Concevoir un « projet transport » efficace pour la métropole parisienne ne consiste pas à choisir des tracés, ni à examiner de nouvelles variantes, toutes choses qui occupent depuis trop longtemps les opérateurs, les collectivités locales et l’État. Il s’agit d’abord de proposer une autre manière d’analyser les besoins et de définir les objectifs.
Trois objectifs prioritaires face à la crise des transports franciliens
Un plan adapté à la crise des transports actuelle et diminuant fortement la domination de l’automobile dans les déplacements franciliens doit répondre à trois objectifs prioritaires :
- Améliorer l’accessibilité des zones mal desservies de l’agglomération, qui sont loin d’être seulement en grande banlieue, et desservir les pôles d’emploi mal connectés.
- Substituer le transport en commun à l’automobile : augmenter rapidement et durablement la capacité des réseaux lourds (RER essentiellement) à absorber de nouveaux déplacements. L’objectif est d’atteindre 10 millions de voyageurs par jour en 2017 (au lieu de 7 millions aujourd’hui), soit plus de 50 % de part de marché avant 2025 (32 % aujourd’hui).
- Passer d’une situation de pénurie et d’engorgement à une logique d’augmentation massive de l’offre de transport concurrentielle face à l’automobile.
Il s’agit, en somme, de transformer très rapidement le réseau existant de RER et métro, conçu pour une agglomération de 7 millions d’habitants où toute l’activité était concentrée sur le cœur de Paris et le pôle émergent de la Défense, en un réseau métropolitain à grande vitesse permettant de se déplacer rapidement et confortablement dans l’ensemble de la zone dense de la région Île-de-France. C’est au regard de cette ambition que doit être évalué le projet Grand Paris Express.
Le Grand Paris Express, un effet marginal sur la crise des transports
Le paradoxe principal du projet Grand Paris Express (GPE), qui engloutit, a minima, 20 milliards d’euros d’investissements en une quinzaine d’années, est qu’il risque de n’avoir qu’un effet marginal sur la mobilité et les déplacements en Île-de-France. Il suffit pour s’en convaincre de considérer en parallèle la situation des déplacements et des infrastructures existantes et la répartition modale actuelle entre automobile, transports publics et autres modes de déplacements.
- Le réseau de transports en commun est globalement saturé. Il transporte 6,8 millions de voyageurs par jour avec un certain nombre de lignes en grande difficulté – l’ensemble des RER, les lignes 1, 4 et 13 du métro, notamment.
- La mobilité automobile est dominante (plus de 15 millions de déplacements par jour), sa part de marché augmente lorsqu’on s’éloigne du centre de l’agglomération, avec une congestion croissante des grands axes routiers.
- Un certain nombre de zones périphériques, dont certaines à l’intérieur même de la zone centrale, sont extrêmement mal desservies par les transports en commun rapides, notamment pour accéder à certains grands pôles d’emplois : c’est le cas des plateaux de Montreuil, de Champigny et du Val de Bièvre–Orly ou du secteur Gare Montparnasse–Parc des Expositions/Porte de Versailles.
- L’architecture du réseau est radiale et les trois lieux d’interconnexion et de concentration des flux (Châtelet–Les Halles, Gare du Nord, Saint-Lazare) sont complètement engorgés. Cela allonge les temps de transport et dégrade le confort des voyageurs. Pour le reste du territoire dans son ensemble, il y a une très faible connexion des réseaux métro et RER, surtout au-delà du périphérique, alors même que la connectivité est l’enjeu central d’un réseau métropolitain.
Si la part modale des transports en commun actuelle est d’environ 32 %, les 2 millions de déplacements prévus pour le GPE au bout de 15 ans (dans la version optimiste) seront en bonne partie des usagers existants. Au vu des chiffres avancés par ses promoteurs, l’infrastructure ne modifiera pas substantiellement la donne d’un système de mobilité toujours dominé par les véhicules individuels. La part modale des transports en commun risque ainsi, au bout de cet effort financier gigantesque de ne progresser que modestement pour atteindre très difficilement 40 % des déplacements motorisés.
Les 32 milliards d’investissements programmés (Grand Paris Express + plan régional transports) et les déficits de fonctionnement prévisibles ne permettront donc même pas de se rapprocher des 10 millions de voyageurs par jour à l’horizon 2025. Une des raisons est que le plan d’investissement complémentaire pour les RER existants et les prolongements de métro reste trop partiel pour avoir un impact sur la capacité globale du réseau.
Intensifier le réseau existant, développer les solutions innovantes
L’erreur majeure du Grand Paris est de parier sur une infrastructure autonome qui fait l’impasse sur la transformation des systèmes et réseaux existants. Ils sont nombreux, extra-muros, dont la transformation permettrait de gagner en maillage et en capacité de trafic sur l’ensemble de l’agglomération pour un coût et dans un délai largement inférieurs.
Pour dire les choses autrement, il serait plus efficace d’aller jusqu’au bout de la stratégie RER adopté en 1965 par Delouvrier. Cela suppose de réparer certaines erreurs des années 80, notamment le tronçon commun entre les RER D et B [1]. Cela passe aussi par la création de nouvelles lignes en optimisant les faisceaux existants dans les gares Saint-Lazare ou Montparnasse, en recyclant les infrastructures disponibles et en créant ponctuellement les barreaux manquants pour relier Roissy via le RER D, le pôle Villette (RER E), Versailles et la Défense par les Batignolles [2], etc.
Il s’agit simplement de faire basculer le réseau Transilien des trains de banlieue vers l’efficacité et la productivité du RER, bien plus intense et universel. Ce réseau maillé d’une dizaine de lignes de RER à grande vitesse permettrait un développement urbain métropolitain en zone dense tout en renforçant les liaisons avec les pôles plus éloignés : Roissy, Cergy, Évry, Saclay… Dans cette logique, deux tangentielles automatiques reprenant les faisceaux La Défense—Saint-Denis—Bobigny et Orly—Marne-la-Vallée suffiraient pour finir le maillage de la zone dense.
Le principe d’intensification des réseaux existants doit pouvoir se décliner avec l’automatisation des lignes de métro principales à coût minimal (150 millions d’euros pour la ligne 1) conjugués à des prolongements aériens (investissement divisé par trois par rapport au souterrain) qui en feraient des « RER bis » sur les secteurs de banlieue non couverts par le réseau ferré [3].
La logique des tramways, pertinente en province pour des échelles spatiales inférieures, doit être limitée en Île-de-France en raison de ses handicaps (vitesse, capacité, coût d’investissement et d’exploitation). Des solutions bien plus efficaces comme le T Zen, bus rapide et écologique, émergent. Elles sont une réponse au besoin de réactivité et de souplesse. Il faut aussi laisser la place à des solutions innovantes, type téléphérique, dont les avantages majeurs sont encore ignorés.
Enfin, facteur essentiel à l’irrigation universelle de la métropole, ce n’est pas 72 « super-gares » à la réalisation plus qu’incertaine, mais l’ensemble des points de contact entre le réseau et la métropole, 300 stations de métro et plus de 400 gares RER modernisées, qui constituent l’armature du système de mobilité régional.
Prendre en compte l’ensemble de la métropole : une rupture culturelle
Cette stratégie alternative est donc un mix de transformation radicale des systèmes existants et d’utilisation de véritables innovations dans le transport public. Elle aurait de multiples avantages :
- avec 20 milliards d’euros sur dix ans, la métropole peut se doter d’un réseau capable de supporter 15 millions de déplacements dans la décennie 2020 ;
- stratégie souple, elle peut être démultipliée et déclinée sur l’ensemble des réseaux, et peut se déployer simultanément dans des logiques territoriales sur mesure ;
- l’ensemble du système métropolitain est pris en compte, et pas seulement les territoires qui reçoivent l’onction d’une gare « Grand Paris ».
Surtout, cette stratégie répond à l’urgence citoyenne de reconstruction d’un réseau existant, d’amélioration de la vie quotidienne et de réponse aux graves difficultés de fonctionnement des entreprises. Son avantage est double : elle est une réponse palliative pertinente à court terme, en attendant que les travaux du Grand Paris soient lancés, et elle offre une porte de sortie efficace à long terme, si les décideurs franciliens revenaient en cours de route à la raison.
Cela demande toutefois un changement radical de culture de tous les acteurs. Les collectivités territoriales doivent dépasser le pur mode revendicatif. La région Île-de-France doit forger une doctrine des systèmes de transports publics permettant d’engager la rupture avec la dépendance automobile. L’État doit revoir son intervention, traduction d’une lecture datée des enjeux économiques et urbains, pour redevenir un intercesseur territorial impartial. Il doit aussi être le garant de la transformation des opérateurs de mobilité, qu’il contrôle pour une large part. La SNCF et Réseau ferré de France (RFF) doivent changer leur mode de conception, d’organisation et de gestion du réseau ferré, pour intensifier les trafics et optimiser les infrastructures existantes. La RATP, quant à elle, doit maximiser ses systèmes légers existants ou nouveaux, plutôt que de chercher à concurrencer la SNCF sur le réseau lourd extra-muros.
Le gouvernement, avec le réseau Grand Paris Express, a choisi un modèle de développement obsolète, un « Dubaï-sur-Seine » [4] condamné par la crise économique et totalement inadapté à une métropole riche de 11 millions de citadins et d’une structure urbaine vivante construite dans le temps long de la ville. Fabriquer une métropole « post-Kyoto » plus efficace, plus solidaire, plus écologique, est-ce créer 40 gares du Grand Paris dont 10 hubs ?
La métropole est un système complet et interdépendant : la transformation doit concerner l’ensemble des territoires, les pôles nouveaux mais aussi les pôles existants, et fabriquer un maillage beaucoup plus équilibré, avec un métro à grande vitesse rendant accessibles les grandes fonctions métropolitaines à l’ensemble des citoyens. Derrière ces bouleversements, c’est la forme spatiale de la métropole francilienne qui est en jeu.