La création des métropoles de Paris, Lyon et Marseille est au cœur de la réforme territoriale en cours [1]. Si la transformation de leurs configurations institutionnelles a fait l’objet d’une accélération subite, la construction d’une idée puis d’un projet métropolitain relève, dans les trois cas, de dynamiques anciennes et complexes. Les transports collectifs occupent une place notable dans ce processus : ils ont pu apparaître à la fois comme le ressort d’une gouvernance d’échelle métropolitaine et comme un levier du projet métropolitain, condition tant de sa performance que de sa cohésion. S’appuyant sur les travaux des « Journées Grand Paris » de l’École d’urbanisme de Paris [2], cet article propose une lecture critique de ce rôle structurant attribué aux infrastructures de transport, en poursuivant l’approche comparative ouverte il y a peu par Daniel Béhar.
Paris : les transports comme projet métropolitain ?
À Paris, Lyon et Marseille, la question des transports collectifs a cristallisé les débats sur la métropole autour de trois enjeux : améliorer la compétitivité du système métropolitain ; favoriser le report modal vers les modes alternatifs à l’automobile ; renforcer la cohésion sociale et territoriale à une échelle vaste.
À Paris, on ne peut qu’être frappé par la synecdoque représentant le projet métropolitain : dans l’esprit des habitants, des journalistes et même des élus, le « Grand Paris » reste d’abord et avant tout un nouveau réseau de métro. Initialement baptisé « Grand Huit », il est devenu après bien des péripéties le « Nouveau Grand Paris ». Si la montée en puissance de la question métropolitaine est bien antérieure à ce projet, force est de constater qu’il a polarisé, voire phagocyté, le débat politique et médiatique grand-parisien depuis bientôt sept ans (Orfeuil et Wiel 2012). Cette préemption s’explique notamment par une communication efficace des porteurs du projet, jouant à la fois sur le registre de la compétitivité régionale (la boucle entre les clusters) et sur celui du désenclavement des quartiers en difficulté (la desserte de Clichy-sous-Bois et Montfermeil). Après de nombreuses polémiques et des transformations importantes, le projet est entré dans une phase plus consensuelle de stabilisation. Toutefois, selon de nombreux auteurs, il ne répond que très partiellement aux enjeux de la mobilité quotidienne dans la métropole parisienne, notamment parce qu’il laisse en partie de côté le réseau existant (Orfeuil 2014).
Lyon et Marseille : développer et réorganiser des infrastructures obsolètes ou inexistantes
À Lyon, la question des transports n’a pas occupé une place aussi centrale dans un débat structuré de longue date autour de la mise en mouvement des acteurs économiques au service de la compétitivité métropolitaine (Payre 2013). Toutefois, cet enjeu a émergé progressivement à partir de plusieurs prises de conscience sur différents registres : la nécessité de répondre à la double dynamique de desserrement résidentiel et fonctionnel à l’échelle de la grande région urbaine, de Saint-Étienne à Grenoble ; l’urgence de moderniser le nœud ferroviaire lyonnais, dont les infrastructures engorgées sont menacées d’obsolescence [3] ; la volonté de renforcer le pôle intermodal de la Part-Dieu, cœur stratégique de la métropole lyonnaise et moteur de son attractivité à l’échelle nationale et européenne.
Enfin, à Marseille, les carences de l’offre de transport public et la saturation du réseau routier sont souvent citées parmi les principaux « handicaps structurels » freinant le développement de la métropole et minant sa cohésion territoriale (Viard 2014) [4]. Dans un contexte marqué par une forte dispersion urbaine, le recours très majoritaire à la voiture (95 % de part modale sur les déplacements domicile–travail vers le pôle d’activités des Milles), la faiblesse des modes lourds (deux lignes de métro) et plus largement l’inadaptation des transports collectifs métropolitains dessinent les traits d’une véritable « exception marseillaise ». Comme à Lyon, une prise de conscience récente a conduit à des initiatives diverses mais inabouties et désordonnées – le conseil régional en faveur du train, le département en faveur du car [5], etc. Dans ce contexte, les transports sont désormais identifiés par la plupart des acteurs comme le « chantier prioritaire » [6] de la future métropole.
Transports et gouvernance métropolitaine : des trajectoires contrastées
Les transports collectifs constituent un terrain privilégié de la coopération intercommunale. Dès les années 1970, la création et l’extension des périmètres de transports urbains (PTU), articulés à des autorités organisatrices de transport urbain (AOTU), ont permis d’organiser la gestion des réseaux dans un cadre supracommunal (Beaucire et Lebreton 2000). Le cas de Marseille offre une illustration par l’absurde de cette évolution : la fragmentation de l’offre de transport, « avec ses multiples réseaux en étoile déconnectés les uns des autres et gérés par une dizaine d’autorités locales » [7] (Gilles Pipien [8]), traduit et illustre l’émiettement du paysage intercommunal. Seul le réseau de cars du conseil général relie de façon efficace les différentes polarités de la métropole.
Toutefois, avec l’extension des espaces de vie et la dilatation des pratiques de déplacements, la question de la gouvernance des transports dépasse désormais largement le cadre intercommunal [9] ; elle devient interterritoriale. La région lyonnaise fait ainsi figure de laboratoire : création dès 1989 de l’association « Région urbaine de Lyon », dans le but d’élaborer des stratégies partagées pour la mobilité ; coopérations inter-SCOT (schéma de cohérence territoriale), avec l’appui des agences d’urbanisme [10] ; démarche REAL (réseau express de l’agglomération lyonnaise) rassemblant entre 2005 et 2010, à l’initiative de la région Rhône-Alpes, neuf AOTU, quatre départements, de nombreuses intercommunalités, SNCF et RFF autour de projets de modernisation des infrastructures ferroviaires. En janvier 2012, un pas supplémentaire était franchi avec la création, concomitante à celle du pôle métropolitain du G4 [11], d’un « syndicat métropolitain des transports » réunissant les agglomérations de Lyon, Saint-Étienne, Bourgoin-Jallieu et Vienne. Il ne s’agit pas, au contraire du STIF (Syndicat des transports d’Île-de-France), d’une AOTU intégrée, mais d’une structure de dialogue destinée à faciliter la mise en œuvre d’actions communes et la mise en cohérence de l’offre de services. Toutefois, ces initiatives ont rencontré de nombreuses résistances, en raison de postures politiques et de conflits récurrents sur le financement des projets. Comme le regrette Corinne Tourasse [12], « l’introduction d’un peu de gouvernement dans un océan de gouvernance s’est révélée plus paralysante qu’enthousiasmante » [13].
La métropole avec ou sans les transports
Dans ce contexte, quels changements peut-on attendre de la création des institutions métropolitaines ? À Lyon comme à Marseille, la nécessité de gérer les transports à la bonne échelle et de façon intégrée a souvent été présentée comme l’une de leurs justifications premières. Toutefois, les deux projets ne manquent pas d’ambiguïtés. À Lyon, alors que la dynamique d’intégration s’est fondée sur un patient travail partenarial à une échelle large, la métropole devrait conduire à une concentration des compétences sur un territoire étroit – qui exclut l’aéroport et le pôle intermodal de Saint-Exupéry. Gérard Collomb, maire de Lyon et président du Grand Lyon, a affiché une feuille de route claire pour la métropole dont il prendra la présidence en janvier 2015 : récupérer l’ensemble des compétences transport et fusionner les AOTU [14]. Des tensions et des concurrences sont donc à prévoir, notamment avec le pôle métropolitain et la région, tandis que le devenir des territoires hors métropole reste incertain.
À Marseille, cette question ne se pose pas, en raison de l’ampleur du périmètre retenu (93 communes) : la volonté de changer en profondeur la gouvernance des transports est largement partagée, même chez les élus opposés au projet gouvernemental. Toutefois, malgré l’élaboration plutôt consensuelle d’un « plan de transport métropolitain » [15], plusieurs projets récents, comme le tramway d’Aubagne ou les bus à haut niveau de service du Pays d’Aix, montrent que la coordination des autorités de transport à l’échelle métropolitaine reste un vœu pieux – sans même parler de la création d’une AOTU intégrée.
En matière de gouvernance, Paris fait figure d’exception, en raison notamment du rôle historique joué par l’État central dans l’organisation des transports. Ce dirigisme a conduit à la création d’une autorité organisatrice unitaire (le Syndicat des transports parisiens), placée depuis 2000 sous la tutelle de la région (le STIF), et à un quasi-duopole de deux entreprises publiques d’État, la RATP et la SNCF. Après une période de relative « normalisation », la gouvernance des transports franciliens a fait l’objet d’une nouvelle poussée d’interventionnisme étatique (Orfeuil 2014). Ainsi, la conception et la mise en œuvre de plusieurs projets, à commencer par le réseau de transport du Grand Paris, confié à une société ad hoc (la Société du Grand Paris), ont été retirées au STIF. Dans ce contexte, le législateur s’est bien gardé d’attribuer à la future métropole les compétences en matière de transport, alors que celle-ci sera responsable de l’aménagement de l’espace et du développement économique… et que tous les acteurs de la scène métropolitaine appellent de leurs vœux une meilleure intégration entre transport et aménagement !
En poussant jusqu’à la caricature les tendances observées, trois scénarios émergent : la métropole et les transports à Lyon ; la métropole sans les transports à Paris ; les transports sans la métropole à Marseille.
« Soft » ou « hard » ? Entre logique de l’offre et logique de services
Outre les aléas de la gouvernance dans les trois métropoles, les projets illustrent une tension structurelle entre, d’un côté, une logique de l’offre, qui consiste à déployer des investissements massifs dans de grandes infrastructures de transport et, de l’autre, une logique de services, fondée sur la rationalisation et l’amélioration de l’existant.
À Lyon, la plupart des initiatives menées lors des dix dernières années, notamment dans le cadre de la démarche REAL, relèvent plutôt du second registre : hiérarchisation des axes de transport collectif (avec la création en 2007 d’un service TER cadencé) ; réaménagement des gares ; renouvellement du matériel roulant ; intégration tarifaire, etc. Elles ont obtenu un succès remarquable en termes de fréquentation (+ 45 % de passagers transportés en cinq ans). Toutefois, la logique infrastructurelle est aussi présente, comme en ont témoigné les surenchères des candidats aux élections municipales de Lyon sur les projets de métro [16] ou la préparation du contrat de plan 2014‑2020 : « les territoires ont réclamé des preuves d’amour en investissements plutôt qu’en services » [17] (Corinne Tourasse). Pourtant, le maintien de l’offre à son niveau actuel demande déjà des financements considérables. Tous les regards se tournent désormais vers la Part-Dieu, pôle d’échanges traversé par un demi-million de personnes chaque jour. Son réaménagement devrait marquer l’avènement d’un véritable hub international au cœur de Lyon.
Inversement, le cas parisien a pu apparaître, avec le Grand Huit, comme l’archétype d’un modèle que Jean-Pierre Orfeuil qualifie de « saint-simonien », fondé sur un primat accordé à la grande infrastructure. Dès l’origine du projet, plusieurs acteurs ont critiqué son caractère pharaonique et sa déconnexion avec le réseau existant, pourtant marqué par la saturation de ses principales lignes et une qualité de service médiocre. Toutefois, le projet a connu une série de recalibrages, dans le sens d’une meilleure adaptation de l’offre à la demande et d’une intégration renforcée avec les lignes existantes, tandis qu’un plan d’investissements complémentaires pour les RER et les prolongements de métro a été adopté. Des critiques demeurent (Orfeuil 2014), en particulier sur l’absence de mise à l’agenda d’alternatives beaucoup moins coûteuses relevant d’une logique de services (automatisation des lignes, gestion des incidents, amélioration de l’information voyageurs, etc.) [18].
La tension entre offre et services s’exprime avec moins d’intensité à Marseille. En effet, les carences héritées dans la desserte, l’ampleur de l’automobilité et la configuration multipolaire de la métropole obligent à un traitement différencié dans l’espace et dans le temps. En témoignent les trois projets identifiés comme étant les plus « emblématiques d’une plus-value métropolitaine » (Fouchier 2014) : à court terme, des voies réservées sur autoroute aux lignes de bus à haut niveau de service pour relier les pôles d’activités ; à moyen terme, des « corridors ferroviaires » performants, fondés sur l’optimisation des lignes existantes, pour structurer la charpente métropolitaine ; à long terme, la création d’une traversée souterraine autour de la gare Saint-Charles pour créer de nouvelles relations internes à la métropole. Ce programme à la fois ambitieux et pragmatique emprunte clairement aux deux registres.
Le cas marseillais pourrait-il pour une fois faire école ? Il a le mérite de rappeler que, au-delà des discours sur l’intégration territoriale, la compétitivité et les « effets structurants » (Offner 2014), les transports ne peuvent conforter les projets métropolitains que par des améliorations concrètes et visibles de la qualité de vie des citoyens.
Bibliographie
- Beaucire, Francis et Lebreton, Joël. 2000. Transports publics et gouvernance urbaine, Paris : Éditions Milan, coll. « Les Essentiels Milan ».
- Fouchier, Vincent. 2014. « La nécessité de changer la donne est telle qu’on la mobilise sans mal », Mouvement Métropole, n° 3, février.
- Offner, Jean-Marc. 2014. « Les effets structurants du transport : vingt ans après », L’Espace géographique, n° 2014‑1, p. 52‑53.
- Orfeuil, Jean-Pierre et Wiel, Marc. 2012. Grand Paris. Sortir des illusions, approfondir les ambitions, Paris : Scrineo.
- Orfeuil, Jean-Pierre. 2014. « Le métro “Grand Paris” : un choix contestable », Futuribles, n° 402, septembre.
- Payre, Renaud (dir.). 2013. Lyon, ville internationale. La métropole lyonnaise à l’assaut de la scène internationale, 1914-2013, Lyon : Libel.
- Viard, Jean. 2014. Marseille, le réveil violent d’une ville impossible, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.