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La « modernisation autoritaire » de la Russie par l’urbain : quelles leçons tirer du Nouveau Moscou ?

Le récent projet d’aménagement du Nouveau Moscou éclaire-t-il les enjeux politiques, économiques et démographiques de la Russie contemporaine ? Vladimir Pawlotsky questionne la « modernisation autoritaire » à l’origine de la multiplication par 2,5 de la surface de la capitale.

Loin des diatribes va-t-en-guerre qu’il multiplie depuis 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Dmitri Medvedev a été lors de sa présidence (2008-2012) le promoteur de la modernisation de son pays et a nourri l’espoir d’un rapprochement avec l’Occident. Censée réduire le poids des hydrocarbures dans l’économie russe en favorisant l’innovation technologique et le pluralisme politique (Sakwa 2012), la « modernizatsia » de Medvedev reste une chimère pour les politistes qui n’y virent aucune réforme déterminante (Gille-Belova 2013 ; Wilson 2015). Mais pour certains géographes, Medvedev est bien l’artisan d’une « modernisation autoritaire » (Kinossian et Morgan 2014), puisqu’il a lancé en 2011 d’ambitieux projets de développement urbain censés, selon le site de la mairie de Moscou, faire de la capitale russe « une métropole vivable et compétitive » et « un centre financier mondial », capable de rivaliser avec New York, Londres, Hong Kong ou Paris.

Parmi ces projets, le rattachement à la capitale d’un vaste territoire limitrophe – le Nouveau Moscou –, survenu en 2011, est censé offrir un espace de projection pour renforcer l’attractivité de la métropole. En mars 2011, Medvedev réunit un groupe de banquiers internationaux. Parmi eux, le PDG de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, estime que le réseau de transport constitue l’entrave majeure à l’attractivité de Moscou comme centre financier international (Corcoran 2011). Le 17 juin 2011, dans son discours au Forum économique de Saint-Pétersbourg (SPIEF), Medvedev confie au maire Sergueï Sobianine la mission « d’améliorer le développement de la capitale, de stimuler le développement du centre financier et de faciliter la vie des Moscovites, en examinant l’élargissement des frontières de la capitale et le déplacement [du centre-ville au Nouveau Moscou] de la majorité des organes législatifs et exécutifs de la Fédération de Russie ». Un mois plus tard, un territoire limitrophe de 230 000 habitants, situé au sud-ouest de la capitale et lui donnant une forme de queue de comète, ainsi que trois exclaves, sont identifiés et rattachés à la capitale (figure 1). Multipliant par 2,5 la surface administrative de la ville, le Nouveau Moscou doit accueillir les institutions politiques du pays et permettre une nouvelle répartition des fonctions et des emplois – davantage polycentrique – et réorienter les mobilités domicile-travail. Pourtant, malgré ce rattachement et sans que cela ne soit formellement annoncé, le transfert est abandonné avec le retour de Vladimir Poutine à la tête de l’État en 2012 : les institutions politiques et les sièges des grandes sociétés demeurent à proximité du Kremlin.

Comment interpréter cet abandon du déplacement des institutions vers le Nouveau Moscou ? De quoi le Nouveau Moscou est-il le nom aujourd’hui et que révèle une forme si singulière ?

Reposant sur une analyse de sources ouvertes et d’une enquête de terrain menée en 2019, cet article interroge les résultats de la modernizatsia appliquée à l’urbain moscovite. Nous reviendrons sur les origines du Nouveau Moscou, héritage de soixante ans de planification soviétique. Nous verrons que le projet est aussi le produit d’une gouvernance métropolitaine très fragmentée. Enfin, nous analyserons les modalités de son rattachement, le découpage de son périmètre et les projets de développement dont il fait l’objet aujourd’hui.

Figure 1. Le Nouveau Moscou, un urbanisme ex-nihilo de grands projets

Conception et réalisation : V. Pawlotsky, 2023.
Source : Rosstat, 2020.

À la recherche du polycentrisme : les résultats de la planification soviétique

Depuis le plan général de 1935, Moscou est bâtie selon une structure monocentrique rigide (Essaïan 2017). Les fonctions politiques se concentrent dans le centre et l’urbanisation suit un principe original où les densités de populations s’accroissent sur 25 kilomètres à mesure que l’on s’éloigne du centre (Bertaud 2001). L’ouverture à l’économie de marché en 1991 ne rompt pas avec cette dynamique mais change la nature du bâti : Iouri Loujkov, maire de Moscou de 1992 à 2010, favorise l’installation dans le centre de milliers d’entreprises et de grandes sociétés (Kolossov et O’Loughlin 2004).

Alors que la population russe diminue, celle de Moscou croît, nourrie par des flux interrégionaux, avec plus de 12 millions d’habitants en 2020 contre 8 millions en 1991. Une fois le boulevard périphérique MKAD dépassé, l’urbanisation est rapide et de petites municipalités limitrophes se transforment en grandes villes-dortoirs. La construction massive de routes, l’accroissement considérable du nombre de voitures par habitant et la faiblesse des investissements dans les transports collectifs conduisent à la saturation du réseau de transport (Argenbright 2008).

Une gouvernance postsoviétique fragmentée

Il faut dire que la gouvernance de la métropole moscovite est marquée dès 1991 par d’intenses rivalités nées de la distinction institutionnelle nette entre Moscou – ville fédérale de plus de 12 millions d’habitants aujourd’hui – et la région qui l’entoure : l’oblast de Moscou et ses 7 millions d’habitants. Elles ont un statut équivalent aux yeux de la Constitution russe, bénéficient chacune d’une assemblée, d’un gouvernement et produisent chacune leurs règlements et documents planificateurs. Aucune institution métropolitaine ne coordonne les politiques menées à l’échelle de l’agglomération (Colton 1995). En mobilisant des interprétations divergentes du droit soviétique, faute de textes juridiques et d’actes de propriété valides, les élites régionales luttent pour capter les territoires proches du périphérique MKAD et de la zone de chalandise qu’elle représente (Malinova 2018). Ces tensions interrégionales et la saturation des transports contribuent au limogeage de Loujkov en 2010 par Medvedev, qui le remplace par Sobianine, ex-chef de l’administration présidentielle de Poutine.

Le 30 juin 2011, un accord entre Gromov, gouverneur de l’oblast de Moscou depuis 2000, et Sobianine, maire de Moscou, est signé et fixe des frontières sur 264 parcelles, délimitant ainsi une superficie de 10 km². Cet accord constitue une condition préliminaire au Nouveau Moscou, annexé seulement deux semaines plus tard.

La modernisation autoritaire

Si l’objectif de rendre la métropole polycentrique est consensuel, la solution retenue surprend les spécialistes (Kolossov 2013). Aucune institution en charge de l’aménagement n’a été consultée, comme en témoigne l’urbaniste Youri Grigorian : « la forme [du Nouveau Moscou] a rendu fous tous les urbanistes. Personne n’a pu comprendre qui avait dessiné une telle cravate à cette ville concentrique située au milieu d’une plaine. Pourquoi une forme aussi pittoresque ? » (Liaouv 2012). Des plans sont diffusés dans les médias et présentent le projet de transfert des institutions, les identifient comme génératrices de flux de transport et proposent de transformer leurs bâtiments historiques en hôtels et boutiques. Plusieurs observateurs estiment pourtant à seulement 210 000 le nombre de fonctionnaires travaillant dans le centre sur les 6,5 millions d’actifs que compte la capitale. À la critique, dans un entretien radiophonique en juin 2011, le maire de Moscou rétorque : « les entreprises suivront : elles voudront être proches des agences gouvernementales et des ministères, c’est toujours comme cela que ça a fonctionné ».

Une fois le rattachement réalisé, les autorités moscovites lancent une consultation pour le développement de la capitale auprès d’une soixantaine d’équipes d’urbanistes issues de vingt et un pays. La compétition est remportée par l’équipe française d’Antoine Grumbach et Jean-Michel Wilmotte. Leur projet repose sur la conversion des friches industrielles et ferroviaires situées à l’intérieur du MKAD, la construction d’une ligne ferroviaire entre les trois principaux aéroports et le cœur du Nouveau Moscou ainsi qu’une nouvelle ligne de métro (figure 2). À l’instar de la consultation du Grand Paris de 2008, à laquelle les autorités moscovites se réfèrent volontiers, cet exercice ne fait pas du projet gagnant le futur plan de la ville. Il permet néanmoins de tirer des différents projets une série de préconisations et de faire une belle opération de communication.

Figure 2. Le projet de Wilmotte et Grumbach pour le Grand Moscou (2012)

Conception et réalisation : V. Pawlotsky, 2023.
Source : Site du département de la construction de la mairie de Moscou.

Le Nouveau Moscou, dix ans après : un bilan mitigé

Très rapidement, la majorité des députés rejette l’idée de quitter le centre historique du pouvoir et s’inquiètent d’une transformation de l’hypercentre en attraction touristique. En 2012, le retour au pouvoir de Poutine signe l’arrêt du projet.

Pourtant, le Nouveau Moscou a bien été rattaché et fait l’objet d’un développement actif : la population y a triplé en douze ans pour atteindre 700 000 habitants en 2023 (figure 3). Alors que Moscou enregistre depuis 1991 une croissance d’environ 100 000 personnes par an, celle-ci a été depuis 2011 essentiellement captée par le Nouveau Moscou, laissant la démographie du « vieux Moscou » relativement stable (Argenbright 2011, 2018).

Figure 3. Le développement actif et inégal du Nouveau Moscou

Conception et réalisation : V. Pawlotsky, 2023.
Source : Rosstat, 2012 et 2021.

Le nombre d’emplois du Nouveau Moscou, bien qu’en augmentation depuis le rattachement, reste relativement faible et aucun pôle majeur d’activité n’a émergé, conduisant toujours davantage d’actifs à travailler dans le centre. Le Nouveau Moscou dans sa partie la plus proche du MKAD ressemble alors aux autres banlieues dortoirs. Chantier à ciel ouvert, il joue un rôle de moteur de l’économie de la capitale en alimentant le secteur de la construction, à l’origine, directe ou indirecte, de plus d’un million d’emplois dans l’agglomération de Moscou (Marchand 2010). Avec l’ouverture d’une demi-douzaine de stations de métro en à peine dix ans, une quinzaine de grands promoteurs ont déjà réalisé de juteuses plus-values en acquérant des parcelles à la fin des années 2000 puis en y bâtissant après l’annexion d’importants complexes, formés de centaines d’immeubles, totalisant plusieurs milliers d’appartements. Nombre d’observateurs voient à ce titre dans le découpage du Nouveau Moscou l’influence de puissants lobbyistes de la construction (Botcharov 2013).

Loin de s’arrêter là, la mairie table, à l’horizon 2035, sur l’installation dans le Nouveau Moscou de 1,5 million d’habitants, la création d’un million d’emplois et la construction d’une dizaine de stations de métro supplémentaires.

L’organisation des quartiers d’habitat collectif suit une structure orientant la vie des habitants vers une cour centrale, un parking, un espace de jeu, un étang ou une école (figure 4). La mairie y prône les équipements publics classiques en pied d’immeuble : parkings, écoles, jardins d’enfants, polycliniques, espaces commerciaux. Dans le meilleur des cas, les nouvelles stations de métro se situent à dix-vingt minutes à pied, mais nécessitent le plus souvent l’emprunt d’un bus ou d’une voiture. Plus rarement, les promoteurs ont construit des îlots pavillonnaires où les transports en commun sont là pratiquement inexistants. Dans sa partie la plus éloignée du MKAD, le Nouveau Moscou reste dominé par la ruralité : des villages épars, une agriculture peu productive et des coopératives de datchas.

Figure 4. Quartiers caractéristiques – collectifs ou pavillonnaires – du Nouveau Moscou

Source : Site du promoteur Absolut Real Estate, 2023.

Le Nouveau Moscou est-il un échec ? La modification des limites administratives de Moscou n’a pas eu pour effet de redistribuer les fonctions métropolitaines dans la ville. Les emplois sont encore massivement localisés dans l’hypercentre, bien qu’en 2017, plusieurs projets ont été lancés afin de rénover le parc résidentiel de plus d’un million de Moscovites (Inizan et Coudroy de Lille 2019) et de convertir de grandes friches industrielles dans la « ceinture rouillée » de la ville (Lounkova 2021). Néanmoins, le Nouveau Moscou a permis de canaliser la croissance démographique de la capitale en offrant aux néomoscovites des logements moins onéreux qu’à l’intérieur du MKAD. Mais sur place, le manque d’application de la réglementation par les promoteurs laisse planer un déficit d’équipements urbains, auquel s’ajoutent des problèmes de transport, de gestion des déchets, de qualité de l’eau et de l’air (Bityukova et Koldobskaya 2018).

La modernisation autoritaire de Moscou, bien qu’efficace en apparence si l’on s’intéresse au nombre de mètres carrés bâtis et au nombre de nouvelles stations de métro, représente un risque important pour l’ensemble du pays. Dans un contexte démographique déclinant à l’échelle fédérale, accentué par le conflit en Ukraine, le renforcement continu de la place qu’occupe Moscou dans la hiérarchie urbaine du pays contribue à la fragmentation politique et économique du territoire russe dans son ensemble.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Vladimir Pawlotsky, « La « modernisation autoritaire » de la Russie par l’urbain : quelles leçons tirer du Nouveau Moscou ? », Métropolitiques, 2 novembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/La-modernisation-autoritaire-de-la-Russie-par-l-urbain-quelles-lecons-tirer-du.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1964

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