés glissent ». Au-delà de l’étonnement et de la déception suscités par ces réactions chez la maîtrise d’ouvrage ou la maîtrise d’œuvre, il est important de nous interroger sur notre capacité à entendre vraiment et à intégrer ces fameux usages dont regorge la littérature urbanistique. Pilier de la concertation, la légitimité de la « maîtrise d’usage » [1] ne serait plus contestée. Dans les faits, elle continue cependant à interroger la souplesse des procédures, la capacité des services à travailler ensemble pour penser une question dans sa globalité et, plus simplement, la disponibilité des porteurs de projet à écouter vraiment.
L’écoute d’une équipe dédiée à la concertation : le « tiers facilitateur »
En s’efforçant d’entendre les remarques des habitants de manière bienveillante, on peut percevoir comment des propos d’apparence banale nous parlent de la valeur de l’espace public et ouvrent des pistes d’aménagements complémentaires voire alternatifs. C’est ce que vise la position de « tiers facilitateur » qu’adoptent les urbanistes de l’agence Ville Ouverte dans les démarches de concertation qu’ils animent.
Ce positionnement offre un premier avantage, celui d’un plus grand détachement par rapport au projet. Contrairement au maître d’ouvrage, nous n’assumons pas la responsabilité directe du pilotage et de l’avancement du projet. Contrairement au maître d’œuvre, il ne nous appartient pas de concevoir des propositions d’aménagement. Nous sommes donc entièrement dédiés à un travail d’écoute et d’analyse des propos des habitants. La qualité de cette écoute relève de notre disponibilité, mais elle fait aussi appel à des capacités d’analyse et d’interprétation. C’est à nous de faire ressortir ce qui fait sens dans des propos d’apparence banale, en approfondissant le dialogue avec les habitants et en recoupant les avis. Après un premier moment d’immersion sur le terrain et au contact des habitants, s’ouvre un deuxième temps pendant lequel nous travaillons avec les équipes de maîtrise d’ouvrage et de conception pour expliquer et défendre les contributions des habitants.
Notre équipe expérimente régulièrement à quel point la prise en compte des apports de la concertation par l’ensemble des professionnels participant à la mise en œuvre d’un projet urbain peut nuancer des visions et des ambitions urbaines. Souvent, l’intervention des habitants nous rapproche de la réalité concrète du terrain et apporte de la complexité à des expressions de projet en partie formatées par les procédures dans lesquelles elles s’inscrivent. Deux exemples peuvent montrer comment on peut alors se diriger, en lieu et place des aménagements projetés ou en complément de ceux-ci, vers des opérations que nous proposons de qualifier de « délicatesse urbaine ». Celles-ci se caractérisent, en effet, par la grande échelle, l’attention fine aux lieux, dans un souci d’intervenir non pas en remettant en cause des équilibres mais en s’appuyant sur l’existant pour le valoriser. Elles portent le plus souvent sur l’espace public ou la transition entre l’espace public et l’espace privé. Ce travail délicat, car proche du terrain et presque « chirurgical », apporte de la qualité urbaine et développe des usages déjà présents ou latents [2].
De petites opérations de « délicatesse urbaine »
À Épernay, une démarche de concertation prolongée (de 2007 à 2011) a permis à un noyau d’habitants impliqués de participer activement à la définition du projet de rénovation urbaine de leur quartier, Bernon. À la suite de démolitions significatives, dont celle de la dalle centrale du quartier, le choix a été fait de construire un parc qui viendrait prolonger les paysages exceptionnels de la Champagne viticole jusqu’au cœur de ce grand ensemble d’habitat collectif social, qui, jusqu’ici, semblait les ignorer. Dès le début de la concertation, un groupe d’habitants a souligné l’importance de redynamiser la vie associative locale et a soutenu la proposition d’un jardin partagé. Ce jardin existe aujourd’hui et s’insère dans l’aménagement d’ensemble du quartier, dont il est une pièce maîtresse et non un appendice accessoire. Situé en plein cœur de Bernon, il participe à l’embellissement des lieux et se trouve protégé des dégradations par la surveillance passive liée à la fréquentation des lieux. C’est un bel exemple de compromis entre vision du concepteur et préoccupations d’habitants.
- © Gwenaëlle d’Aboville
Dans le centre ancien du Havre, la démolition de la maison d’arrêt a libéré un vaste espace qui offre des opportunités foncières au sein d’un tissu dense de faubourg, dans un quartier en pleine transformation. La nécessité de donner plus de confort et d’aisance aux rares espaces publics du quartier s’est imposée dès le début de la démarche de concertation initiée par le maire à l’automne 2011. Au cœur du projet en cours de définition, on trouve la volonté de requalifier une place publique, la place Danton, et de créer un nouveau parc urbain en lien avec celle-ci. Parallèlement à ces deux actes forts auxquels les habitants adhèrent pleinement, la concertation a permis de mettre à l’ordre du jour l’aménagement d’un certain nombre de petits sites (délaissés, bouts de terrain, bordure de square utilisée pour du stationnement) qui constituent autant d’opérations de « délicatesse urbaine » de nature à transformer le quartier Danton. Charge au concepteur qui sera nommé par la suite de se saisir de ces indications pour agir par touches et travailler à la fois en finesse et en profondeur sur les espaces publics.
Conclusion : vers un urbanisme post-crise ?
Tout semble donc partir d’un malentendu qui peut s’avérer fécond : comment, en concertation, les habitants paraissent regarder le doigt quand on leur propose de voir la lune. Mais en y prêtant plus d’attention, on peut lire dans les remarques pragmatiques et modestes des participants des propositions alternatives ou complémentaires aux façons habituelles de concevoir les espaces publics. Ils nous invitent finalement à plus de délicatesse dans nos interventions sur l’espace public : une plus grande attention à l’existant, une meilleure prise en compte des usages, plus de finesse dans nos interventions d’aménageurs et un plus grand soin apporté à la programmation. On peut, a minima, se demander si cet urbanisme par touches ne serait pas complémentaire de nos outils d’aménagement plus lourds. On peut ensuite s’interroger sur sa plus grande durabilité. On peut enfin lui reconnaître un mérite, celui d’inventer, sans faire de bruit, un urbanisme à moindre coût. Dans un contexte de morosité économique, la concertation pourrait nous mettre sur la voie d’un urbanisme post-crise.