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Essais

L’excellence contre la science

Quand la mise en compétition et la bureaucratisation éloignent l’université de ses missions

Décryptant les conséquences des récentes réformes des universités en France, Camille Vergnaud montre comment les injonctions au rayonnement international et au partenariat local contribuent à la mise en compétition et à la bureaucratisation de ces établissements.


Dossier : Le mythe de la métropole attractive

Compétitivité, excellence, visibilité internationale, transfert technologique : autant de termes – à la définition parfois floue – qui guident les politiques publiques actuelles de financement, d’évaluation et de pilotage du système d’Enseignement supérieur et de recherche (ESR) en France. L’essentiel des réformes universitaires françaises des années 2000 paraissent traversées par ce qui a été décrit comme la « mythologie CAME : Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence » (Bouba-Olga et Grossetti 2018). Or, non seulement les effets de ces politiques « d’excellence » pour la qualité des recherches et des enseignements sont questionnables, mais ces réformes tendent à détourner universités et universitaires du travail proprement académique et à renforcer les disparités des conditions d’étude et de travail au sein de ce service public.

Au nom de la visibilité internationale : concentration et mise en compétition des universités

Alors que les politiques d’enseignement supérieur ont, après la Seconde Guerre mondiale, visé une répartition équilibrée des établissements sur le territoire national et une égalité d’accès aux études supérieures (Grossetti et Losego 2003), les activités académiques ont progressivement été conçues comme des moteurs de croissance, en mesure de contribuer aux dynamiques de métropolisation et à la compétitivité des territoires, selon un paradigme d’économie de la connaissance soutenu par l’Union européenne (Ravinet 2009). À partir du milieu des années 2000, les universités françaises subissent ainsi une série de réformes visant à rendre une dizaine d’entre elles « visibles à l’international », selon deux logiques. La première consiste à contraindre les établissements à se regrouper administrativement dans le but d’atteindre une masse critique (d’étudiant·es, de personnels, de publications) censée permettre de gravir les échelons des classements internationaux. La seconde logique repose sur une mise en concurrence des établissements pour obtenir des financements publics pour la recherche mais aussi la formation ou la rénovation des locaux. Cette sélection par la compétition amplifie le fonctionnement par appels à projets et concentre les moyens [1] – en particulier ceux du Programme d’investissement d’avenir (PIA) lancé en 2010 – vers des établissements labellisés comme « excellents » (Aust et al. 2018 ; Harroche 2021).

Se distinguer et se financer : incitations au partenariat et à l’implication territoriale

Cette mise en concurrence s’appuie sur des réformes législatives (LRU [2] en 2007 et LPR [3] en 2020), qui placent les universités – et non plus l’État – comme responsables de la gestion de l’intégralité de leur budget et de leur masse salariale. Cette autonomie gestionnaire incite les équipes dirigeantes, mais aussi des responsables de formation ou des équipes de chercheur·es, à adopter une attitude de plus en plus entrepreneuriale pour se distinguer et se financer (Vergnaud 2022). Cela se traduit par une « construction organisationnelle » des universités (capacités de gestion financière, de valorisation et de communication) (Musselin 2017) et par des tentatives de diversification de leurs « ressources propres [4] » dans un contexte de tension budgétaire (Calviac 2019) : création de fonds philanthropiques, développement de partenariats public-privé (par exemple pour autofinancer une formation), commercialisation de certains cursus (y compris via l’introduction progressive de frais d’inscription supplémentaires pour certains diplômes).

Ces objectifs de financement et de visibilité encouragent les universités à s’impliquer dans leur territoire pour nouer des partenariats et pour construire une image de marque distinctive. Le campus est alors pensé comme un levier d’attractivité (qualité de vie étudiante, engagement pour la durabilité, visibilité et charge symbolique des noms et des localisations). L’université Paris Nanterre s’est par exemple associée avec la Communauté d’agglomération du Mont-Valérien (CAMV [5]), où est localisé le campus, pour répondre à l’appel à projet PIA « Ville de demain », visant à financer des « projets urbains intégrés, innovants [6] » (pas spécifiquement orientés vers l’ESR). En mettant en avant les projets d’aménagement durable du campus, notamment en termes de consommation énergétique, elle obtient une subvention de 1,3 million d’euros de la part de l’État, pour la construction d’un bâtiment de « bibliothèque-musée [7] » (Vergnaud 2018, p. 350‑400). Coordonner des acteurs académiques et afficher des partenariats avec des acteurs socio-économiques et des collectivités territoriales est d’ailleurs devenu obligatoire dans les contrats de financements passés avec l’État (« contrat de site » via la loi ESR 2013) et avec les régions (contrat de plan État-Région), en lien avec l’Union européenne (FEDER [8] notamment).

Derrière le mythe de l’excellence, des sciences et professions malades de la bureaucratisation managériale

Ces politiques de concentration, de mise en concurrence et de benchmarking [9] (Bruno 2008) des établissements universitaires sont loin de produire les effets d’attractivité et de hausse de productivité escomptés. Il n’existe pas de preuve empirique d’un effet de seuil qui aboutirait à une amélioration de la qualité scientifique suite à la concentration spatiale des moyens et des chercheur·es sur un seul site (Grossetti et al. 2020 ; Maisonobe et al. 2016). De plus, la mesure et la labellisation de l’« excellence » reposent sur une vision appauvrie du travail dans l’ESR : surreprésentation de la recherche face aux autres activités (Zimmer et al. 2020), mesure majoritairement bibliométrique du travail académique, conception de l’internationalisation biaisée (prééminence des publications anglophones), survalorisation de classements internationaux aux critères controversés, poids de facteurs non académiques dans les choix d’attribution des financements d’« excellence » (Aust et al. 2018).

En revanche, les effets néfastes de cette injonction à l’« excellence » sur la qualité scientifique ont été documentés (Bacache-Beauvallet 2010 ; Gingras 2013) : baisse de la qualité des publications (« effet salami [10] »), fraude ou corruption pour obtenir une publication dans une revue bien classée, pression croissante sur les personnels les plus vulnérables (doctorant·es, précaires, en recherche de poste), etc. Par ailleurs, le jeu des appels à projets valorise en premier lieu la capacité à se conformer rapidement à ces procédures (Barrier 2011 ; Musselin 2017 ; Soler 2021), et crée des effets de réputation cumulative (certains financements de politique d’excellence sont réservés aux précédents lauréats). Les critères et modalités d’attribution des fonds génèrent une marginalisation de certaines disciplines, notamment parmi les sciences humaines et sociales (SHS) (Rowell 2022), ou d’individus (Harroche 2021), à partir de critères non scientifiques. Plus largement, ces logiques de concentration et de différenciation participent d’une hiérarchisation des établissements et posent des questions d’égalité – notamment territoriales – des conditions d’étude et de travail au sein d’un service public.

Ces réformes néolibérales [11], inspirées du Nouveau management public, renforcent des dynamiques de bureaucratisation (Hibou 2012 ; Pacitto et Ahedda 2016), notamment à travers la multiplication d’agences de financement et d’évaluation. L’essor des modes de pilotage par contractualisation, évaluation et appels à projets s’appuie sur des dispositifs de calculs divers (budgets, données comptables, calculs de coûts, tableaux de bord, données statistiques…) (Chatelain-Ponroy et al. 2012) et aboutit ainsi à une surcharge de travail, à la fois pour les personnels administratifs et pour les enseignant·es-chercheur·es (Barrier 2011, p. 522). De nombreux travaux ont mis en avant les effets de division, voire de fragmentation de la profession universitaire générés par la multiplication des tâches, dont certaines invisibilisées (Barrier et Picard 2020 ; Soulié et al. 2006), et d’individualisation des conditions et stratégies de carrières (Darbus et Jedlicki 2014).

Vers des universités entrepreneuriales ?

La solution consiste-t-elle à « libérer » les universités françaises des pesanteurs administratives, juridiques et législatives pour les rendre plus réactives aux demandes de partenaires publics et privés, et attractives dans un système d’ESR concurrentiel ? Un détour par des exemples étrangers, notamment les universités privées à but non lucratif aux États-Unis (Vergnaud 2018), éclaire les risques d’une telle orientation.

La recherche permanente de ressources amène progressivement ces universités et leurs équipes à privilégier les formations et les projets de recherche susceptibles de mobiliser des cofinancements extérieurs (collectivités territoriales, partenariats privés, secteur philanthropique), et/ou permettant un profit financier, via par exemple la commercialisation de leurs activités (frais d’inscription, brevets, formation professionnelle, réponse à des commandes). Cela contraint l’autonomie académique et accroît les disparités entre disciplines, équipes, départements selon leurs possibilités (et volontés) de diversifier leurs financements. Une part croissante de postes, de temps et de moyens au sein de ces universités est alors allouée à la recherche et la gestion des fonds (Masseys-Bertonèche 2016), à la promotion de l’institution et à des activités non académiques comme la spéculation boursière ou le développement immobilier (Martel 2011 ; Vergnaud 2018, p. 295‑302), éloignant à la fois l’organisation et ses membres du cœur de leurs missions de production et de transmission des savoirs.

Ces dynamiques de commercialisation et de privatisation influencent la manière dont elles interagissent avec leurs territoires d’ancrage (Dang Vu 2011, 2014 ; Vergnaud 2018). Les universités privées à but non lucratif aux États-Unis ont une obligation d’investir leurs bénéfices au service de l’intérêt général. Leur implication territoriale vise néanmoins des opérations rentables pour elles et leurs « étudiant·es-client·es », que ce soit pour lever des fonds philanthropiques, valoriser l’environnement proche ou trouver des opportunités pour la recherche et l’enseignement (stages, commandes, bénévolat). Leurs poids démographique, économique et financier dans les jeux d’acteurs locaux leur donnent une place prépondérante dans le développement urbain (Dang Vu 2014), pouvant renforcer les ruptures socio-spatiales (Baldwin 2021) et les inégalités (gentrification, sur-sollicitation de partenaires locaux).

Un service public de l’ESR en marge des universités ?

Fruit d’une histoire spécifique et liée à l’État, les universités françaises se distinguent fortement de leurs homologues états-uniennes, que ce soit par leur financement majoritairement public (Calviac 2019), leur fonctionnement organisationnel (Mignot-Gérard et al. 2019), leur implication territoriale (Vergnaud 2018) ou encore leurs conditions d’accès. Cependant, des dynamiques similaires, certes moins marquées, sont visibles, avec le développement de logiques de marchandisation des activités universitaires (Harari-Kermadec 2019), et le déploiement de financements et fonctionnements inspirés du privé (Vergnaud, à paraître). Au-delà de la bureaucratisation du travail universitaire, ce « gouvernement à distance » de l’ESR, par la mise en compétition et la concentration, accentue les disparités entre établissements, mais aussi entre personnels, cursus et étudiant·es. Dès lors, l’État apparaît de moins en moins garant d’un intérêt général et le fonctionnement bureaucratique et compétitif de l’ESR de plus en plus contraignant. Dans un contexte d’effondrement des recrutements [12] et de précarisation de l’emploi, des initiatives décident de mener un travail académique d’éducation et de recherche en marge des universités, sous forme associative [13] ou coopérative [14]. Cette dynamique – ponctuelle en France – fait écho à une tendance néolibérale de délégation de missions de service public à un secteur intermédiaire composé d’associations et d’organisations à but non lucratif se professionnalisant progressivement, comme analysé aux États-Unis (Bacqué 2000 ; Duvoux 2015). Tant la mise en compétition des universités et universitaires que les tentatives pour s’en émanciper interrogent donc la capacité et la légitimité de l’État à garantir un service public de l’ESR sur l’ensemble du territoire.

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Pour citer cet article :

Camille Vergnaud, « L’excellence contre la science. Quand la mise en compétition et la bureaucratisation éloignent l’université de ses missions », Métropolitiques, 13 mars 2023. URL : https://metropolitiques.eu/L-excellence-contre-la-science.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1896

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