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Entretiens

De quoi les villes sont-elles « capables » ?

Entretien avec Clarence N. Stone
Retour – avec son auteur, Clarence N. Stone – sur un livre vieux de 30 ans qui a marqué en profondeur le paysage des études urbaines et politiques. Regime Politics. Governing Atlanta 1946-1988 révèle comment les villes peuvent acquérir une « capacité d’action » pour transformer leur territoire. Ou pas.

Entretien réalisé et traduit par Fabien Desage et Frédéric Mercure-Jolette.

En 1989, Clarence N. Stone publie Regime Politics. Governing Atlanta 1946-1988, un livre dans lequel il élabore une méthode d’analyse du pouvoir local et un modèle explicatif qui seront abondamment repris et discutés, aux États-Unis d’abord et à travers le monde ensuite.
Sa recherche s’inscrit dans une science politique états-unienne où l’étude du pouvoir local occupe une place centrale. Étudiées à la fois en raison de leur importance dans le système politique fédéral américain, et comme terrain d’observation privilégié du pouvoir politique en général, les villes états-uniennes ont fait l’objet de plusieurs recherches monographiques dans la période d’après-guerre.

Dans un contexte de guerre froide, la question « qui gouverne ? » au sein des démocraties libérales divise alors les auteurs dits « élitistes », parmi lesquels C. Wright Mills qui affirme qu’une élite aux intérêts relativement homogènes concentre les différentes positions de pouvoir [1], et les « pluralistes » ou néopluralistes, notamment Robert Dahl, qui – à partir de l’étude fouillée et sur le temps long de la scène municipale à New Haven – soutiennent, à l’opposé, que la fragmentation institutionnelle et l’exigence de représentation propre au système politique états-unien induisent une compétition entre une pluralité d’acteurs aux intérêts différenciés (Mills 1956, Dahl 1961).

À ce débat s’ajoute la question de ce que « peut faire » le pouvoir local une fois élu ou, pour le dire autrement, de sa « capacité politique » (« capacity to govern »). Au moment où C. Stone entreprend ses recherches, au début des années 1980, marxistes et économistes de l’école dite du public choice (inspirée par l’école néoclassique en économie) convergent – en en tirant des conséquences bien sûr différentes – sur le fait que le pouvoir municipal serait limité par la primauté de l’État central, l’impératif de la croissance et la compétition capitaliste interurbaine [2].

À contre-courant de cette position « économiciste » alors dominante, C. Stone entend démontrer que la politique au niveau local a une importance déterminante dans le contenu des politiques urbaines. Pour ce faire, il déplace la focale et se demande non seulement « qui gouverne » – comme dans les premières études du pouvoir local, notamment celle de Dahl – mais surtout « comment » et « avec quelles conséquences » pour les politiques menées localement. Reprenant certaines idées de la sociologie historique de Philip Abrams (1982), Stone analyse ainsi la formation de coalitions de pouvoir qui mêlent acteurs partisans, associatifs (« communautaires » dans le langage américain) et entrepreneuriaux.

Pour ce faire, Stone se penche sur le cas d’Atlanta, cette grande métropole du sud des États-Unis, où s’est constituée dès les années 1960 une coalition biraciale entre l’élite des affaires blanches et une classe moyenne noire en ascension, que rien ne laissait présager dans cet État encore ségrégationniste des États-Unis en pleine lutte pour les droits civiques. Au moyen d’une étude socio-historique fouillée, Stone montre comment l’élite des affaires, exclusivement blanche, qui domine la ville, choisit de s’allier avec des classes moyennes noires émergentes (dans une ville très majoritairement noire), ce qui se traduit en 1973 par l’élection inédite d’un maire noir (rupture apparente, mais aboutissement des tractations développées vingt ans plus tôt selon lui).

Cette coalition, qui s’institutionnalise sous la forme de ce que Stone qualifie de « Régime urbain pro-croissance », permet que l’abolition de la ségrégation raciale se fasse sans heurts. Par-dessus tout, elle favorise une rénovation rapide du centre-ville qui profite principalement à l’élite économique blanche et consacre un tournant immobilier dans les modalités d’accumulation du capital local. À l’inverse, l’intégration de nouvelles élites noires dans la coalition au pouvoir ne s’est pas traduite par une amélioration significative du sort des populations noires les plus défavorisées, et a plutôt accru les inégalités au sein de cette communauté.

Refusant pourtant une vision déterministe, Stone soutient que les choses auraient pu se passer autrement et que l’alternative souvent mise en avant par les dirigeants entre efficacité économique et égalité est un faux dilemme, les inégalités persistantes aboutissant au final à fragiliser la coalition et à limiter les effets positifs de la croissance.

Réalisé dans le cadre du trentième anniversaire du livre, cet entretien est l’occasion pour Clarence Stone de revenir sur son parcours et ses idées, ainsi que sur la réception du livre et son actualité. Né en 1935 dans la ville de Chester, en Caroline du Sud, d’un père travaillant dans l’industrie du rail et membre d’un syndicat de travailleurs du rail (Brotherhood of Railway Workers) et d’une mère fortement impliquée dans les luttes politiques locales, Stone est témoin depuis son plus jeune âge des iniquités raciales et économiques aux États-Unis. Formé à l’Université de Caroline du Sud, puis à Duke en Caroline du Nord, il se spécialise dans l’étude du pouvoir local et des politiques publiques depuis le milieu des années 1960.

Bien au fait des débats qui agitent la science politique états-unienne et ancien président de l’association américaine des études urbaines, C. Stone en résume ici quelques grands axes, et analyse l’impact de son livre Regime Politics. Il livre aussi quelques observations sur la situation actuelle et offre des pistes de réflexions pour les chercheurs en politiques urbaines.

Malgré les importants débats et reprises qu’ils ont suscités un peu partout en Amérique du Nord et en Europe, il est important de rappeler que les travaux de Stone n’ont toujours pas été traduits en langue française. Dans le monde francophone, ils n’apparaissent donc qu’à travers la médiation d’autres auteurs [3]. Pensons par exemple aux travaux de Patrick Le Galès (1995) ou, plus fortement encore, de Gilles Pinson (2006), qui mobilisent ses écrits pour réfléchir aux transformations du pouvoir local en France, dans un contexte de déclin du clientélisme partisan et de retrait de l’État, facteur selon eux de formes de « gouvernance urbaine » renouvelées associant davantage les intérêts privés et patronaux. Si ces usages de C. Stone sont précieux, et ont permis de faire découvrir cet auteur aux lecteurs francophones, ils occultent selon nous la question – pourtant centrale chez Stone – des limites de la « capacité politique » ainsi acquise par les villes, notamment quand il s’agit de réduire les inégalités socio-économiques et raciales (Desage 2019).

Nous espérons que cet entretien contribuera à remettre au premier plan dans l’étude du gouvernement des villes la question des arrangements formels et informels entre groupes sociaux et leurs effets sur les politiques urbaines. Ceci nous apparaît d’autant plus important dans un contexte d’élections municipales en France où la question électorale (qui gagnera les élections ?) tend souvent à reléguer au second plan d’autres plus essentielles encore (gagner pour faire quoi, avec et contre qui ?).

Clarence Stone, vous êtes spécialiste du gouvernement des villes, dont vous avez contribué à renouveler l’étude à partir du cas d’Atlanta. D’où vous vient cet intérêt pour les politiques urbaines américaines et les questions de justice sociale ?

J’ai grandi dans le sud des États-Unis, dans un contexte de ségrégation raciale où la population noire était largement discriminée. C’était aussi une époque où cette version américaine de l’apartheid tendait à être remise en question, à mesure que la communauté noire se mobilisait pour réclamer des changements. Un système de domination était clairement en place mais rencontrait une opposition croissante. Bref, j’ai grandi aux premières loges de cette lutte politique essentielle.

Au moment où vous écrivez Regime Politics, quels étaient les débats politiques et scientifiques sur les villes aux États-Unis ?

À cette époque [aux débuts des années 1980 [4]], l’économie politique faisait figure de cadre d’analyse dominant, et l’ouvrage le plus commenté était City Limits (Peterson 1981). Alors que son approche centrée sur le marché suscitait de nombreuses critiques, d’autres perspectives retenaient l’attention – notamment autour de la notion de « machine de croissance » (« growth machine ») d’Harvey Molotch. À l’instar de Peterson, Molotch mettait l’accent sur l’utilisation du foncier, mais montrait comment des intérêts sociaux coalisés [5] contribuaient à faire du développement et du réaménagement urbain une source de nouveaux profits. Un livre antérieur – The Politics of School Desegregation de Robert Crain (1968) – a également alimenté mes réflexions, avec son attention pour la culture politique et les formes de vie civique. Crain mettait la question de la race au premier plan et insistait sur la conflictualité variable qui entourait les politiques de déségrégation, en fonction de l’attitude des habitants blancs concernés [6]. Par conséquent, si l’économie politique a joué un rôle important dans le cadrage de mes recherches, la sociologie urbaine et les études relatives aux rapports de pouvoir entre les différentes communautés ont été également essentielles.

Pourriez-vous résumer l’énigme de Regime Politics et revenir sur la manière dont vous avez conduit vos recherches ?

La possibilité d’une action politique à l’échelle d’une ville (« the challenge of governance ») constitue l’énigme centrale de Regime Politics. Les États-Unis, comme société où l’État est relativement faible, et structuré autour d’un compromis fédéral, apparaissaient comme un pays où le pouvoir des gouvernements municipaux, sur le plan formel, était assez modeste. Atlanta ne dérogeait pas à la règle. Dès lors, comment cette ville avait-elle pu conduire des politiques aussi volontaristes dans deux domaines pourtant particulièrement sensibles et controversés : (1) un développement urbain ayant permis le passage d’une ville tournée vers le rail [7] à une ville complètement façonnée pour l’automobile ; (2) une acceptation pacifique des changements raciaux, dans un contexte où le mouvement des droits civiques et les nouvelles exigences de la loi fédérale souhaitaient mettre un terme à la ségrégation. La réponse réside dans la formation d’une coalition de gouvernement informelle, réunissant les leaders noirs de la ville et l’élite blanche des affaires.

Quant à la manière dont j’ai conduit mes recherches, je me suis inspiré essentiellement du concept de « structuration » (« structuring »), tel que développé par Philip Abrams en sociologie historique (« historical sociology »). Dans le droit fil de cette approche, mon objectif de recherche consistait à retracer la formation du régime de gouvernement biracial à Atlanta et de ses modifications dans des moments clés, au gré des changements de conjoncture.

Quels sont selon vous les principaux apports de votre livre ?

Deux apports se dégagent à mon sens : la mise au jour des dynamiques de formation et d’évolution d’une coalition de gouvernement au niveau local, et la remise en cause de l’idée d’une stabilité des préférences des acteurs en la matière. L’une des principales énigmes au cœur de ce « puzzle de la gouvernance » réside dans le fait – improbable – que des partenaires si hétérogènes, avec des affinités idéologiques si faibles, aient pu former une coalition durable sur une longue période, tout en prenant en charge des questions fortement controversées.

Le déclin des approches pluralistes à la Robert Dahl [8] ouvrait une brèche pour d’autres analyses, en particulier pour expliquer la grande influence de la classe des investisseurs. Les formes de domination directe, de type hiérarchique, n’étaient clairement pas la manière de faire. L’explication par l’hégémonie idéologique [9] recueillait alors les faveurs des intellectuels, mais restait assez allusive et difficile à démontrer empiriquement, alors que l’approche par les « régimes urbains » cherchait à s’appuyer sur des éléments concrets [10].

L’une des contributions majeures de Regime Politics tient à son analyse du pouvoir, offrant une alternative au concept de Robert Dahl. Aux yeux de Dahl, le pouvoir peut être défini comme la capacité de l’individu A à faire faire à l’individu B ce que B n’aurait pas fait autrement. Cette conception sous-tend que les acteurs pris dans une relation de pouvoir ont des préférences et intérêts donnés. Pourtant, une telle affirmation ne correspondait pas à la réalité telle que je l’observais à Atlanta. Les leaders noirs et les élites économiques blanches de la ville ne pouvaient travailler ensemble que s’ils faisaient preuve d’une certaine souplesse dans leurs négociations.

L’élite des affaires souhaitait un programme massif de réinvestissement du foncier. C’était sa toute première priorité. De leur côté, les leaders noirs voulaient mettre un terme à la ségrégation raciale ; plus spécifiquement, ils voulaient y mettre un terme dans un sens qui permettrait de rendre le foncier et le logement accessible à une population noire en croissance. Les élites des affaires blanches n’étaient pas favorables à un tel changement en matière de ségrégation raciale, pendant que les leaders noirs étaient à la recherche d’améliorations dans d’autres domaines que celui du logement. En particulier, ils souhaitaient que le département de police de la ville emploie des officiers noirs, un changement qui semblait susceptible de renverser le modèle de subordination raciale en vigueur.

La nature et la souplesse des préférences de ces groupes sont des éléments essentiels pour comprendre ce qui s’est passé. Quand les préférences s’opposent, la négociation ne peut prendre place que si les attentes sont suffisamment diverses pour autoriser un compromis sur certaines d’entre elles. Quand les préférences des acteurs sont multiples, elles impliquent des priorités plus ou moins fortes, laissant prise à une négociation plus complexe. C’est ainsi que la coalition biraciale à Atlanta a vu le jour dans ses premières années. Une fois lancé, le processus de négociation a progressivement modifié les préférences et les priorités de chacun des partenaires. La possibilité de négocier a maintenu la paix et l’ordre, ce dont chacun des partenaires put se féliciter quand les temps devinrent plus tourmentés [11].

Progressivement, les partenaires ont accordé du prix à cette relation de négociation et à son maintien, déclinée jusque dans la devise de la ville, « Atlanta : la ville où les gens sont trop occupés pour se détester » (Atlanta : the city too busy to hate).

Le fait qu’Atlanta connaissait des changements pacifiques et se distinguait d’autres villes en proie à la violence était également source de fierté, de même que la capacité à faire avancer certains dossiers [12] qui semblaient bloqués ailleurs. En travaillant ensemble, les partenaires ont développé un respect mutuel. De la sorte, des attentes potentiellement contradictoires sont devenues plus aisément conciliables. Par ailleurs, le maintien de la coalition est devenu un objectif et une aspiration en soi, ce qui a influencé les comportements dans un sens qui n’est pas explicable autrement.

Intellectuellement, j’ai trouvé utile de penser le pouvoir comme la capacité à se rassembler pour atteindre un objectif. En d’autres termes, de concevoir ce dernier moins comme une capacité d’influence sur des personnes (power over) que comme une capacité de réalisation (power to).

Quels points ont le plus fait débat lors de la réception de votre livre ?

L’un des principaux débats a porté sur l’utilité du concept de « régime urbain » dans une perspective de comparaison internationale. Les réponses apportées à cette question variaient.

Justement, dans quelle mesure le régime politique que vous observez à Atlanta, caractérisé par une alliance biraciale « pro développement urbain [13] » se distingue-t-il ou se rapproche-t-il d’autres régimes politiques urbains ?

Au premier abord, on observe de nombreux autres cas plus ou moins similaires, notamment aux États-Unis, avec un monde des affaires à l’avant-garde des politiques de rénovation urbaine et des élites économiques qui s’accommodent de la montée en puissance électorale des noirs. Mais si l’on observe les choses de manière plus fine, les spécificités d’Atlanta apparaissent. Premièrement, il y a le poids assez considérable de l’élite des affaires dans cette ville, qui découle de son influence sur le bureau du gouverneur [14], elle-même liée à son emprise sur le secteur associatif et aux ressources économiques colossales qu’elle contrôle. La forte cohésion du milieu des affaires a contribué à renforcer son influence. Deuxièmement, la communauté noire d’Atlanta pouvait s’appuyer, elle aussi, sur un ensemble de ressources, depuis certains collèges universitaires jusqu’aux Églises, en passant par un secteur économique assez développé. Les deux partenaires disposaient ainsi d’un large réseau. La communauté noire souffrait de sa position subordonnée dans l’ordre social local, mais la ségrégation a aussi contribué à renforcer son autonomie comme acteur politique. Les partenaires de la coalition de gouvernement local étaient donc inégaux, mais complémentaires du point de vue des ressources dont ils disposaient. Le partenaire « junior » [les représentants de la communauté afro-américaine] disposait notamment de capacités de mobilisation électorale conséquentes, appréciables pour le partenaire « sénior » [le cercle de dirigeants blancs] qui avait besoin de ces ressources. Dans la mesure où le bureau du maire joua un rôle de médiation dans la formation de cette entente de gouvernance, cette dernière fit l’objet de quelques ajustements après l’élection en 1973 de Maynard Jackson, le premier maire noir de la ville. Ce réajustement s’accompagna d’un certain retrait du secteur associatif et militant, laissant l’élite des affaires en position dominante.

Pour leur part, chacun des partenaires de la coalition tira profit de son degré élevé de cohésion. Dans le cas de la communauté noire, l’unité était une nécessité stratégique pour tirer le meilleur parti de sa position de négociation avec l’élite des affaires. Du côté de cette dernière, l’unité reposait sur un ensemble de facteurs. Le premier tenait à une norme de « responsabilité entrepreneuriale », selon laquelle les jeunes cadres et les nouveaux arrivants dans la ville étaient appelés à occuper successivement des positions de responsabilité dans les affaires et la vie civique locale. Le second était lié à l’existence du Central Atlanta Progress, une organisation créée afin de promouvoir les politiques de redéveloppement auprès des dirigeants d’entreprise. De la sorte, les intérêts plus divers tels qu’ils apparaissaient au sein de la chambre de commerce furent mis en sourdine. Afin de protéger les intérêts et l’unité du monde des affaires, une norme garantissant les prérogatives des investisseurs s’imposa, empêchant de demander aux entreprises des choses qui hypothéqueraient leur capacité à faire du profit.

Pour apparaître comme un partenaire attractif dans la coalition, un groupe a besoin de ressources et de compétences. À mesure qu’il tisse ses différents réseaux d’influence de manière serrée, le monde des affaires développe une force gravitationnelle. Il suffit qu’un individu ou un groupe cherche à lancer un nouveau projet ou un nouveau programme et ait besoin de subventions, d’appuis prestigieux, de publicité ou de compétence pour que le soutien de l’élite des affaires s’impose. Dans ce contexte, la norme de coopération en vigueur « Aller de l’avant pour bien s’entendre » (Go along to get along) pouvait aisément se généraliser. Ainsi, l’élite des affaires savait non seulement se montrer « serviable » et indispensable sur des enjeux d’action publique précis mais, plus généralement, elle était désormais en mesure de configurer les interactions politiques et sociales dans la ville.

Une fois ces arrangements en place, la coalition de gouvernement bénéficiait en quelque sorte d’un droit de préemption sur l’exercice du pouvoir urbain. Son « pouvoir d’action » ne pouvait être défait par une opposition organisée autour d’un enjeu ou d’un petit nombre d’enjeux. Pour s’opposer réellement, un groupe devrait être capable de démontrer son propre « pouvoir d’agir », c’est-à-dire qu’il devrait être capable d’accomplir des actions significatives, d’atteindre des objectifs variés, de procurer des bénéfices aux parties prenantes, en bref, de prouver sa capacité à gouverner. Dans les années 1970, en dépit d’éléments favorables à une nouvelle entente municipale, la Citywide League of Neighborhoods et le nouveau maire Maynard Jackson ne parvinrent pas à installer une nouvelle coalition de gouvernement. Dans les années 1980, quand Andrew Young fut élu maire [15], il comprit à son tour la force d’attraction de cette norme de coopération avec l’élite des affaires.

Comme vous l’avez montré, le discours sur la situation des personnes défavorisées est souvent confisqué par les élites locales (qu’elles soient noires ou blanches), qui tendent à se concentrer sur des objectifs de croissance économique en négligeant ses effets inégalitaires selon les groupes sociaux. Que suggéreriez-vous de faire afin d’infléchir cette situation de non prise en compte des intérêts des plus défavorisés dans l’action publique locale ?

Le chapitre 10, « Equity and Effectiveness » (Équité et efficacité), aborde le cœur du contenu normatif du livre. Dans celui-ci, je propose une explication en trois temps de l’impuissance politique des personnes défavorisées (« disadvantaged »). Premièrement, je suggère que la capacité d’un ordre politique à définir des problèmes [comme la question des inégalités] dépend du type de coalition au pouvoir. Ensuite, prenant pour acquis ce lien entre coalition de gouvernement et capacité politique, j’éclaire le fait que le caractère unilatéral de la représentation de la société civile à Atlanta, dominée par le monde des affaires, limite la recherche de solutions aux problèmes des personnes défavorisées. La troisième étape consiste à pointer les conséquences de cette clôture du jeu décisionnel. Ce dernier était dominé par les décisions en coulisses de quelques acteurs clés, capables d’empêcher l’émergence de la critique, en octroyant certaines rétributions de manière sélective. Cette clôture et ce mode de décision n’étaient pas favorables à la prise en compte par les gouvernants de la ville de tout un ensemble de problèmes. Au lieu de cela, les élites au pouvoir à Atlanta se contentaient de véhiculer l’idée que la croissance économique bénéficierait à tout le monde.

Mais la réalité est bien différente. Non seulement les retombées de la croissance pour les personnes défavorisées sont appréhendées – au mieux – comme une question de « ruissellement vers le bas », mais, la plupart du temps, les coûts sociaux attachés à ces politiques de croissance incombent aux plus pauvres. Une perceptive économico-centrée [c’est-à-dire qui s’intéresse aux effets en matière de croissance du PIB local] occulte ce problème, en le réduisant à l’arbitrage supposé entre efficacité et équité. Il existe pourtant un point de vue alternatif. Je préfère en effet poser la question en termes d’investissement social. Réparer une maison qui en a besoin n’est pas une action juste coûteuse, mais une manière de dépenser maintenant pour éviter des coûts plus élevés plus tard. La « maison », ce sont ici les personnes défavorisées, c’est-à-dire des personnes dont les besoins sociaux sont insatisfaits. L’investissement social est la dépense qui permet de minimiser les coûts sociaux à long terme, qui sont d’autant plus importants que l’on n’a pas agi à la racine des problèmes.

Atlanta n’était pas ouverte à un tel raisonnement. Deux facteurs ont entravé la capacité de la ville à poursuivre plus vigoureusement des objectifs de justice sociale : une capacité d’intervention publique réduite et une société civile largement dominée par le monde des affaires. Cette incapacité à penser les enjeux de justice sociale est illustrée par l’échec d’une initiative lancée immédiatement après l’accueil des Jeux olympiques de 1996. L’ancien président Jimmy Carter [à l’aide de la fondation qu’il a créée dans la ville en 1982] tente alors d’élargir les priorités d’action publique de la ville, en s’intéressant aux besoins de ses quartiers en difficulté. Cet effort ne s’accompagne néanmoins d’aucune remise en question des effets supposés du « ruissellement » (trickle down), c’est-à-dire de l’idée selon laquelle l’action des acteurs privés serait suffisante pour résoudre les problèmes des personnes défavorisées. L’initiative conduite par Carter appelle explicitement à ne pas accroître l’intervention publique et se limite à un modeste effort de réorganisation des services publics dans les quartiers ciblés, qui fut largement inefficace. En bref, ce fut une action purement symbolique. Tous les leviers nécessaires à un changement de régime urbain ont été négligés. Le renforcement du pouvoir des personnes défavorisées (« empowermement ») aurait nécessité un gouvernement local plus robuste et élargi. Étant donné la prééminence du monde des affaires dans la représentation de la société civile à Atlanta, l’initiative de Carter aurait eu besoin de corriger ce biais, en coalisant plusieurs organisations de défense des droits des plus modestes autour de considérations liées aux besoins sociaux insatisfaits.

Quelle est la situation d’Atlanta aujourd’hui ? À la lumière de ces changements, comment vos idées concernant les politiques urbaines et la justice sociale ont-elles évolué ?

Je manque de connaissances fines concernant la situation actuelle d’Atlanta. Mais pour vous répondre en des termes assez généraux, Atlanta me semble connaître des évolutions comparables à celles de plusieurs autres villes. Avec le mouvement de « retour en ville », Atlanta est confrontée à un processus de gentrification. Ses banlieues se sont également diversifiées, complexifiant ainsi les relations entre la ville-centre et sa périphérie. Avec l’approfondissement de la globalisation, les dirigeants des grandes entreprises ont réduit leurs liens avec la ville, mais dans le même temps, de nouvelles élites économiques ont émergé.

Conséquence de cette transition vers un âge postindustriel, les universités, les hôpitaux et les écoles de médecine sont devenus centraux dans l’économie des grandes villes. Par exemple, la Georgia State University occupe maintenant de larges portions de terrain au centre d’Atlanta et est devenue l’un des principaux employeurs de la ville. Aux États-Unis, cette combinaison d’institutions est appelée secteur « Ed & Med » [pour éducation et médecine] et se compose d’organisations dont les motivations se distinguent de celles des firmes globales exclusivement tournées vers le profit. La combinaison de ces deux facteurs – une diminution de l’engagement des anciennes élites entrepreneuriales et l’émergence de nouvelles élites – a modifié significativement les arrangements permettant de gouverner la ville. Certains aspects spécifiques de ce changement sont explorés dans le livre que j’ai coédité avec Robert P. Stoker (Stone et al. 2015).

Bien qu’une coalition de gouvernement plus ouverte ait émergé au XXIe siècle, cela n’a pas nécessairement amélioré la situation des groupes historiquement défavorisés. Comme cela fut largement souligné, les dirigeants d’entreprise actuels sont rarement aussi engagés dans les affaires de la ville que par le passé. À l’inverse, les hôpitaux, universités et centres de recherche médicaux ont plus d’autonomie décisionnelle que n’en ont aujourd’hui les grandes entreprises. Qui plus est, les impératifs auxquels les dirigeants des Ed & Med doivent faire face sont beaucoup plus variés et beaucoup plus proches des intérêts des collectivités locales. Cela ne signifie pas que les enjeux liés au développement et à l’usage des sols soient absents des considérations des institutions Ed & Med, mais seulement que de nombreuses autres questions entrent en jeu [16].

Les défis de l’économie tertiaire du XXIe siècle sont particulièrement complexes. Contrairement au foncier, qui peut être transformé de manière unilatérale, les services impliquent des interactions avec les gens et se concrétisent de manière bien différente. Par exemple, la recherche et les soins médicaux requièrent fréquemment la participation et la coopération de gens autour de l’hôpital ou de l’école de médecine. De plus, les universités emploient des professionnels qui n’agissent pas sur les ordres d’un siège social délocalisé. Dans ce contexte, dans de nombreux domaines d’action, il s’agit de servir des populations longtemps négligées, d’où un besoin particulier de construire des liens et une proximité avec elles.

Jusqu’à quel point la typologie élaborée dans Regime Politics est-elle pertinente pour comprendre la politique dans les villes canadiennes et européennes contemporaines ?

Dans le cadre de la société postindustrielle dans laquelle nous sommes, le temps d’élaborer une nouvelle typologie est sans doute arrivé. Un nouveau cadre s’impose, qui devrait mieux prendre en compte l’émergence d’une économie de services. Ma suggestion serait de le construire en deux étapes. L’investissement social ayant été longtemps délaissé, la première serait une typologie simple, opposant les programmes d’investissement social forts et faibles. En d’autres mots, jusqu’à quel point l’objectif d’investissement social a-t-il gagné du terrain par rapport à des politiques de croissance autrefois hégémoniques ?

Avec la comparaison transnationale en vue, la recherche pourrait aussi s’attacher à recenser les facteurs favorables aux programmes d’investissement social. Avec pour objectif de construire une seconde typologie, nous pourrions regarder comment les villes se situent du point de vue des critères suivants :

  • Disponibilité des ressources : suffisantes ou contraintes par l’austérité ?
  • Source de l’action : gouvernementale/publique ou fortement privatisée ?
  • Quels sont les acteurs les plus engagés : ceux attachés aux objectifs des entreprises ou ceux impliqués dans le développement du capital humain ?
  • Caractéristique des secteurs de politiques publiques : intégrés ou en silos ?
  • Relations entre niveaux de gouvernement : alignement favorable ou frictions ?

Pour conclure, qu’aimeriez-vous ajouter à destination des lecteurs francophones ?

Les deux éléments essentiels de Regime Politics que j’aimerais voir repris au XXIe siècle sont les suivants :

  • L’équation agenda-ressource. La viabilité d’un régime de gouvernement urbain dépend de sa capacité à mobiliser des ressources adaptées à ses objectifs d’action publique. Il s’agit quasiment d’une « loi d’airain » ;
  • Le « pouvoir de faire » a deux facettes, une tournée vers l’extérieur (la poursuite d’un agenda politique dans le champ des politiques urbaines), et l’autre, tournée vers l’intérieur de la coalition (dont il s’agit d’assurer la pérennité en permettant aux partenaires de s’ajuster les uns aux autres).

Bibliographie

  • Abrams, P. 1982. Historical Sociology, Ithaca : Cornell University Press.
  • Crain, R. 1968. The Politics of School Desegregation, Chicago : Aldine.
  • Dahl, R. A. 1961. Who Governs ?, New Haven : Yale University Press.
  • Desage, F. 2019. « Le gouvernement des métropoles, laboratoire de la post-démocratie », in L. Barrault, B. Gaïti, D. Gaxie et P. Lehingue (dir.), La Politique désenchantée ? Perspectives sociologiques, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Le Galès, P. 1995. « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, n° 45, p. 57-95.
  • Mills, C. W. 1956. The Power Elite, New York : Oxford University Press.
  • Molotch, H. 1976. « The City as a Growth Machine : Toward a Political Economy of Place », American Journal of Sociology, n° 82, vol. 2, p. 309-332.
  • Nevers, J.-Y. 1997. « Coopération et construction d’une capacité de gouvernement, le concept d’urban regime de Clarence Stone », in J.-P. Gaudin et G. Novarina (dir.). Politiques publiques et négociations. Multipolarités, flexibilités, hiérarchies, Paris : Éditions du CNRS-PIR Villes, p. 142-161.
  • Peterson, P. E. 1981. City Limits, Chicago : University of Chicago Press.
  • Pinson, G. 2006. « Projets de ville et gouvernance urbaine », Revue française de science politique, n° 56, p. 619-651.
  • Stone, C. et al. (dir.). 2015. Urban Neighborhoods in a New Era : Revitalization Politics in the Postindustrial City, Chicago : University of Chicago Press.
  • Stone, C., Henig, J., Jones, B. et Pierannunzi, C. (dir.). 2001. Building Civic Capacity : The Politics of Reforming Urban Schools, Lawrence : University Press of Kansas.
  • Stone, C. 1989. Regime Politics : Governing Atlanta, 1946-1988, Lawrence : University Press of Kansas.
  • Tiebout, C. M. 1956. « A Pure Theory of Local Expenditures », Journal of Political Economy, n° 64, vol. 5, p. 416-424.

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Pour citer cet article :

Fabien Desage & Frédéric Mercure-Jolette & Clarence Stone, « De quoi les villes sont-elles « capables » ?. Entretien avec Clarence N. Stone », Métropolitiques, 19 mars 2020. URL : https://metropolitiques.eu/De-quoi-les-villes-sont-elles-capables.html

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