Depuis le début des années 1990, le principe de développement durable et son affirmation comme cadre normatif ont érigé l’articulation des politiques d’urbanisme et de transport en nouveau référentiel, voire en « tarte à la crème » (Offner 2007) de la planification urbaine en Europe. À Rome, la politique conduite entre 1993 et 2008 par la municipalité de centre-gauche s’est fortement inspirée de ce paradigme, au point d’être qualifiée de « modèle romain d’aménagement » (Marcelloni 2003). Spectaculaire retournement pour une ville longtemps considérée comme le « mauvais élève de l’urbanisme européen » (Insolera 1962), emblématique des dysfonctionnements du transport collectif et de la perversion de l’urbanisme par les dynamiques spéculatives.
Du mauvais élève au « modèle » romain ?
L’une des interventions majeures du tournant du siècle fut sans conteste le vaste programme de modernisation des infrastructures ferroviaires romaines : prolongement du métro, mise en chantier d’une troisième ligne, réhabilitation de liaisons régionales abandonnées ou sous-exploitées. Cette « thérapie du chemin de fer » (cura del ferro) n’était pas qu’un projet technique : dans une ville marquée par un siècle d’urbanisation non maîtrisée, la stratégie pour la mobilité a constitué le socle du renouveau des politiques urbaines.
En effet, le nouveau plan régulateur général (PRG) de la ville de Rome [1] apparaît comme une synthèse des expériences de « planification intégrée » menées en Europe au cours des vingt dernières années. D’une part, les normes techniques du plan imposent une limitation en amont des droits à construire en fonction de l’accessibilité ferroviaire : le développement urbain est subordonné à la présence ou à la réalisation d’une gare ou d’une station du réseau ferré urbain ou régional. D’autre part, le PRG propose de cristalliser l’urbanisation périphérique à proximité des gares les plus importantes, en y implantant de nouvelles « centralités métropolitaines ». Si l’on reprend la typologie des méthodes de planification de la durabilité urbaine établie par Vincent Kaufmann et al. (2004), la politique romaine est à la fois « interventionniste » – elle subordonne l’urbanisation à des normes d’accessibilité – et « fondée sur l’offre » – elle déploie des infrastructures de transport pour offrir une accessibilité structurant la croissance urbaine.
Toutefois, des recherches récentes ont mis en évidence les discordances entre les intentions des politiques urbaines et la réalité des évolutions territoriales (Nessi 2006 ; Delpirou 2009). En effet, l’articulation entre transport et urbanisation s’est heurtée aux héritages territoriaux et politiques de la capitale italienne.
Densifier une ville extensive ?
En premier lieu, les ambitions municipales ont été limitées par l’inertie des modes de production de la ville. La commune de Rome a toujours été contrainte de négocier avec de puissants propriétaires-promoteurs pour parvenir à orienter le développement urbain ou à équiper et desservir les nouvelles zones d’urbanisation. Or, la conjoncture immobilière favorable des années 2000, perçue comme un élément moteur du renouveau économique de la capitale, a réduit les marges de manœuvre municipales. Quelques contre-exemples vertueux, comme le Parco Leonardo [2], ne sauraient masquer l’enracinement d’une « culture du mètre cube » et de la consommation des sols chez les constructeurs romains, dont l’activité a entretenu une urbanisation périphérique à faible densité, souvent sans amélioration préalable de la performance des transports collectifs. Comme le rappelle Walter Tocci, ancien premier adjoint au maire de Rome (1993-2000), « on ne passe pas en dix ans d’un siècle d’affairisme spéculatif à un urbanisme du développement durable ».
En deuxième lieu, le potentiel d’urbanisation autour des gares a été surestimé. « Les gares qui offrent les conditions d’une densification significative se comptent sur les doigts d’une main » [3], estime Massimo Mengoni, ancien responsable de la société Risorse per Roma, chargée de la valorisation foncière des terrains ferroviaires. En effet, la plupart des lignes régionales modernisées ont été réalisées à la fin du XIXe siècle, sans aucun lien avec le développement de la ville ; nombre d’entre elles ne rencontrent pas de tissu urbanisé pendant plusieurs kilomètres. Surtout, la densification s’est heurtée à une opposition virulente des milieux environnementalistes. À petite échelle, la pression des élus écologistes a contribué à la sanctuarisation a priori du système des espaces verts : les parcs ont été définis comme des invariants territoriaux, au risque de désarticuler les opérations intégrées entre transport et urbanisation. À grande échelle, les associations ont obtenu, au nom de la défense de la qualité de vie, l’édiction de normes strictes concernant la densité et les espaces verts de quartier. Ces dispositions ont conduit à une forme de malthusianisme dans l’aménagement.
Au-delà de ces contradictions classiques dans les objectifs de l’urbanisme durable, force est de constater que le regain d’intérêt pour les fortes densités n’a que marginalement influencé le milieu de la planification urbaine à Rome. Il n’y a pas, dans la capitale italienne, de « consensus culturel » sur la compacification : « l’idée d’une densification à l’intérieur de la ville consolidée découle de l’application abstraite de modèles étrangers, déconnectés de l’histoire de Rome, de ses spécificités et des conflits qui ont caractérisé la gestion de la ville au cours des trente dernières années » (Roberto Morassut, adjoint à l’urbanisme entre 2001 et 2008).
En troisième lieu, l’ampleur des décalages entre la planification et la réalité des évolutions territoriales témoigne des carences historiques de l’urbanisme opérationnel en Italie : si les études préalables et les règlements sont toujours très nourris, leur articulation avec les phases ultérieures du projet demeure médiocre. Aussi la promotion d’une gestion croisée de la mobilité et de l’occupation des sols a été handicapée par l’absence de structures durables de maîtrise d’ouvrage. Quelle peut être la signification de la planification urbaine, alors que celle-ci semble systématiquement contournée et que la plupart de ses instruments de mise en œuvre échappent, à des degrés divers, au contrôle public ? Les échecs capitolins en matière d’urbanisation intégrée rappellent que les règlements d’urbanisme ne font pas la ville : en dépit de ses innovations, le nouveau PRG de Rome se limite à fixer les règles d’un jeu joué par d’autres acteurs [4]. Son échec doit être analysé à l’aune des réflexions contemporaines sur les usages sociaux du droit et sur les modalités de production de la ville durable.
En outre, la conflictualité chronique de l’environnement institutionnel romain – marqué par la concurrence entre échelles d’intervention, la modestie des marges de manœuvre financière et l’absence d’une autorité métropolitaine susceptible de hiérarchiser les projets – a incontestablement constitué un frein puissant à l’intégration des politiques urbaines.
La nécessaire territorialisation des politiques d’urbanisme durable
Finalement, les difficultés à promouvoir un modèle de ville compacte à l’échelle de l’agglomération comme à l’échelle des projets témoignent de l’inadaptation de cette stratégie de développement au territoire romain, issu d’une croissance spéculative et extensive et d’une vision fonctionnaliste de l’aménagement. Cette impasse rappelle que les mêmes remèdes ne produisent pas invariablement les mêmes effets : les politiques d’aménagement se heurtent à la rugosité des territoires sur lesquels elles s’inscrivent. Aussi la diffusion des « bonnes pratiques » de l’action publique restera-t-elle vaine si elle ne s’accompagne pas d’une prise en compte accrue des particularités des contextes urbains, des configurations institutionnelles et des jeux politiques locaux.