Comment et selon quels enjeux les habitants du Grand Lyon ont-ils investi les dernières élections présidentielles ? L’ouvrage Vox populy livre une vision contrastée de leurs rapports à la politique, à partir d’une enquête centrée sur les parcours résidentiels. Il fait le pari d’une approche ancrée dans les espaces sociaux diversifiés que constituent différents territoires ou quartiers de l’agglomération, pour aborder les modalités de socialisation politique, au plus près des trajectoires familiales, professionnelles et résidentielles. Partant d’une mise en contexte fouillée et précise des pratiques électorales (orientation des votes, mais aussi normes morales encourageant la participation ou, au contraire, refus de la consultation électorale), il révèle les critères multiples et hétérogènes qui président aux « choix » réalisés au fil de la campagne (valeurs religieuses, conceptions de la justice sociale, mais aussi qualités humaines imputées aux candidats, ou bien défiance vis-à-vis de la vie politique, etc.), des critères qui sont bien souvent éloignés des thématiques explicitement perçues comme politiques. Délaissant donc une vision restrictive et légitimiste de la participation électorale, le propos de l’ouvrage se concentre sur les rapports « ordinaires » à la politique, qui se nouent dans le quotidien de la vie de quartier, au fil des aspirations sociales, des alliances matrimoniales, des parcours professionnels ou encore des rencontres amicales et des mobilisations associatives.
Pour cela, c’est une méthode d’enquête résolument qualitative et compréhensive qui a été privilégiée : la réalisation d’entretiens répétés (entre trois et cinq) de la fin 2011 au printemps 2012, ce qui suppose l’obtention d’un accord préalable de la part des enquêtés, ainsi que, par la suite, l’établissement de relations de confiance avec les enquêteurs. Il faut ici dire quelques mots sur le cadre de cette enquête, qui constitue une originalité de l’ouvrage : celui-ci est issu d’un cours de méthodologie de la recherche proposé par cinq enseignants-chercheurs de l’Institut d’études politiques de Lyon, auquel ont participé de nombreux étudiants. C’est donc le caractère collectif de cette enquête qui a permis le recueil d’un important matériel empirique auprès d’une centaine d’habitants du Grand Lyon. En rassemblant un grand nombre d’enquêteurs autour d’une approche commune, cette démarche a permis de faire varier les profils sociaux des enquêtés. Plus encore, elle démontre, s’il en était besoin, l’intérêt des recherches collectives, qui va au-delà des possibilités de démultiplication des lieux investigués. La richesse de cette enquête permet, en effet, de mettre au jour des trajectoires d’électeurs allant à l’encontre des stéréotypes et représentations du sens commun sur l’électorat de tel ou tel parti ; nous y reviendrons. Soulignons enfin que le « pari » lancé par les auteurs – inscrire la recherche dans un cadre pédagogique – se poursuit autour de la volonté d’une restitution à un large public. Vox populy apparaît donc comme un livre à la lecture aisée, au propos alliant clarté et rigueur.
Quartiers bourgeois, quartiers populaires, centre(s) et marge(s) urbaines
Venons-en au cœur de l’ouvrage, construit autour d’un découpage socio-spatial en six parties qui sont autant de portraits de territoires composant l’agglomération lyonnaise. C’est là l’un des mérites de cet ouvrage que de livrer sur une approche fine des dynamiques sociales et urbaines qui structurent les parcours résidentiels, au travers de territoires contrastés. Certains sont perçus comme des archétypes étroitement associés à certains groupes sociaux (les quartiers centraux d’Ainay et du 6e arrondissement, où la bourgeoisie traditionnelle est installée de longue date ; les quartiers anciens en voie de gentrification de la Croix‑Rousse et de la Guillotière, liés aux « bobos » dans les discours journalistiques) ; d’autres font également l’objet de représentations sociales très typées (les banlieues « dorées » des Monts d’Or au nord-ouest ou les villes populaires de l’est, Vaulx-en-Velin, Vénissieux et Bron, qui ont longtemps constitué la « banlieue rouge » lyonnaise) ; enfin, deux derniers types de territoires sont étudiés, qui ne sont pas dotés d’images aussi prégnantes que les précédents : il s’agit de lieux intermédiaires, aux interstices entre centre et banlieue (les « seuils de la ville », le Bachut dans le 8e arrondissement ou encore le Tonkin à Villeurbanne) ou bien aux marges de l’agglomération (les territoires suburbains ou périurbains accueillant des pavillons, comme Saint‑Jean à Villeurbanne ou certains quartiers des communes de Mions et Décines-Charpieu).
Signalons que l’ouvrage propose une description socio-démographique de ces territoires, accompagnée des principaux résultats électoraux. L’intention des auteurs est ensuite de livrer un « panorama » du vote, au fil de trajectoires particulières d’électeurs, bien plus que de procéder à une analyse globale des résultats électoraux. Il est toutefois dommage que cet ouvrage ne comporte aucune carte, alors même que les usages des outils cartographiques se sont renouvelés en sociologie électorale, et que les apports de ces techniques sont tout à fait susceptibles de nourrir les analyses contextuelles et qualitatives du vote (voir, par exemple, les cartes de synthèse du programme Cartelec pour la ville de Lyon).
Portraits d’électeurs
Vox populy donne ensuite à lire, pour chacun de ces territoires, une série de portraits d’électeurs. Ces séries, loin de viser une quelconque représentativité ou exhaustivité, proposent au contraire une analyse contextualisée des rapports à la politique, à partir des visions du monde dont ces habitants sont porteurs. L’intérêt de ces portraits réside précisément dans la façon dont ils permettent d’aller au-delà des idées reçues et représentations communes. Citons tout d’abord le cas des banlieues résidentielles « huppées » que constituent les communes des Monts d’Or : l’entre-soi préservé des villas cossues façonne le regard que portent leurs habitants sur la politique. Daniel, l’un d’entre eux, médecin dans une clinique privée et doté de revenus élevés, est loin de satisfaire à l’image d’un électeur « compétent », c’est-à-dire soucieux de fonder ses choix électoraux sur une analyse informée des discours politiques. Il témoigne, au contraire, d’un « scepticisme » à l’égard des effets concrets de l’action politique, notamment en matière d’économie, scepticisme et désintérêt qui sont donc loin d’être l’apanage des seules classes populaires. C’est par souci de préservation de ses acquis (patrimoine, niveau de revenu) et par habitude que Daniel continue de voter à droite, comme il l’a toujours fait, même s’il rejette les manières d’être de Nicolas Sarkozy. Cet exemple montre, comme d’autres, que les rapports à la politique demeurent informés par des éléments extra-politiques, y compris au sein des classes supérieures.
De façon plus transversale, il est également intéressant, entre autres, d’évoquer les trajectoires d’habitants ayant voté pour le FN : celles-ci permettent de souligner la grande hétérogénéité des profils sociaux de ces électeurs, occasionnels ou réguliers, que l’agrégation des scores électoraux gomme trop souvent. Elles amènent ensuite à mettre en évidence la multiplicité des motifs qui favorisent le « choix » de cette offre électorale : chez Bénédicte, issue d’une famille d’industriels conservateurs et catholiques, habitant une résidence fermée de la Croix‑Rousse, le vote FN est envisagé comme un vote de sanction à l’égard de la droite, qu’elle juge insuffisamment dure en matière de contrôle de l’immigration ; Bénédicte reste, cependan,t une électrice régulière de la droite classique, et ne se tourne vers le FN que lors de premiers tours ou d’élections qu’elle considère « moins importantes ». Chez Aurélie, originaire d’un village de Saône-et-Loire et résidant dans le quartier du Bachut, c’est le sentiment que Marine Le Pen est « à l’écoute du peuple, de la classe moyenne », qui prédomine. Cette jeune employée ne distingue, à l’inverse, pas le candidat de la gauche de celui de la droite et rejette en bloc les candidats des petites formations partisanes. Si la question de l’immigration préoccupe ces deux électrices, leurs pratiques électorales et les déterminants de leurs votes divergent donc fortement. Si l’on aimerait en savoir plus sur ces deux habitantes, ces portraits ont le mérite de battre en brèche les représentations dominantes des électeurs du FN, quasi exclusivement associés aux classes populaires rurales et périurbaines [1].
Bien d’autres trajectoires gagneront l’intérêt des lecteurs, tant elles permettent de saisir de façon concrète les aspirations et les façons d’envisager le monde social des habitants du Grand Lyon, pour in fine donner à comprendre les déterminants multiples de leurs votes. On pourrait, bien sûr, regretter, même si cela dépasserait le cadre d’une démarche parfaitement cohérente, l’absence d’analyses prenant à bras-le-corps la question de la socialisation politique au sein de certains groupes professionnels, notamment ceux qui se donnent à voir de façon collective dans la ville à l’occasion de mobilisations sociales, comme ceux des salariés des Transports en commun lyonnais (TCL), des enseignants, ou encore des ouvriers des grandes usines industrielles (Renault Trucks à Vénissieux, raffinerie de Feyzin, etc.). Mais le propos de l’ouvrage suit le fil « d’une sociologie urbaine du politique » : il offre ainsi un regard documenté et fourni sur la diversité des pratiques et des orientations électorales, à rebours des discours simplistes postulant l’existence d’électorats durablement constitués et socialement homogènes.