Quatre ans après son lancement en grande pompe, le « grand Paris » reste un effet d’annonce, une idée pour faire rêver : au quotidien, les problèmes n’ont fait que s’approfondir ces dernières années. C’est particulièrement le cas de la crise du logement et des conditions de transports, les deux questions majeures auxquelles l’agglomération parisienne est confrontée avec la crise sociale des quartiers déshérités.
Quatre ans de délais et détours pour quels changements ?
Concernant le logement, tous les indicateurs sont au rouge : la tension sur les marchés, l’accès au logement social et le volume de construction neuve (seulement 40 000 en 2010 contre un objectif SDRIF de 60 000 et présidentiel de 70 000). Les associations, fondation Abbé Pierre en tête, soulignent la très forte croissance des populations concernées par le Mal-Logement. De plus en plus de ménages consacrent toujours plus d’argent pour des logements toujours plus éloignés de leurs lieux de travail ou plus petits.
Quant aux transports, la situation était déjà difficile en 2007. Elle n’a fait que s’aggraver, notamment sur les grands réseaux, Métro, RER et trains de banlieue. Les conditions de voyage, la fiabilité, la rapidité, se dégradent de manière continue. Selon le calendrier actuel du Grand Paris, une bonne dizaine d’années d’attente sera nécessaire pour la mise en service des premiers tronçons du réseau de métro automatique. Voilà de quoi rassurer des voyageurs en souffrance quotidienne dans un réseau à bout de souffle !
En son temps, Jules Ferry avait dénoncé les comptes fantastiques du projet Haussmannien, contestant l’utilisation de l’argent public au profit de grands opérateurs immobiliers. Il faut se demander aujourd’hui si le Grand Paris ne constitue pas un « gouffre » public tout aussi inquiétant.
Un gouffre d’abord par l’argent déjà dépensé sans véritable transparence et sans aucun résultat concret. Le cabinet Blanc, pour commencer, jugé pléthorique par le député Derosier, bénéficie des salaires les plus élevés par rapport aux autres ministères. La mission Grand Paris, ensuite : une trentaine de chargés de mission dans une structure sans véritable statut qui depuis 2007 conçoit en chambre le programme. La Société du Grand Paris (SGP), enfin, active depuis quelques mois, comporte plusieurs dizaines de personnes et prévoit d’atteindre la centaine de collaborateurs. La SGP se superpose au STIF (le Syndicat des transports d’Île-de-France), aux opérateurs de transports et aux collectivités locales compétentes dans le domaine : pour un gouvernement qui veut simplifier la carte territoriale, éviter les doublons et alléger les systèmes de décision, avec le Grand Paris, on marche à reculons. Même si elle bénéficie de recettes fiscales supplémentaires, l’inquiétude est maximum sur sa capacité à mener des projets qui tiennent plus de l’usine à gaz partenariale que d’un véritable projet de territoire.
Le Grand Paris Express : un Grand Canyon financier
Mais le plus redoutable est à venir. Si l’on se concentre sur l’objet principal sinon unique du projet, le réseau de transport, l’accord passé entre le gouvernement et la région fait état d’un programme d’investissement de 32 milliards d’euros conjuguant la réalisation des 150 km du réseau Grand Paris Express (GPE) et la requalification des réseaux existants, notamment les RER. Le problème est que les solutions développées pour le GPE constituent un gouffre en investissement. En l’état, le projet de souterrain à grande échelle en première couronne revient à 150 millions d’euros du kilomètre sans compter le coût du matériel et le coût supplémentaire élevé de gares souterraines (rien à moins de 50 millions d’euros dans les cas les plus simples).
La métropole parisienne est la seule dans le monde à planifier un réseau souterrain aussi budgétivore : toutes les autres villes réservent ce mode réseau à la traversée des secteurs anciens hyperdenses et prévoient pour le reste de passer en aérien (sur grandes voiries ou friches à reconvertir) ou de recycler des infrastructures existantes. Dans un rapport très détaillé publié en 2010 [1], la Cour des Comptes a alerté sur la dérive systématique des coûts prévisionnels d’investissement prévus par les opérateurs : Sur les 25 projets du CPER 2000-2006, l’augmentation moyenne entre le coût initial et le coût réel s’établit à 92 %. Cette tendance à minorer la facture reste une pratique généralisée qui n’épargnera sans doute pas ces nouveaux projets. Vu les incertitudes géologiques nombreuses en Île-de-France, un dérapage de 50 % est tout à fait vraisemblable pour le creusement de 150 km de tunnels.
Il faut ajouter à cela l’exploitation du nouveau réseau ; elle a fait l’objet d’une seule véritable estimation dans le cadre du rapport du député Carrez (septembre 2009). Pour un investissement de 24 milliards d’euros (Réseau Grand Paris version Christian Blanc combiné au plan de mobilisation de la région), les besoins complémentaires de fonctionnement sur la période 2010-2025 sont de 19 milliards d’euros, qui viennent s’ajouter à la dérive continue du déficit de fonctionnement du réseau évaluée, elle, à 24 milliards d’euros. [2]
La charge actuelle du STIF, près de 8 milliards d’euros par an, sera durablement alourdie par les réseaux supplémentaires. La couverture de zones largement moins dense générant des trafics moins élevés, le prix de revient par voyageur sera moins favorable que ceux observés sur les réseaux RER et Métro existants. Combinés au coût initial augmenté des dépassements, ce constat rend le financement et la réalisation du réseau dans sa globalité largement virtuelle.
Un modèle d’intervention insoutenable
Au delà de la seule question financière, les désavantages de cette stratégie du tout neuf-tout beau se cumulent : les délais de réalisation, 10 ans en moyenne, sont plus longs que ceux autorisés par un recyclage d’emprises existantes ou un passage en viaduc. De plus, une infrastructure souterraine produit une quantité de carbone élevée, un kilomètre de tunnel engendre 40 000 tonnes de CO2, soit pour la totalité du réseau une addition minimale de 6 millions de tonnes. Ces arguments sont connus, cela n’a pourtant pas effrayé les décideurs.
Pourquoi cette fuite en avant ? Elle rappelle furieusement des dossiers nationaux, comme les dossiers Lignes Grandes Vitesse Normandie et Sud Ouest par exemple, qui ont la formidable double faculté de faire monter le coût des travaux à des valeurs astronomiques tout en faisant rêver les élus locaux. Ils voient arriver l’Etat avec des projets mirifiques, garantis sans nuisances et sans oppositions de riverains (car souterrains) et leur promettant une dynamique économique inespérée. Derrière chacun de ces grands travaux, les majors du BTP cherchent à faire émerger de nouveaux chantiers où les marges sont importantes. La construction de tunnels en fait partie car la mécanisation y est extrême et la main d’œuvre limitée pour des machines qui ont mobilisé des investissements considérables.
Cette stratégie revient à privatiser les bénéfices immédiats générés par les chantiers en créant des déficits publics par gonflement de la dette. Le syndrome Réseaux Ferrés de France ou RFF, près de 30 milliards de dette cumulée, guette donc le projet Grand Paris Express. C’est toute une conception de l’investissement public dans les grandes infrastructures qu’il s’agit de repenser. Ce modèle obsolète datée des trente glorieuses qui perdure est synthétisé par le dicton « quand le bâtiment va, tout va ». L’équation économique keynésienne de ces grands travaux fait l’impasse sur le contexte socio-économique contemporain. Le taux de croissance tendanciel est divisé par deux, l’endettement accumulé en une génération est colossal, la croissance démographique est moins dynamique…
La question n’est pas le montant de l’investissement en tant que tel, mais le fait que, sous couvert de Grenelle et de transport en commun, on évite d’interroger le rapport qualité-prix de ces investissements. Un investissement inconséquent, même dans un système de transport en commun, serait pourtant la porte ouverte à un développement non durable.
Grand Paris Express : concorde imaginaire du XXIème siècle
Avant même d’être réellement lancé, le réseau Grand Paris Express concentre les caractéristiques d’un prototype obsolète : coût financier et écologique astronomique, délai de réalisation lointain et forcément sous-estimé, consensus factice. Tous les ingrédients d’un crash industriel public sont réunis.
Il est d’ailleurs assez inquiétant de voir se concentrer dès maintenant les études et projets de densification sur les sites des futures gares. L’horizon de mise en œuvre du GPE étant, dans le meilleur des cas, espéré pour 2020, cette stratégie urbaine inscrit la métropole en situation de dépendance complète à la réalisation du réseau. Cette logique est en contradiction avec les principes d’une économie des ressources et de l’espace qui jouerait sur l’intensification de la métropole et sur les qualités spécifiques du transport en commun. Elle est de plus particulièrement dangereuse car elle est fragile, non réversible et, comme on l’a vu, particulièrement risquée…
Au delà des engagements ponctuels sur la qualité de service des RER, ce programme fait ainsi fi de la volonté des citoyens de voir la situation évoluer dans les années à venir. De nombreuses voix se sont d’ailleurs élevées contre le projet proposé : écologistes, associations, élus de territoires « oubliés » du tracé, grande banlieue, etc. Leur contestation s’est épuisée faute de relais et d’un modèle alternatif de développement des transports en Île-de-France. C’est à cela qu’il s’agirait de réfléchir afin de permettre une meilleure desserte au moindre coût et dans les meilleures conditions de l’ensemble des territoires franciliens.
La situation est paradoxale eut égard aux problèmes quotidiens permanents, mais il faudrait presque se réjouir de la fragilité politique du consensus actuel. Sa date limite de validité, avril 2012, est suspendue au destin présidentiel et aux réalités économiques des lendemain d’élections. Dans un pays déjà gangrené par la dette publique, ce n’est pas une gageure. Si les rebondissements à venir permettent de mettre plus vite en service un projet plus efficace, ce serait reculer pour mieux rouler.