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Débats

Émeutes urbaines et politique de la ville

Alors que la Première ministre vient d’annoncer une série de mesures sécuritaires et financières, le géographe Guy Burgel revient sur l’interprétation des émeutes de l’été 2023. Il propose une refonte de la politique de la ville, à recentrer sur les mesures sociales et non urbanistiques, et en particulier sur la question scolaire.

Octobre 2023. Quatre mois à peine après le séisme social qui a ébranlé la France, l’émeute urbaine paraît oubliée par des médias, accaparés par la tragédie du terrorisme et de la guerre à Gaza. C’est à peine si les initiatives de la Première ministre (réunion de maires à la Sorbonne, comité interministériel à Chanteloup-les-Vignes) suscitent l’intérêt. Pourtant, cette fois la secousse a été aussi subite que forte et ubiquiste, cette nouvelle mort violente et injuste d’un adolescent ayant entraîné la destruction irrationnelle de bâtiments publics (mairies, centres de loisirs, voire des équipements scolaires ou culturels) au service même des plus démunis, et de nombreuses atteintes aux biens privés, souvent des plus pauvres.

La ville est un sismographe de la société. Mais comme pour les soubresauts de la terre, on ne se prémunit pas des périls en enregistrant les secousses, mais par des normes de construction antisismiques. Il faut revenir aux fondamentaux, si ce n’est aux fondations, de la ville, et les répéter sans cesse, au risque de lasser. Il est urgent de faire le bilan de cette nouvelle crise, en l’inscrivant dans un diagnostic de fond des déséquilibres structurels de la société française.

Des thèses courtes et partielles

De nombreuses analyses se sont essayées à fournir des explications instantanées des violences urbaines. La première se réfère à l’origine des évènements dramatiques actuels : la mort de Nahel, un jeune franco-algéro-marocain de Nanterre (Hauts-de-Seine), abattu par un policier, sous motif, démenti par la vidéo, de « refus d’obtempérer » et de « mise en danger de la vie d’autrui ». Selon cette perspective, la France profonde n’aurait pas fait sa révolution idéologique postcoloniale, et la police développerait, notamment dans les opérations de maintien de l’ordre, des sentiments et des pratiques racistes contre l’immigration maghrébine et subsaharienne. Ces dispositions entraîneraient des abus de contrôles au faciès, aussi humiliants que provocateurs, et dans les cas les plus tragiques, des bavures meurtrières. Voilà du moins la thèse soutenue par le politologue Rachid Benzine, dans sa tribune du Monde du 1er juillet 2023. Une seconde explication, plus répandue encore, pointe le rôle des réseaux sociaux dans l’univers virtuel et la transmission des mots d’ordre chez les adolescents, assortie d’une démission des parents (« deux claques et au lit ! », a ainsi préconisé le préfet de l’Hérault, en provocation et infraction à la loi, qui interdit aux parents d’avoir recours aux châtiments corporels). Un dernier point de vue met l’accent sur l’absence de mixité sociale dans les banlieues défavorisées. Ali Rabeh, maire de Trappes (Yvelines), souligne ainsi dans cette perspective les dissymétries de répartition entre logements sociaux dans le département des Yvelines, en violation de la loi SRU (Solidarité et Renouvellement urbain), en vigueur depuis plus de 20 ans (2000) : 60 % dans sa commune, 10 % seulement à Maisons-Laffitte.

Tout cela n’est pas faux, mais ne permet pas à mon sens de comprendre la permanence et l’approfondissement des symptômes de la crise urbaine : les mêmes quartiers se trouvent affectés depuis des décennies des stigmates de la misère matérielle et morale (pauvreté, chômage, délinquance, trafics en tous genres, insécurité, retard et échec scolaires, morbidités accentuées et espérances de vie détériorées). Quatre ans après sa sortie (2019), c’est, il me semble, encore le film de Ladj Ly, Les Misérables, qui fournit le tableau clinique le plus convaincant : à travers la vie quotidienne d’une équipe de la BAC (brigade anti-criminalité) de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), la connivence avec les « grands frères » pour contrôler les jeunes et la cité, l’irruption soudaine et irrationnelle de la violence qui entraîne des réactions disproportionnées de la police, et surtout la peur qui s’empare de tous les acteurs du drame. La fiction pourrait être ici plus éclairante que tous les reportages et autres développements ponctuels des spécialistes en sciences sociales.

Mais le plus préoccupant reste encore la vanité des solutions – malgré les dizaines de milliards d’euros, pointés du doigt périodiquement par la Cour des comptes, pour rénover le bâti, accompagner le développement économique (les zones franches urbaines), et secourir en aides financières et en soins les plus pauvres. Ce constat d’échec recouvre un double sentiment : d’une part, les échelles de temps ne sont pas suffisamment prises en considération, puisque les urgences sont confondues avec les traitements de fond ; d’autre part, des erreurs stratégiques se perpétuent inexorablement, la quantité des investissements l’emportant sur leur qualité. Il serait pourtant opportun d’abandonner les certitudes idéologiques pour des perspectives politiques, et d’avoir le souffle long des ambitions qu’exigent à la fois les défis de sauvegarde de la ville et de sauvetage de la planète (Burgel 2022).

Que faire ?

À court terme, le rétablissement de l’ordre républicain partout et pour tous, en respectant les règles de l’État de droit, ne peut souffrir d’exceptions, ni de réserves. Mais il est un autre registre où l’action immédiate des pouvoirs publics est requise : comprendre et expliquer les émeutes urbaines partout où elles se sont produites. Il faut se donner les moyens scientifiques (et pas seulement policiers et judiciaires) de commencer à comprendre l’événement de l’été 2023. Il ne manque pas d’équipes et de chercheurs universitaires qu’on peut mobiliser sur le sujet, pour dépasser le reportage journalistique, qui a ses limites, ou les réactions immédiates d’« experts » en généralités, quand il faudrait l’humilité des enquêtes et des faits.

À moyen terme, il s’agit de ne pas commettre l’erreur de « punir » ou de culpabiliser les quartiers ou les familles, en diminuant ou supprimant des aides. Outre le doute sur la responsabilité d’acteurs en général dépassés par les évènements (mères élevant seules leurs enfants, parents sans capital culturel, ni pratique francophone, adolescents en rupture de lien social), l’effet pourrait être inverse de celui attendu, renforçant le sentiment d’injustice chez des populations déjà fragilisées économiquement. Il faut ainsi des rappels pédagogiques à l’ordre, assortis éventuellement de mises à l’épreuve, mais pas des sanctions financières. Il est indispensable de renforcer, au contraire, les aides aux associations éducatives, culturelles et sportives, plus que jamais nécessaires dans cette période de reprise en main, où beaucoup de bénévoles risquent d’être découragés, et où les destructions d’équipements publics ont rendu plus difficile encore l’assistance aux populations défavorisées. Enfin – et c’est le plus malaisé à cette échéance de temps –, il faut rétablir des relations de confiance entre les habitants et les autorités – à commencer par les maires et leurs équipes, qui ont été souvent les premières victimes de défiance et de violence contre l’ordre établi –, et tenter de restaurer des rapports de confiance avec une police de proximité. L’affaire s’annonce ardue, tant les relations entre police et population se sont détériorées. Mais surtout on se heurte ici à la puissance des trafics, de drogues au premier chef, dont on sait qu’ils font vivre une partie des « quartiers », et qu’ils ont objectivement contribué au retour à l’ordre en juillet dernier.

Repenser la politique de la ville

On ne résoudra le problème qu’en rendant la ville plus efficace et plus équitable pour tous (Burgel 2012, 2015, 2017). C’est là une œuvre de longue haleine, mais qui doit être mise en action dès aujourd’hui, même si les résultats escomptés sont de l’ordre de la décennie. C’est toute la politique de la ville poursuivie depuis près d’un demi-siècle qui est à revisiter. Il est aussi vain d’affirmer son inanité – sans les restructurations immobilières entreprises et les investissements culturels consentis, la crise actuelle serait sans doute plus profonde encore – que de prouver son insuffisance. Son principal défaut est sans doute d’être ciblée sur les quartiers en difficulté. Or la ville est un tout. Une véritable politique de la ville se doit ainsi de prendre en considération tous les espaces d’un ensemble urbain, une agglomération : à l’évidence, le logement, la mobilité, l’emploi, l’environnement réclament une unité de traitement et un « gouvernement » démocratique – c’est-à-dire élu au suffrage direct – de la ville, que la sectorisation des « agences » et des « missions » a divisés, tout autant que l’usage abusif de la décentralisation les a morcelés. Paradoxalement, la démission de l’État et les excès du municipalisme ont abouti au même résultat de sous-estimation des solidarités urbaines, spatiales comme sociales, sans lesquelles il n’y a pas de cité. C’est le premier enjeu à retrouver. Le second, et il n’est pas moindre, est de rééquilibrer l’effort d’investissement considérable déjà consenti de l’urbain vers l’humain. À quoi sert de faire imploser des tours, d’abattre des barres, d’ouvrir des cheminements et de bâtir un nouveau cadre de vie si, dans le même temps, les habitants sont laissés dans la même misère morale et matérielle ? Le chômage de masse et de longue durée, le sous-emploi et les statuts précaires, les discriminations à l’embauche sont des périls plus redoutables encore que des cages d’escalier dégradées ou des ascenseurs qui ne fonctionnent pas. Ils réclament des investissements financiers massifs, mais surtout une détermination politique sans faille. Si l’argent est compté, ne doit-il pas être mieux réparti au bénéfice des habitants ? Ne faut-il pas moins d’urbanisme et plus d’action sociale ?

Mettre l’éducation et la mobilité sociale au cœur du dispositif

Dans cette réorientation, l’école publique devrait être au cœur du dispositif. Il n’est plus tolérable que, dans la patrie de Jules Ferry, on continue d’accepter que les enfants des plus démunis soient durablement en échec scolaire. C’est un déni de justice et un mauvais calcul politique : on perd ainsi les valeurs de la République qui sont le fondement de l’unité du pays, et dont on voit bien, en période de tensions internationales et de résurgences du terrorisme islamiste, qu’elles sont au cœur du dispositif moral de la nation ; et on obère par là tout autant les chances de réussite individuelle, qui assurent la cohésion sociale. Le dédoublement systématique des classes de CP dans les quartiers difficiles a été un premier pas, trop timide, et surtout dépourvu d’évaluation cohérente : il faut poursuivre sans relâche cette renaissance d’un enseignement général, efficace pour tous, quel que soit son coût pédagogique et économique. Ses vertus émancipatrices sont plus avérées qu’un mythique enseignement professionnel, qui viendra de surcroît, comme couronnement de l’édifice éducatif commun.

Au-delà, l’accès du plus grand nombre à une activité professionnelle valorisée et valorisante reste l’arme essentielle de lutte contre la pauvreté, l’exclusion et la délinquance, et le moteur d’une mobilité sociale retrouvée. Pour casser la ghettoïsation ethnique et sociale, ses capacités ne sont-elles pas mieux éprouvées qu’une mixité résidentielle toujours avancée, mais qui n’est souvent que source de frustrations ou d’illusions ? Peu importe l’uniformité sociale d’un quartier si on peut s’en échapper par le haut, et que la population se renouvelle sans se paupériser sur place.

Sans oublier la composante environnementale, qui n’est pas encore admise par l’ensemble de la classe politique, c’est d’un renversement des idées et des stratégies urbaines dont il faut convaincre. Si l’émeute de 2023 pouvait y parvenir, nous ferions sans doute l’économie d’une révolution aventureuse prônée par certains, ou pire encore d’une dérive antidémocratique aux conséquences incalculables.

Bibliographie

  • Burgel, G. 2012. Pour la ville, Grane : Créaphis.
  • Burgel, G.(dir.). 2015. Essais critiques sur la ville, Gollion : Infolio.
  • Burgel, G . 2017. Questions urbaines, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
  • Burgel, G., Burgel, G., Paré, S. et Serre, J.‑F. (dir). 2020, Villes en parallèle, n° 49‑50, « Matériaux pour la ville de demain », Nanterre : Laboratoire de géographie urbaine.
  • Burgel G. (dir.). 2021 . Ville et Covid : un mariage de raisons, Paris : Karthala.
  • Burgel, G. 2022. Sauver la planète ville. Plaidoyer pour une ville durable et désirable, Paris : Archicity.

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Pour citer cet article :

Guy Burgel, « Émeutes urbaines et politique de la ville », Métropolitiques, 30 octobre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Emeutes-urbaines-et-politique-de-la-ville.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1968

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