Pendant plusieurs décennies, l’aménagement et la gestion des espaces publics ont été principalement envisagés sous un angle technique et fonctionnel. Leur conception et leur gestion étaient assurées par des ingénieurs soucieux de questions de circulation, le plus souvent automobile. Il faut attendre les années 1970 pour que ces espaces soient reconnus comme un enjeu à la fois urbain et social dont le succès se mesure aux usages [1]. La sociologie a, d’ailleurs, contribué à cette évolution en rappelant l’importance conjointe et parfois contradictoire de l’accès à tous, de l’anonymat, de la rencontre et de la discussion, fondateurs de l’urbanité [2]. Après les expériences pionnières de Bologne, Barcelone ou Lyon, de nombreuses villes se sont ensuite engagées dans la requalification de leurs espaces publics, avec des objectifs divers : opérations de prestige pour améliorer l’attractivité du centre et l’image de la ville, politiques de déplacements favorables aux « circulations douces », programmes d’amélioration du cadre de vie dans les quartiers résidentiels, etc. [3] Ce faisant, l’aménagement des espaces publics est devenu une « quasi-doctrine en aménagement » [4].
Ce regain d’attention aux espaces publics va de pair avec l’émergence de nouveaux modes de production [5]. Depuis deux décennies, on observe à la fois une diversification des acteurs impliqués et un renouvellement des méthodes de conception et de gestion qui passe par une ouverture des administrations municipales en direction de la société civile et des habitants [6]. Ces nouveaux modes de production s’appuient sur des dispositifs de concertation développés dès les années 1970 et 1980 dans le champ de la rénovation urbaine [7]. Aujourd’hui, la concertation, voire la participation, apparaît bel et bien comme un impératif politique dans la production des espaces publics. En d’autres termes, la production des espaces publics va désormais de pair avec une mise en débat dans la sphère publique. Celle-ci serait non seulement le gage d’une meilleure appropriation de l’espace par les citadins dans toute leur diversité, dans l’optique de fabriquer des espaces de mixité, mais permettrait aussi aux pouvoirs publics d’améliorer la durabilité des nouveaux aménagements, par une conception au plus proche des pratiques, des besoins et des désirs des citadins associés au processus. Il n’existe, pourtant, à ce jour pas de recette miracle. L’encadrement législatif reste relativement lâche [8] et les acteurs de l’aménagement tentent chacun dans leur territoire, avec des résultats souvent mitigés, d’inventer des techniques ad hoc qui favorisent l’implication des habitants tout en préservant les prérogatives décisionnelles des élus et la légitimité technique des services municipaux.
Ces démarches institutionnalisées ne doivent, cependant, pas faire oublier les initiatives plus spontanées, et souvent plus créatives, d’acteurs locaux qui se mobilisent pour leur cadre de vie, que ce soit des associations d’habitants, des commerçants, des artistes ou des professionnels de l’urbain. Ces mobilisations se font encore, parfois sur le mode de la contestation, comme dans les années 1970 et 1980 : l’abattage d’arbres pour permettre le passage d’un tramway ou la suppression de places de stationnement continuent sporadiquement à susciter des mobilisations locales. Mais elles se font aussi sur un mode plus apaisé, menant à des coopérations renouvelées avec les acteurs en charge de l’aménagement et la gestion des espaces publics : initiatives privées pour la requalification d’un espace public, fêtes de quartier, entretien des espaces verts par des habitants ou des associations de quartier, etc.
C’est sur ces coopérations, qu’elles soient suscitées par la puissance publique – par exemple, dans le cadre des conseils de quartier – ou qu’elles proviennent directement d’initiatives privées, que porte ce dossier de Métropolitiques. Avec des perspectives professionnelles ou académiques, les auteurs passent en revue les différents outils sur lesquels les acteurs de l’espace public – élus, administrations, associations ou simples citoyens – peuvent s’appuyer. Ce faisant, l’un des intérêts de ce dossier est de poser des jalons pour (re)visiter la relation entre espace public et sphère publique : non seulement les espaces publics sont aujourd’hui remodelés au gré des débats qui se nouent dans la sphère publique, mais ils contribuent, en retour, à redéfinir celle-ci, à l’échelle du quartier, voire de la métropole [9].
Pour autant, la généralisation de ces nouvelles coopérations ne va pas sans soulever de nombreuses questions. Trois doivent tout particulièrement retenir l’attention. Il convient ainsi en premier lieu de s’interroger sur la forme même que prennent ces coopérations. À quelle(s) échelle(s) interviennent-elles ? Tous les publics concernés sont-ils partie prenante ? Ou, à l’inverse, certains se trouvent-ils mis de côté ? En second lieu doivent être examinées les formes auxquelles ces coopérations donnent lieu, ainsi que leurs conséquences en termes de fréquentation de l’espace. Dans quelle mesure conduisent-elles à un renouvellement des formes de l’espace et de la sphère publique ? Permettent-elles une meilleure appropriation de l’espace par l’ensemble des citadins ? Enfin, la question des dynamiques urbaines qu’elles engendrent ou accompagnent à l’échelle d’un quartier ou d’une ville doit être posée. Les espaces publics suscitent-ils des discussions publiques sur des questions qui les dépassent ? N’y a-t-il pas, par exemple, un risque de prééminence des habitants les plus aisés dans les processus de concertation, qui conduirait d’une certaine manière à accompagner le processus de gentrification ?
Afin d’enrichir ce dossier et d’approfondir le débat, Métropolitiques est ouverte à de nouvelles contributions critiques relatant des expériences concertées de conception, de rénovation et de gestion d’espace publics.
Espaces publics et projet urbain
- « Quel avenir pour le projet urbain ? », entretien avec Yves Lion par Stéphane Füzesséry
- « “Placemaking”: a new approach to designing and managing urban public spaces », un entretien avec Kathy Madden et Fred Kent par Michèle Jolé et Stéphane Tonnelat
- « Challenges in co-producing semi-public urban spaces. The example of Bücherplatz in Aachen », par Ulrich Berding, Antje Havemann et Juliane Pegels
- « Les espaces publics de la ville diffuse », par Antoine Fleury
Les échelles spatiales de la concertation
- « Aménagement des espaces publics et concertation : quelques pistes de réflexion parisiennes », par Bruno Gouyette
- « La démocratie participative en butte à la grande échelle », par Héloïse Nez
Acteurs et temporalités de la concertation
- « Les temps de la concertation. L’expérience du centre de Saint-Denis », par Jean‑Pierre Charbonneau
- « La “réhabilitation en douceur” à Berlin : une place pour tous ? », par Élodie Vittu
- « La concertation dans les espaces publics : le pragmatisme des habitants, gage de “délicatesse urbaine” », par Gwenaëlle d’Aboville
- « Expérimenter avec les habitants : vers une conception collective et progressive des espaces publics », par le Collectif Etc
Espaces publics / sphère publique
- « Rome : l’immigration au secours de la ville éternelle », par Adriana Goni Mazzitelli
- « Rendre publique la durabilité : la plateforme d’observation du Bayou à la Nouvelle-Orléans », par Stéphane Tonnelat
- « “Bordeaux 3.0” : amorcer un espace public métropolitain », par Vincent Feltesse