Entretien réalisé par Clément Barbier et Emmanuel Bellanger.
Vos travaux ont contribué ces dernières années à mettre en doute le bien-fondé des politiques de (soutien à la) métropolisation. Pouvez-vous nous en exposer les principaux résultats ?
L’hypothèse clé que j’ai voulu vérifier, avec mon collègue Michel Grossetti, est celle de l’existence d’un prétendu « effet taille », au profit de quelques très grandes villes (les métropoles), en matière de performance économique : la croissance de l’emploi, par exemple, serait d’autant plus forte que la population ou l’emploi initial du territoire serait grand. Résultat à l’échelle de la France métropolitaine, sur différents jeux de données (croissance de l’ensemble des emplois ou du sous-ensemble des emplois privés) et différentes périodes (avant ou après la crise de 2008, notamment) : un tel effet n’existe pas ou peu, c’est la diversité des situations qui domine. Certaines très grandes villes présentent des « performances » élevées, d’autres non, idem pour toutes les tailles de ville, en fait.
Ce que l’on constate, en matière de « performance » socio-économique, c’est que l’appartenance régionale joue plus que la taille ou que la densité des territoires : à très gros traits, disons que l’Ouest et le Sud vont plutôt bien, et qu’un grand quart Nord-Est va plutôt moins bien, si l’on considère que « aller bien », c’est bénéficier d’une dynamique économique supérieure, ce qui peut être interrogé.
Au-delà des discours sur la métropolisation, c’est la recherche obsessionnelle d’un modèle générique de développement territorial dont il faudrait se débarrasser, pour prendre acte de la diversité des territoires et de la richesse que constitue cette diversité [1].
En cette fin de mandat, le président de la République martèle son appui aux territoires, quelles leçons peut-on tirer de ces cinq années de pouvoir en matière de « politique des territoires » de l’État ?
Le terme de « territoires » est clairement monté sur le devant de la scène politique. C’est potentiellement une bonne chose, si et seulement s’il s’agit de prendre acte du fait géographique, c’est-à-dire de l’existence de différences relativement marquées, sur tout un ensemble d’indicateurs, à des échelles fines, bien inférieures à l’échelle régionale.
À titre d’exemple, les taux de chômage, qui varient entre 11,5 % et 16,5 % à l’échelle des régions de la France métropolitaine, varient dans un rapport de 7 pour 1 entre l’intercommunalité qui présente le taux le plus faible (3,5 %) et celle qui présente le taux le plus fort (25,3 %). S’agissant des taux de croissance de l’emploi, ils varient, du recensement millésime 2008 à celui du millésime 2018, entre – 0,4 % et + 0,6 % entre les régions, mais entre – 4 % et + 4 % entre les intercommunalités.
Une partie de ces différences s’expliquent par des effets de composition : par exemple, l’espérance de vie peut être plus faible à tel endroit parce qu’on y compte plus d’ouvriers, et que leur espérance de vie est en moyenne inférieure. Mais, pour partie, ces différences résultent d’autres facteurs : d’une offre de soins moins importante ou de disparités dans les comportements des acteurs, à caractéristiques identiques par ailleurs.
Mesurer l’ampleur des différences et en comprendre les origines est un préalable indispensable à l’action, préalable que nous appelons de nos vœux pour mettre en place des politiques territoriales « sur mesure » [2].
Dans la perspective de l’élection présidentielle à venir, quelles alternatives politiques en matière d’aménagement des territoires méritent à vos yeux d’être discutées, voire défendues ?
Un point essentiel à mes yeux est d’insister sur l’importance des politiques d’aménagement du territoire, qui sont passées trop longtemps au second plan, au profit de politiques de compétitivité territoriale.
Et je précise que ces politiques d’aménagement sont importantes, y compris si le sujet que veulent traiter les politiques est celui de la création de richesses et d’emplois : le problème principal auxquelles sont confrontées aujourd’hui les entreprises est en effet un problème de recrutement. Quand on s’interroge sur le pourquoi, on se rend compte qu’il résulte, certes, parfois, de problèmes de formation des personnes, de conditions de travail ou de rémunération, mais aussi de problèmes de mobilité, de logement, de garde d’enfant, de santé, etc., autant de sujets que les politiques d’aménagement ont vocation à traiter. Ceci pose la question de la coordination d’un ensemble large de politiques, au sein des institutions, et entre elles, ceci aux différentes échelles.
Au-delà, les crises successives des gilets jaunes puis de la Covid ont fait prendre conscience de l’importance de sujets tels que ceux de l’accès à la santé, à la formation, à la culture et aux loisirs…, autrement dit, d’un ensemble large de services essentiels dont tout un chacun souhaite disposer. Que chacun puisse accéder à des services de santé de qualité me semble plus important que de savoir si Paris est devant Londres dans je ne sais quel classement. Oublier le mantra de la compétitivité, de l’attractivité et de l’excellence pour revenir à ces questions de base me semble indispensable [3].
Comment alors éviter de revenir à une politique d’aménagement dirigiste, dont les limites sur le plan démocratique et environnemental ont maintes fois été soulignées ?
Il convient en effet de ne pas retomber dans un modèle de planification « à l’ancienne », où l’on décide et où l’on organise tout d’en haut. Pour l’éviter, il convient de prendre acte du fait qu’une partie importante des actions à mettre en œuvre pour répondre aux besoins des populations diffèrent selon les contextes territoriaux, il faut donc faire du « sur mesure » plutôt que du « prêt-à-porter ». En prenant acte également de la nécessité d’associer les citoyens dans la construction des réponses aux problèmes à traiter, ce qui doit se faire là encore à des échelles locales, pas seulement nationales.
Plus généralement, je suis convaincu de la nécessité de reposer la question du sens, des objectifs, du récit autour duquel nous voulons faire société [4]. À ce titre, je pense que les questions de création de richesses et d’emplois ne peuvent plus être premières, elles ne peuvent plus être traitées dans tous les cas indépendamment des questions de transition et d’inégalités. De manière encore plus générale, c’est sans doute la question du bien-être, individuel et collectif, présent et futur, qu’il faudrait considérer comme première, de laquelle il conviendrait systématiquement de partir, quel que soit le sujet à traiter.
Vous semblez accorder une grande importance à la prise en considération des spécificités de chaque territoire. Quels sont en ce sens les outils d’analyse qui vous paraissent les plus appropriés ?
Oui, c’est un des résultats récurrents de mes travaux, et de nombreux autres travaux qui s’intéressent à la géographie des phénomènes socio-économiques : la mise en évidence de spécificités territoriales, inscrites souvent dans le temps long.
De ce fait, les problèmes à traiter ne sont pas les mêmes d’un territoire à l’autre : problèmes prédominants de pollution ou de congestion à tel endroit, d’accès à la santé, de conflits d’usage ou de chômage de longue durée à tel autre, etc.
Et même quand le sujet est identique, les déterminants peuvent différer : pour reprendre la question du retour à l’emploi, l’enjeu prioritaire à certains endroits relève de politiques de formation, à d’autres de politiques de mobilité ou de logements, à d’autres encore d’une coordination entre ces différentes politiques.
On a donc besoin de documenter finement les problèmes à traiter, leurs déterminants, puis à s’interroger sur les réponses à apporter. Sur cette question des réponses à apporter, il y a d’ailleurs un autre enjeu essentiel à mes yeux : comment capitaliser sur les initiatives locales destinées à répondre à tel ou tel problème, pourtant foisonnantes, pour que d’autres territoires, qui sont dans des contextes proches, puissent s’en inspirer ?