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La métropole comme horizon

Des experts au service de la production d’une évidence réformatrice

En dépit de nombreuses critiques académiques et militantes, la métropolisation continue de constituer le cadre des réformes territoriales successives. Christophe Parnet montre comment les discours et analyses des experts du fait métropolitain contribuent à circonscrire le champ des possibles en matière d’aménagement de l’espace.


Dossier : Le mythe de la métropole attractive

Il est peut-être moins nécessaire de se répéter entre nous que la métropole est notre avenir – ce qui est vrai – que de prêter une attention politique et idéologique majeure au fait que tout le monde n’en est pas convaincu. Il est évident que le vote identitaire, c’est un vote anti-métropolitain, c’est un vote de défiance à l’idée qu’il y aurait besoin en France de places efficaces pour l’inscription de ce pays, de sa société et de son économie dans la mondialisation : la métropole, c’est ça [1].

Nous sommes à Marseille, en décembre 2015 [2]. Au Palais des congrès du parc Chanot, près d’un millier de personnes assistent à la conférence métropolitaine qui voit se succéder les interventions de ministres, d’élus, de fonctionnaires ou d’experts célébrant la mise en place imminente de la métropole Aix-Marseille-Provence prévue par la loi MAPTAM [3]. La citation mise en exergue est extraite du discours d’un géographe et consultant, ayant travaillé au sein de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) et fait apparaître une ligne d’affrontement entre deux camps. Le premier concernerait ceux qui sont convaincus que « la métropole est notre avenir », tandis que le second rassemblerait les anti-métropolitains, lesquels se seraient d’ailleurs massivement exprimés par un « vote identitaire » aux précédentes élections [4].

Bien que cette opposition caricaturale soit sujette à controverse, elle est reprise comme allant de soi dans le discours de ce géographe. Depuis sa position académique, cet expert participe de la (re)production d’un sens commun réformateur [5] qui vient parer des vertus de la science un projet gouvernemental pourtant fortement controversé localement (notamment par une grande majorité des élus du territoire métropolitain).

On peut dès lors s’interroger sur la place des savoirs scientifiques et experts dans l’orientation et la légitimation des politiques de métropolisation, tandis que plusieurs travaux tendent à en remettre en cause le bien-fondé (Bouba-Olga et Grossetti 2019). Notre analyse rejoint les invitations à relativiser la place de l’expertise dans la fabrique de l’action publique (Robert 2008) en pointant le rôle tout à fait secondaire qu’elle a joué dans la construction institutionnelle des métropoles. Toutefois, elle paraît contribuer à légitimer celle-ci par la construction et l’entretien d’un sens commun réformateur. Une telle expertise contribue ainsi à restreindre l’horizon des possibles en matière de politiques territoriales.

La DATAR, lieu de diffusion d’un discours expert sur la métropole

Travaillée dans le monde académique, la catégorie de métropole est un objet qui lie fortement expertise et action publique, et ce bien avant la période récente. Dès les années 1960, en effet, la politique des métropoles d’équilibre conduite par l’État gaulliste est arrimée à une conception du territoire et de son aménagement forgée par des urbanistes détenant des positions d’autorité au sein de la DATAR, créée en 1963 (Massardier 1996). Si cette politique est abandonnée dès la fin des années 1970, et la DATAR marginalisée, cette dernière continue d’entretenir des relations étroites avec des acteurs issus du monde universitaire (via des contrats de recherche, ou de l’embauche directe comme chargés de missions) et à produire un ensemble d’études sur les transformations urbaines contemporaines. Ainsi, après une période de reflux, la « métropole » constitue de nouveau une catégorie travaillée au sein de la DATAR à partir des années 1990, puis 2000, dans le cadre d’exercices de prospective animés par des experts cherchant à anticiper les évolutions des territoires sous l’influence de dynamiques socio-spatiales comme la métropolisation.

Si elle est loin de monopoliser la production de savoirs sur la question métropolitaine, la DATAR constitue néanmoins un lieu d’échanges privilégiés entre des experts et l’administration étatique, et de plus en plus avec les acteurs des territoires. En effet, alors que sa capacité à imposer des politiques nationales d’aménagement du territoire décroît rapidement, la DATAR se tourne progressivement vers la production d’un savoir sur les territoires et leurs évolutions, dont la vocation est d’infuser bien au-delà de l’administration étatique. Elle se rapproche ainsi des acteurs locaux par la réalisation d’études territoriales ou en organisant des cycles de formations avec ces derniers. En ce sens, la DATAR [6] constitue depuis plusieurs décennies un observatoire pertinent des liens entre la construction d’un savoir légitime sur les transformations de l’urbain et les acteurs locaux et nationaux qui participent à leur gouvernement. Les réformes territoriales ayant conduit à la création des métropoles (notamment la loi MAPTAM de 2014) reflètent bien ce rôle de « boîte à idées » de la DATAR : si le contenu concret de la réforme s’est largement construit en dehors d’elle, les études qu’elle a produites ont toutefois contribué à sa justification.

Les experts métropolitains, entre diversité des trajectoires et homogénéité des recommandations

La notion d’expert recouvre une variété de profils que nous pouvons regrouper en trois catégories. La première recouvre des professionnels de l’urbanisme, qui ont réalisé l’essentiel de leur carrière dans l’administration centrale ou territoriale tout en accumulant des ressources expertes : participation à des colloques, publications dans des revues spécialisées, enseignements, etc. Le deuxième profil d’expert est plus proche du champ académique avec des personnes souvent titulaires d’un doctorat, qui occupent ensuite des postes de chargés d’études au sein d’institutions situées à l’interface entre monde savant et opérationnel : agences d’urbanisme, DATAR, OCDE, etc. Enfin, on retrouve un type d’experts savants appartenant au monde universitaire (notamment géographes, urbanistes ou économistes) tout en étant mobilisés en tant qu’aides à la décision (au travers, notamment, d’activités de conseil).

Cette diversité des profils contraste pourtant avec la relative homogénéité du contenu des positions prises par ces experts. Ils partagent en effet un diagnostic commun sur la nature des processus qui ont affecté les territoires depuis plusieurs décennies. La transformation d’une économie désormais mondialisée a profondément modifié la spatialisation des modes de production et accéléré le processus de concentration des activités et des hommes au sein de pôles urbains de plus en plus étendus, processus qu’ils nomment « métropolisation ». Ces évolutions se caractérisent également par l’augmentation généralisée de la mobilité des populations : jusque-là relativement restreint (au quartier, à la commune), l’espace de référence des individus se serait élargi et complexifié. À partir de la description de ces évolutions, ils dressent le même constat quant au caractère inadapté des modes d’organisation des territoires. Les périmètres des institutions locales, pour certains hérités de la Révolution, seraient incapables de prendre la mesure de cette nouvelle donne territoriale, rendant nécessaire la réforme.

En creux des controverses entre experts, la consécration d’un sens commun réformateur

Ainsi, s’il existe des clivages entre ces experts de la métropole, ils concernent moins les discussions autour des caractéristiques de la métropolisation que la nature des réponses politiques à y apporter. « Y a-t-il une bonne échelle locale ? » (Béhar et al. 2015) semble être la question au cœur de la controverse qui anime ces experts de la métropolisation. On trouve d’un côté les partisans d’une réforme des périmètres administratifs par la promotion d’institutions nouvelles, les métropoles, dotées d’un périmètre plus étendu, quoique ses limites précises prêtent elles aussi à discussion. Pour d’autres, la métropolisation, phénomène multiforme et mouvant, ne peut être appréhendée par une institution métropolitaine. Cette dernière est vue comme une « fausse solution » dans la mesure où « la dynamique spatiale est toujours plus rapide que la dynamique institutionnelle ». Parmi eux, certains ont ainsi privilégié, comme réponse à la métropolisation, la mise en place de dispositifs souples de coordination entre acteurs locaux autour d’enjeux identifiés comme métropolitains (infrastructures de transports, équipements culturels, etc.), à travers la notion d’interterritorialité. Catégorie d’analyse circulant dans le champ académique, elle est aussi un « produit » délivré dans le cadre d’activités de conseil destinées aux acteurs locaux souhaitant s’engager dans de tels dispositifs.

Une telle controverse vient néanmoins consacrer une certaine manière de penser et d’agir sur les territoires. En effet, en considérant les évolutions territoriales comme majoritairement exogènes, ces experts estiment illusoire d’aller à l’encontre des dynamiques de métropolisation. L’enjeu majeur ne serait plus de rechercher l’égalité des territoires à travers des politiques d’équipement de territoires situés en dehors des métropoles, mais davantage de garantir un « droit à la métropole », c’est-à-dire faciliter au maximum l’accès des individus – même éloignés – aux avantages qu’elle confère. La réforme, qu’elle soit institutionnelle ou interterritoriale, doit donc prendre acte des dynamiques de concentration métropolitaine, quitte à chercher a posteriori à en corriger les effets excluants, et non s’attaquer à la production primaire des inégalités socio-spatiales.

L’analyse de la loi MAPTAM permet de rendre compte du fait que ce qui rapproche ces experts prime largement sur ce qui les sépare. De manière significative, ceux-là mêmes qui ont forgé et développé le concept d’interterritorialité ont été associés à la mise en place de l’institution métropolitaine Aix-Marseille-Provence dans le cadre d’une mission interministérielle chargée de sa préfiguration. Ils ont été recrutés directement par le directeur de mission en tant qu’assistance à maîtrise d’ouvrage, chargés de faire la démonstration de la plus-value de la future institution. Cet exemple révèle la fonction de légitimation et d’accompagnement de l’action publique de ces experts. Secondaire dans l’orientation du contenu de la réforme, leur fonction est ainsi davantage à trouver dans la manière dont ils contribuent, à l’instar du géographe cité en introduction, à disqualifier les oppositions à la construction institutionnelle, en les renvoyant à une forme d’irrationalité, voire de repli identitaire.

Si, au cours des dernières années, on observe le développement de luttes urbaines articulées autour du rejet de la métropole (Adam et al. 2021), attirant l’attention de travaux académiques sur ces mouvements (Halbert, Pinson et Sala Pala 2021), il nous semble important d’analyser la manière dont ces experts, détenteurs d’un savoir sur la métropole, ont, eux, participé à la construction d’un mythe réformateur voyant la mise en place des métropoles comme l’horizon souhaitable de l’aménagement du territoire.

Bibliographie

  • Adam, M., Guironnet, A., Delfini, A., Eliçabe, R., Le Roulley, S. et Snoriguzzi, R. 2021. « “Et tout, le monde, déteste la métropole ?” Entretien avec la critique sociale », Métropoles, n° 28.
  • Béhar, D., Lévy, J., Béja, A. et Padis, M.-O. 2015. « Y a-t-il une bonne échelle locale ? », Esprit, 2015/2, p. 96-108.
  • Bouba-Olga, O. et Grossetti, M. 2019. « Le récit métropolitain  : une légende urbaine », L’Information géographique, vol. 83, n° 2, p. 72‑84.
  • Halbert, L., Pinson, G. et Sala Pala, V. 2021. « Contester la métropole », Métropoles, n° 28.
  • Massardier, G. 1996. Expertise et aménagement du territoire : l’état savant, Paris : L’Harmattan.
  • Robert, C. 2008. « Chapitre 11 : Expertise et action publique », in O. Borraz, V. Guiraudon, J. de Maillard et Y. Surel (dir.), Politiques publiques, 1 : la France dans la gouvernance européenne, Paris : Presses de Sciences Po, p. 309‑335.
  • Topalov, C. (dir.). 1999. Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris : Éditions de l’EHESS.

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Pour citer cet article :

Christophe Parnet, « La métropole comme horizon. Des experts au service de la production d’une évidence réformatrice », Métropolitiques, 26 mai 2022. URL : https://metropolitiques.eu/La-metropole-comme-horizon.html

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