Dès les premières lignes d’Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Antoine Guironnet nous fait pénétrer sur les lieux du MIPIM (pour Marché international des professionnels de l’immobilier), « autoproclamé “salon de l’immobilier mondial” » (p. 9). Ces rencontres réunissent chaque année 30 000 participants à Cannes, parmi lesquels 5 000 professionnels de l’investissement, mais aussi les représentants de 500 collectivités territoriales.
Le MIPIM constitue pour Antoine Guironnet un terrain d’observation de la mise en concurrence des « métropoles » par les principaux investisseurs internationaux, qui disposent – pour les 100 plus gros d’entre eux – de placements équivalents à 5 000 milliards d’euros. Les collectivités se rendent à l’événement pour les convaincre de financer leurs projets de développement urbain, au point d’augmenter d’année en année leurs budgets de participation, le Grand Paris dépensant par exemple presque 1 million et demi d’euros pour exposer au MIPIM. Le prix du mètre carré d’un pavillon y est de 10 000 euros, pour un événement qui dure à peine quelques jours : « un prix qui rivalise... avec celui de l’immobilier parisien ! », ironise le chercheur (p. 65).
Un double processus de financiarisation et de métropolisation
La mondialisation urbaine que le MIPIM permet d’observer obéit à un double processus de financiarisation (dominé par le poids des investisseurs et la titrisation de l’immobilier) et de métropolisation. Antoine Guironnet, qui reprend ici les travaux de Patrick Le Galès (1995) ou Ludovic Halbert (Halbert et al., 2012 ; Halbert et al., 2014) qui ont accompagné sa recherche, explique :
L’organisation spatiale du salon où des territoires s’exposent aux yeux des investisseurs contribue sans aucun doute à renforcer le sentiment de leur mise en concurrence par un capital réputé hyper-mobile. Être sur le salon, ce serait le premier pas pour entrer sur le radar de ces grands fonds d’investissement, et autres sociétés immobilières cotées en Bourse (p. 69).
Le succès du MIPIM à sa création en 1990 découle du choix de ses organisateurs de concentrer l’événement sur le segment le plus rentable, financiarisé et internationalisé des marchés immobiliers : l’immobilier locatif d’investissement. C’est là que « s’observe une circulation internationale des capitaux » (p. 33). Ce choix de découpage marchand a permis l’essor et l’internationalisation spectaculaire de l’événement, passé de 3 000 à 30 000 participants et de 22 à 100 pays représentés en quinze ans.
L’accréditation plutôt que la transaction
Le MIPIM partage en fait de nombreux traits communs avec d’autres salons internationaux – un dispositif de plus en plus étudié ces dernières années dans les sciences sociales francophones (Garcia-Parpet 2005 ; Serry et Vincent 2013 ; Brailly et Favre 2016). Le MIPIM a notamment plusieurs points communs frappants avec les salons internationaux de l’audiovisuel que j’ai étudiés il y a quelques années (Lecler 2019). Ils ont d’ailleurs les mêmes organisateurs (la société Reed, filiale d’un groupe de médias néerlando-britannique) et se déroulent dans le même lieu – le palais des festivals à Cannes, avec le soutien de la municipalité qui y trouve une source majeure de revenus.
Surtout, au MIPIM tout comme sur les salons audiovisuels, aucune transaction n’est conclue pendant l’événement, alors même que la dimension marchande est prédominante, avec une démarcation claire entre des vendeurs qui exposent et des acheteurs qui visitent leurs pavillons (au MIPIM, les investisseurs et les représentants de territoires).
Les participants s’y retrouvent en réalité pour de nombreuses autres raisons : pour amorcer, débloquer, mettre en scène les affaires déjà conclues, pour entretenir un carnet d’adresses, pour siphonner les idées et projets des concurrents, pour s’informer sur leur secteur d’activité, ou tout simplement pour prouver qu’ils n’ont pas disparu du marché (Lecler 2020).
Ainsi, au MIPIM, « l’enjeu de la participation des délégations territoriales relève moins de la négociation et la conclusion de « deals » que de leur capacité à gagner du crédit dans l’opinion des investisseurs » (p. 69). L’événement est au fond un moment d’« accréditation des territoires par la finance » (p. 17), et ce pour deux raisons : il s’agit d’accréditer des représentations parmi les investisseurs, et de faire circuler les représentations des investisseurs auprès des acteurs publics en quête de crédit.
La porosité des sphères publiques et privées
Une autre similarité entre les salons internationaux réside dans la porosité entre les sphères publiques et privées dans la mondialisation contemporaine. Le MIPIM révèle alors, à travers les pratiques de ses participants, l’emprise concrète des logiques néolibérales dans la planification urbaine. D’ailleurs, Antoine Guironnet constate qu’« à l’image du salon, la frontière entre public et privé s’est estompée : il n’est pas rare de voir des chefs de projet d’une société d’aménagement rejoindre les rangs des promoteurs privés et vice-versa » (p. 64).
Il dresse en outre le portrait des figures politiques habituées du MIPIM, affairées à la métropolisation de leurs villes : Gérard Collomb est tout à son projet de faire de Lyon une « valeur sûre » pour les investisseurs, Boris Johnson fait de Londres un sanctuaire pour les investisseurs internationaux en même temps qu’un tremplin politique, Patrick Braouezec et d’autres élus communistes de la Seine Saint-Denis se rallient à la métropolisation du Grand Paris.
Une méthode d’analyse sociologique des marchés mondialisés
D’un point de vue méthodologique, les salons internationaux constituent un site précieux pour enquêter sur les segmentations et différenciations des marchés mondiaux, à la fois d’un point de vue économique et symbolique. Antoine Guironnet nous promène dans les allées du palais des festivals, observant comment les représentants de Lyon rapprochent leur pavillon de Lisbonne, Zurich et Francfort parce qu’ils aspirent au même type de développement urbain, ou comment la logique de métropolisation du Grand Paris conduit les collectivités franciliennes à converger peu à peu vers un seul et même pavillon au sein du salon.
D’un côté, il documente ce qui est spectaculaire, telles ces maquettes urbaines (d’Istanbul, du village olympique de Saint-Denis) qui matérialisent les projets urbains pour faire rêver les investisseurs. De l’autre, il pointe du doigt ce qui reste caché, comme ces espaces à huis clos où se déroulent les rencontres avec les dirigeants des fonds souverains d’Asie et du Moyen-Orient.
Crises et monopolisation du projet urbain
Les salons sont très sensibles aux crises économiques : en 1991, en 2008 (les subprimes) et en 2020 (le coronavirus), le MIPIM s’est retrouvé à chaque fois déserté. Mais c’est aussi au MIPIM que se sont jouées les sorties de crise : demeurer ou réapparaître dans les allées cannoises, c’est afficher sa solidité au sein du marché. « Ne pas être au MIPIM, c’est se faire rayer de la carte du futur ! », signale abruptement l’un des enquêtés (p. 53). Être ou rester au MIPIM, c’est donc appartenir au groupe d’agents en situation de définir les évolutions et les reconfigurations des marchés immobiliers internationaux.
De manière complémentaire, le chercheur esquisse une analyse des tentatives inabouties de collectifs militants de faire des salons internationaux d’immobilier un site stratégique de contestation des logiques de financiarisation et de métropolisation. Il suit notamment les efforts de la Coalition européenne d’action pour le droit au logement et à la ville, créée en 2013. Si ces mobilisations ont connu quelques succès à Londres, elles ont échoué en France, en particulier au MIPIM, où la municipalité cannoise a empêché les militants de se rapprocher du Palais des festivals.
La définition dominante de la mondialisation urbaine est donc accaparée par les « accrédités » des salons internationaux, au détriment d’autres groupes. Les organisateurs du MIPIM neutralisent même la critique militante, en intégrant à leur manifestation des thématiques a priori éloignées du produit immobilier le plus rentable, l’immobilier d’investissement locatif : l’environnement, la mixité des usages, le logement, etc. Mais ils reformulent toujours ces enjeux dans le langage du capitalisme et de la financiarisation.
De quoi l’international et ses « professionnels » sont-ils le nom ?
L’ouvrage laisse toutefois en suspens quelques questions. La reprise des découpages institutionnels explicites (par collectivités, par sociétés ou par marchés) conduit par exemple à réifier les organisations et les « casquettes » adoptées par les enquêtés, tout en négligeant leurs propriétés sociales. Comment devient-on un·e « accrédité·e » ? Quels parcours, quelles conditions sociales, quels types de mobilité, de carrière expliquent ou justifient ce statut au MIPIM ? Au-delà du seul constat de l’appariement entre collectivités et investisseurs, avec leur panoplie d’intermédiaires, le salon international ne pourrait-il pas visibiliser un espace de positions plus différencié, avec des hiérarchies et des conflits sur les normes d’investissement au sein même du marché ?
Antoine Guironnet désigne les salons internationaux comme la « vitrine de l’immobilier mondialisé ». Il constate pourtant que les cloisonnements nationaux y restent décisifs, que les collectivités y rencontrent surtout des partenaires nationaux (60 % des visiteurs du stand du Grand Paris sont français, p. 62), et que la grande majorité des participants au MIPIM est européenne (les Américains ou les Russes sont peu présents et de moins en moins, tandis que le reste du monde est singulièrement absent). Cela conduit à s’interroger sur l’internationalisation de ces salons soi-disant « internationaux », qui renseignent peut-être davantage sur les formes d’intégration régionale (ici européenne) dans la mondialisation commerciale.
Bibliographie
- Brailly, J. et Favre, G. 2016. « La recette de la mondialisation. Sociologie du travail d’un organisateur de salon », Sociologie du travail, vol. 58, n° 2, p. 138-159.
- Garcia-Parpet, M.-F. 2005. « Le Salon des vins de Loire : convivialité et vocation internationale », Ethnologie française, vol. 35, n° 1, p. 63-72.
- Halbert, L., Bouché, P. et Yver, R. 2012. Le MIPIM : dix années de fréquentation, Marne-la-Vallée : LATTS-Reed Midem.
- Halbert, L., Henneberry, J. et Mouzakis, F. 2014. « Finance, Business Property and Urban and Regional Development », Regional Studies, vol. 48, n° 3, p. 421-424.
- Le Galès, P. 1995. « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, vol. 45, n° 1, p. 57-95.
- Lecler, R. 2019. Une contre-mondialisation audiovisuelle. Ou comment la France exporte la diversité culturelle, Paris : Sorbonne Université Presses.
- Lecler, R. 2020. « Aux rendez-vous de la mondialisation », Biens symboliques/Symbolic Goods [en ligne], n° 6.
- Serry, H. et Vincent, J. 2013. « Penser le rôle des foires internationales dans la mondialisation de l’édition. L’exemple des éditeurs québécois à la Buchmesse de Francfort », Le Mouvement social, n° 243, p. 105-116.