Depuis le début des années 1990 en Europe occidentale, l’injonction à promouvoir « l’attractivité des territoires » s’est généralisée à tous les niveaux de gouvernement. Les États, mais également les régions et les villes, se mobilisent pour capter les capitaux, les entreprises à haute valeur ajoutée et la main-d’œuvre diplômée, dont on suppose que la mobilité à l’échelle nationale mais aussi internationale se serait fortement accrue. Si ces politiques de promotion de l’« attractivité » et de la « compétitivité » des territoires urbains font l’objet de multiples controverses dans les champs scientifique, politique et militant, l’opposition duale entre métropoles attractives et périphéries reléguées qui cadre ces débats est rarement mise en question. De même, la capacité des gouvernements locaux à soutenir l’accumulation de richesses et plus spécifiquement à attirer activités économiques, salarié∙e∙s, touristes, habitant∙e∙s et capitaux est considérée comme allant de soi, tant par les promoteurs que par les détracteurs des dynamiques de métropolisation.
Dépasser l’horizon de la métropolisation
Les chantres de la métropolisation présentent comme nécessaires les concentrations d’investissements publics et privés au sein des grandes agglomérations afin de leur permettre de s’imposer dans la concurrence qu’elles se livreraient à l’échelle internationale (Thisse et Van Ypersele 1999). Le rassemblement des entreprises, des infrastructures et de la main-d’œuvre diplômée au sein d’un même espace métropolitain permettrait ainsi une plus forte croissance, des gains de productivité et des créations d’emplois (Glaeser 2011 ; Krugman 1991), au point de ruisseler sur leurs périphéries et même d’être redistribués au-delà (Davezies 2021 ; Partridge et Rickman 2008). Face à eux, une série de travaux critiques pointent au contraire les conséquences désastreuses de ces concentrations urbaines et de la course à l’attractivité : sont dénoncés tantôt le renforcement des inégalités socioéconomiques entre territoires métropolitains et périphériques (Bourdeau-Lepage et Huriot 2005) et au sein de chaque agglomération internationalisée (Castells et Mollenkopf 1992 ; Sassen 1991), tantôt les multiples formes de violences et de pollutions générées par la métropolisation (Faburel 2018). Fréquemment interprétées comme le fruit d’une néolibéralisation des villes (Pinson 2020), ces évolutions sont là aussi présentées comme difficilement évitables : les injonctions étatiques et les contraintes marchandes mèneraient tôt ou tard les gouvernements urbains à jouer le jeu de la concurrence interterritoriale en contribuant aux dynamiques de métropolisation à l’œuvre, du Grand Paris et d’Aix-Marseille-Provence aux métropoles de Bordeaux, Lille ou Strasbourg en passant par le Grand Lyon.
Pour autant, l’essentiel des travaux empiriquement étayés attentifs aux mobilités d’entreprises (Delisle et Laine, 1998 ; Grossetti et al. 2018 ; Zalio 2004), de populations (Martin-Brelot et al. 2010 ; Scott 2010) et de capitaux (Theurillat et al. 2014) mettent en lumière des choix de localisation dont les déterminants sont largement hors de portée des pouvoirs publics locaux. Prenant acte de la faible réception de ces recherches sur les scènes politiques locales, ce dossier vise à participer à leur diffusion tout en questionnant la pérennité paradoxale des politiques d’attractivité alors même qu’elles sont le plus souvent condamnées à échouer. Que font les gouvernements urbains censés rendre les métropoles attractives s’ils ne disposent pas des leviers permettant d’infléchir les choix d’implantation des firmes ou des populations résidantes, employables et solvables qu’ils visent à faire venir « du monde entier » ? Que reste-t-il alors des utopies métropolitaines, des attentes qu’elles suscitent et des mythes sur lesquels elles sont fondées ? Quelles sont en ce sens les conséquences des politiques de métropolisation sur l’aménagement des territoires, leur peuplement et les relations qu’ils entretiennent avec leurs environnements directs et plus éloignés ?
Les mirages de la métropole attractive
Sans apporter une réponse exhaustive à ces interrogations, les contributions à ce dossier les discutent en étayant dans un premier temps le constat de l’impuissance des métropoles à gouverner les flux de capitaux, d’entreprises et de populations. En écho aux réflexions construites avec Olivier Bouba-Olga sur la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence), Michel Grossetti synthétise plus de dix ans de recherches démontrant que l’affirmation selon laquelle les villes seraient actrices d’une compétition internationale pour capter les « start-ups » et les « créatifs » est globalement infondée. Que ce soit dans les salons internationaux de l’immobilier qu’observe Antoine Guironnet dans l’ouvrage recensé par Romain Lecler, ou au fil de la mise en œuvre des grands projets de renouvellement urbain étudiés par Clément Barbier à Lille et Hambourg, les pouvoirs locaux sont rarement en mesure d’attirer à eux les investissements internationaux. De même, les politiques de fusion et de concentration menées autour des métropoles comme des universités ne permettent d’accroître ni la productivité économique (Bouba-Olga 2022), ni celle des scientifiques, comme le montre la recherche de Camille Vergnaud sur les réformes de l’enseignement supérieur en France et aux États-Unis. Enfin, lorsqu’il s’agit d’œuvrer à une ville moins inégalitaire et moins ségrégée, les pouvoirs publics et les gouvernements métropolitains en particulier se révèlent bien incapables de redistribuer les richesses privées comme les investissements publics (Desage 2012). C’est notamment ce que révèle l’analyse qu’Antoine Lévêque livre de la politique de transports de l’agglomération lyonnaise, où l’entre-soi des élus et les quêtes d’attractivité participent de la relégation socio-spatiale et politique des quartiers populaires en empêchant leur desserte.
La réalité sociale, économique et symbolique d’un mythe d’action publique
Si l’attractivité métropolitaine relève du mythe, au sens où elle repose sur une série de récits ambivalents et peu étayés empiriquement, sa diffusion n’en a pas moins des conséquences bien réelles pour l’action publique locale, les territoires et leurs populations (Desage et Godard 2005). La première d’entre elles est l’essor des professionnels des cabinets de conseils en marketing urbain et des agences de développement que l’on croise dans les salons étudiés par A. Guironnet, auquel il faut ajouter celui des spécialistes en classements internationaux et en évaluation qui œuvrent aux réformes de l’université analysées par C. Vergnaud, et d’une partie des experts du fait métropolitain étudiés par Christophe Parnet. Ces derniers, en commercialisant leurs activités de conseil auprès des collectivités, contribuent à travers celles-ci et les rapports et interventions publiques qu’ils rédigent, à faire de la métropole attractive le cadre de pensée et d’action dans lequel les politiques locales sont débattues et élaborées.
En parallèle de ces acteurs participant d’une nouvelle forme de bureaucratie (Graeber 2015), les métiers de la ville, de l’administration publique, de l’université, de la culture et d’un nombre croissant d’organisations ancrées dans les territoires sont transformés par la diffusion des injonctions au rayonnement, à l’excellence et à la promotion de l’attractivité. En ce sens, C. Vergnaud montre que les scientifiques sont de plus en plus nombreux à être contraints de devenir gestionnaires de projets au gré d’actes administratifs toujours plus envahissants, se détournant progressivement de leurs missions de recherche et d’enseignement. Dans un autre contexte, la participation ritualisée des professionnels du « développement territorial » aux salons internationaux de l’immobilier, aux petits déjeuners d’entrepreneurs et autres cérémonies d’inauguration des grandes réalisations architecturales est souvent tout ce qu’il reste aux chargés de projets, dont C. Barbier montre l’impuissance et les situations ambiguës dans lesquelles ils peuvent se retrouver.
La seconde série d’implications liées au mythe de la métropole attractive touche à la transformation effective des territoires et à la manière dont il est possible d’y travailler, de s’y mouvoir et plus globalement d’y habiter. Dans de nombreux cas, l’attractivité, l’excellence et le rayonnement international des métropoles peuvent être invoqués pour disqualifier et marginaliser les usages populaires de l’espace, qu’il s’agisse de lieux de résidence, de travail ou de loisirs, et les activités productives jugées indignes de cette nouvelle modernité faite « de filières innovantes », de « créatifs » et « d’architecture durable ». Si l’attraction d’investisseurs et surtout d’entreprises et de travailleuses et travailleurs mobiles à l’échelle internationale est hors de portée des gouvernements locaux, les efforts de mise en scène de cette volonté permettent localement la marchandisation de bien des espaces (Guironnet 2021) et des activités (Vergnaud 2018). Le processus de métropolisation s’organise dès lors à une échelle régionale avec la concentration d’entreprises et donc d’emplois et de populations au sein de pôles urbains mais aussi de secteurs périurbains toujours plus vastes, où lieux de travail et de résidence sont toujours plus fortement déconnectés les uns des autres, notamment pour les postes les moins qualifiés et les plus précaires. En ce sens, la contribution de Jessie Lerousseau souligne que l’extension des aires d’attraction des grandes agglomérations ne permet pas d’opposer un groupe de métropoles dynamiques et un ensemble de périphéries reléguées, cela d’autant moins que les grandes agglomérations sont les espaces où les prix de l’immobilier, les congestions des axes de transport et les pollutions dégradent le plus le quotidien d’une majorité d’usagers.
Un « rayonnement international » aux implications très localisées
Tout se passe alors comme si l’invocation de l’attractivité internationale des métropoles servait en premier lieu les restructurations des territoires à l’échelle locale. Le cas des Hauts-de-France, traité ici par J. Lerousseau, illustre ainsi comment la croissance des pôles métropolitains est souvent due au déplacement d’activités et de populations issues des autres villes de l’espace régional. Dans l’article de C. Barbier, les investissements immobiliers qui convergent massivement sur le territoire de projet de l’IBA Hamburg ou les déménagements de sièges d’entreprises et d’institutions sur la zone de l’Union sont le fait d’acteurs déjà implantés dans les aires métropolitaines de Hambourg et Lille. Ces résultats sont analogues à ceux des travaux soulignant que les mobilités résidentielles – au fil des recompositions du peuplement de Bruxelles (Van Criekingen 2013) – les déménagements d’entreprises – notamment en région lyonnaise (Aguilera-Belanger et al. 1999) – comme les investissements immobiliers (Theurillat et al. 2014) s’organisent principalement à l’échelle de la région, voire de l’agglomération. Les transformations auxquelles donne lieu le mythe de l’attractivité métropolitaine s’opèrent ainsi, le plus souvent, aux dépens des classes populaires qui, dans les quartiers des grandes agglomérations comme dans les espaces moins densément peuplés où se portent les investissements immobiliers, pâtissent du renchérissement brutal de leurs logements et de leurs mobilités.
Au sommaire de ce dossier :
- « L’attractivité, un mythe de l’action publique territoriale », Michel Grossetti.
- « Des métropoles incapables de redistribuer ? Le déploiement des transports en commun lyonnais confisqué par les élus », Antoine Lévêque.
- « La métropole comme horizon. Des experts au service de la production d’une évidence réformatrice », Christophe Parnet.
- « La mondialisation urbaine au prisme des salons internationaux de l’immobilier », Romain Lecler.
- « Au nom de l’attractivité métropolitaine. Sacrifices et rituels du renouvellement urbain par grand projet », Clément Barbier.
- « L’excellence contre la science. Quand la mise en compétition et la bureaucratisation éloignent l’université de ses missions », Camille Vergnaud.
- « Les impensés de la métropolisation : le cas des Hauts-de-France », Jessie Lerousseau.
Bibliographie
- Aguilera-Belanger, A., Bloy, D., Buisson, M.-A., Cusset, J.-M. et Mignot, D. 1999. Localisation des activités et mobilité, Lyon : Laboratoire d’économie des transports.
- Bouba-Olga, O. 2022. « Dépasser le modèle métropolitain. Pour des politiques d’aménagement attentives à l’histoire et aux particularités des territoires », Métropolitiques, 22 avril 2022.
- Bourdeau-Lepage, L. et Huriot, J.-M. 2005. « Chapitre 3. La métropolisation : thème et variations », in M.-A. Buisson (dir.), Concentration économique et ségrégation spatiale, Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur, p. 39-64.
- Castells, M. et Mollenkopf, J. (dir.). 1992. Dual City. Restructuring New York, New York : Russell Sage Foundation.
- Davezies, L. 2021. L’État a toujours soutenu ses territoires, Paris : Éditions du Seuil.
- Desage, F. 2012. « La ségrégation par omission ? Incapacités politiques métropolitaines et spécialisation sociale des territoires », Géographie, économie, société, n° 14, p. 197-226.
- Desage, F. et Godard, J. 2005. « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales », Revue française de science politique, n° 55, p. 633-661.
- Delisle, J.-P. et Laine, F. 1998. « Les transferts d’établissements contribuent au desserrement urbain », Économie et Statistique, n° 311, p. 91-106.
- Faburel, G. 2018. Les Métropoles barbares, Paris : Le Passager clandestin.
- Glaeser, E. 2011. Triumph of the City. How Our Greatest Invention Makes Us Richer, Smarter, Greener, Healthier, and Happier, New York : Penguin Press.
- Graeber, D. 2015. Bureaucratie, Paris : Les liens qui libèrent.
- Grossetti, M., Barthe, J.-F. et Chauvac, N. 2018, Start-ups, des entreprises comme les autres ? Une enquête sociologique en France, Paris : Sorbonne Université Presses.
- Guironnet, A. 2021. « Faire et défaire la métropolisation. Comment la financiarisation a transformé les projets de renouvellement urbain du Grand Paris et du Grand Lyon », Métropolitiques, 28 janvier 2021.
- Krugman, P. 1991. « Increasing Returns and Economic Geography », Journal of Political Economy, vol. 99, n° 3, p. 483-499.
- Martin-Brelot, H., Grossetti, M., Eckert, D., Gritsai, O. et Kovács, Z. 2010, « The Spatial Mobility of the “Creative Class” : A European Perspective », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 34, n° 4, p. 854-870.
- Partridge, M. et Rickman, D. 2008. « Distance from Urban Agglomeration Economies and Rural Poverty », Journal of Regional Science, vol. 48, n° 2, p. 285-310.
- Pinson, G. 2020, La Ville néolibérale, Paris : PUF.
- Sassen, S. 1991. The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton : Princeton University Press.
- Scott, A. 2010. « Jobs or Amenities ? Destination Choices of Migrant Engineers in the USA », Papers in Regional Science, vol. 89, n° 1, p. 49-63.
- Theurillat, T., Rérat, P. et Crevoisier, O. 2014. « Les marchés immobiliers : acteurs, institutions et territoires », Géographie, économie, société, n° 16, p. 233-254.
- Thisse, J.-F. et van Ypersele, T. 1999, « Métropoles et concurrence territoriale », Économie et Statistique, n° 326-327, p. 19-30.
- Van Criekingen, M. 2013. « La gentrification mise en politiques. De la revitalisation urbaine à Bruxelles », Métropoles [en ligne], n° 13, 1er décembre 2013.
- Vergnaud, C. 2018. Universités et universitaires en leurs territoires : quelles implications pour quelles missions ? Étude comparée des cas de Syracuse University et de l’université Paris Nanterre, thèse de doctorat, Université Paris Nanterre.
- Zalio, P.-P. 2004. « Territoires et activités économiques. Une approche par la sociologie des entrepreneurs », Genèses, n° 56, p. 4-27.