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Débats

Reprendre en main logement et foncier dans les métropoles : retour sur une expérience rennaise

De nombreuses métropoles cherchent à résoudre la difficile équation entre production de logement et transition écologique. Jonathan Morice esquisse quelques pistes à partir de la situation rennaise, à l’heure où le gouvernement propose que les intercommunalités soient « autorités organisatrices de l’habitat ».

Comme beaucoup de métropoles en France, Rennes est confrontée à une forme d’injonction contradictoire. Entre la hausse de la population, l’attractivité et la dynamique interne d’un territoire jeune, la métropole doit construire de nombreux logements : l’objectif d’ici 2030 est de livrer 5 000 logements par an (neufs ou par recyclage du bâti existant) en espérant au passage réduire la tension accumulée (28 000 demandeurs de logement social). En parallèle, le secteur immobilier est en pleine crise et s’y ajoute l’objectif du Zéro artificialisation nette d’ici vingt-cinq ans, soit très peu de temps à l’échelle urbaine, qui implique de bouleverser le modèle de l’extension urbaine sur lequel la croissance démographique des dernières décennies a été absorbée.

La métropole disposait d’atouts face à ces enjeux : une tradition de maîtrise foncière et de politiques partagées et contractualisées à l’échelle intercommunale, des documents de planification renforçant la sobriété de la consommation foncière, posant des limites à l’urbanisation et des densités minimales adaptées à chaque contexte, etc. Sur tous ces sujets, le Programme local de l’habitat (PLH) de 2005 et le Schéma de cohérence territoriale (SCOT) de 2007 ont eu un impact majeur pour limiter l’étalement urbain [1] et atténuer la relégation des classes populaires et intermédiaires aux confins du territoire. Néanmoins, la politique de l’habitat est à réinventer. Si le statut « d’autorité organisatrice de l’habitat », accordé fin 2022 par le gouvernement, est aujourd’hui une coquille vide, les pistes ne manquent pas pour une réappropriation locale de ces enjeux.

Ce que montre la préparation du PLH actuel, c’est qu’à condition de mobiliser les habitants, les acteurs, les experts et les élus, des solutions peuvent être inventées pour répondre aux impasses actuellement constatées en matière de logement. À l’échelle nationale, une nouvelle politique est à inventer : cela passera par des expérimentations, des concertations et de l’audace juridique et technique. Les territoires comme Rennes métropole peuvent contribuer à la réflexion.

Le logement, question technique mais sujet politique

En pratique, pour une métropole visant la sobriété foncière, les premiers choix vertueux sont assez simples : il s’agit de lutter contre les gaspillages les plus manifestes (diviser par deux la taille de grandes parcelles de maisons individuelles, etc.). Il est plus compliqué de systématiser les pratiques (par exemple, d’imaginer la densification des parcelles les plus petites, les cœurs d’îlots). Il est également difficile de combiner la maîtrise des impacts environnementaux à la production d’une ville socialement et politiquement acceptable, c’est-à-dire ni trop dense – notion toute relative selon le contexte –, ni trop chère. De manière assez évidente, la rareté du foncier disponible renforce la « rente foncière » des propriétaires actuels et le risque d’exclure les habitants les plus modestes qui n’auront pas les moyens d’accéder au marché dans ces conditions (ni en location, ni à l’achat). Cela oblige à réinventer les conditions dans lesquelles interviennent tous les acteurs de l’habitat – promoteurs, bailleurs, etc.

Au-delà des questions techniques, ce contexte pèse sur le regard que les habitants portent sur les institutions locales. Ils voient des immeubles sortir de terre là où il y avait de petites maisons de bourgs et ils se demandent si la métropole a un quelconque pouvoir sur les promoteurs et autres acteurs du marché du logement. Ils voient les jeunes peiner à trouver un logement et se demandent ce que fait la métropole. Le sentiment qui s’exprime est celui d’une perte de pouvoir et d’un déclassement collectif. Il concerne tout le monde. Lors d’une grande démarche de concertation organisée en 2022 dans le cadre de la préparation du PLH [2], de très nombreux locataires se sentaient « bloqués » : ils partageaient leurs difficultés à se reloger dans des conditions identiques après un déménagement, voire à simplement trouver un logement correspondant à leurs besoins (après une mise en couple, l’arrivée d’un enfant ou un changement de travail). Les propriétaires eux-mêmes se trouvaient coincés : une phrase revenait souvent, « je ne pourrais pas, aujourd’hui, racheter l’équivalent de mon logement ». Cette souffrance a des conséquences humaines lourdes (problèmes de santé, difficulté d’accès à l’emploi, recompositions familiales difficiles, etc.) et propage dans la population le sentiment de ne plus avoir de pouvoir, de ne plus être maître de sa vie.

Le défi, qui dépasse le territoire rennais, est donc à la fois technique et politique : il s’agit de créer et déployer de nouveaux outils opérationnels permettant de retrouver de la maîtrise foncière (enjeu d’action publique) et rétablir la confiance des citoyens dans la capacité de leurs élus à maîtriser le devenir du territoire (enjeu démocratique), alors que la puissance publique est déjà presque systématiquement accusée de trop réguler ce secteur du logement.

Ce fut d’ailleurs une des véritables plus-values d’avoir écouté les habitants de façon large et ouverte. Par rapport aux réunions d’experts ou aux petits cercles d’habitués généralement concernés par les réunions publiques sur les projets de logement, ces réunions d’un autre genre ont révélé aux élus des attentes et des marges de manœuvre plus importantes que ce qu’ils imaginaient – Rennes passant régulièrement, aux yeux des spécialistes nationaux, pour un marché déjà très régulé. Donner la parole à des locataires, à des étudiants ou jeunes ouvriers, à des couples d’actifs comme à des personnes forcées de dormir chez des amis ou dans leur voiture ou encore à des petits propriétaires bailleurs a eu un effet puissant sur les représentations collectives des enjeux attachés à la question du « logement ». Au milieu des collectifs de riverains, de propriétaires ou de militants venus avec des idées arrêtées, les interventions de ces personnes, toutes éloignées de la vie publique, ont grandement enrichi les débats entre participants qui ont fait bouger en direct les lignes de partage, donnant à la fois plus d’audace et plus de marges de manœuvre aux décideurs.

De même, l’opposition classique entre les ambitions écologiques et les ambitions sociales s’est avérée largement infondée : les habitants rencontrés, y compris les catégories les plus populaires, exprimaient une demande de qualité de leurs logements avec un fort sentiment d’urgence climatique, ciblant notamment le sujet de la chaleur, la végétalisation ou l’eau. Ils pointaient en même temps la centralité de l’enjeu social et économique, rappelant la question du foncier, des factures énergétiques, etc.

Les débats ont également permis d’inscrire ces besoins très pratiques dans une façon de vivre dans la métropole, les participants élargissant spontanément la question de la qualité de leur logement à celle de leur quartier. Cela ouvre des perspectives sur la façon de penser et produire les opérations immobilières intégrant des contraintes posées à une échelle plus grande que la parcelle ou l’îlot. Sans le nommer, les habitants ont témoigné d’un attachement au modèle de « Ville Archipel » : des villes et bourgs denses, pensés avec une « courte distance » des services et de la nature et un respect des identités propres à chaque lieu. Pour autant, la concertation a également montré les très fortes réticences concernant certaines formes de densification, notamment les démolitions-reconstructions et les effets « canyon » des densifications systématiques en front de rue (déjà identifiées dans le PLUI de 2019). Le choix du maintien d’une ceinture verte autour de chaque commune (« on veut pouvoir accéder à la campagne en 5 minutes ») reste ainsi plébiscité par les habitants, à condition que cela ne se traduise pas par une surdensification qui éradiquerait la vie sociale locale dans les bourgs (notamment que les opérations ne se fassent pas au mépris des aménités urbaines préexistantes – cafés, espaces publics, etc. mais permettent au contraire de renforcer les services) et en veillant à ce que les interstices agricoles et naturels soient suffisamment bien préservés, accessibles et mis en valeur. Ces remarques peuvent sembler banales, mais elles interpellent la façon d’encadrer le travail des promoteurs dans le diffus.

Au total, la question est moins technique que politique. La concertation n’a pas fait émerger le sujet aux yeux des élus qui avaient largement conscience de ces problèmes, pas plus qu’elle n’a amené des solutions techniques inédites ; en revanche, elle a permis d’explorer des questions que nous n’avions pas mises directement à l’agenda technique et politique, ne les pensant pas atteignables ni acceptables. Les échanges, notamment ceux directement entre les habitants, ont contribué à désinhiber tant les élus et que les techniciens pour oser des solutions très régulatrices et parfois en rupture avec une politique pourtant déjà ambitieuse et assumée de longue date. C’est principalement autour de la question de la propriété privée comme limite à l’action publique que se joue cette appréhension d’un nouveau « commun » : le logement et le foncier ne peuvent plus être vus comme des enjeux individuels, une liberté héritée de la Révolution et du Code civil napoléonien. Et même la liberté résidentielle, pour être d’égal accès à tous, nécessite une intervention publique protéiforme sur tous les segments du marché du logement : planification, prospection foncière, production de logement, promotion, commercialisation, attribution, conditions d’occupations, rénovation, revente, etc.

Des solutions et des métiers à inventer

Concrètement, les solutions sont plus à portée de main qu’il n’y paraît. Une enquête menée fin 2021 auprès de 3 357 personnes de la métropole, issues de tous les milieux sociaux et de toutes les communes [3], montrait que, pour la première fois, la qualité thermique et énergétique des logements ressortait parmi les premières préoccupations au moment de changer de logement. Des différences existent en fonction du milieu social ou de la taille des ménages, mais les habitants interrogés se disaient massivement prêts à des « compromis » résidentiels pour pouvoir habiter proche des services et des transports en commun. Cela amène de nouvelles façons de concevoir l’articulation entre le logement et l’espace public : surtout après la pandémie, la densité et la vie en immeuble collectif est par exemple jugée plus acceptable si l’accès à un espace extérieur privatif est possible. À Rennes, cette disposition a été imposée, début 2023, dans tous les logements et hébergements par le nouveau PLUI, ouvrant des perspectives pour le travail sur le PLH.

La concertation « qualitative » a permis d’aller plus loin dans la confirmation des ambitions métropolitaines et de les réaffirmer devant les acteurs et les habitants réunis. Les solutions de moyen et long terme pour résoudre la « quadrature du cercle » seront en effet complexes à mettre en œuvre, car elles supposent de revenir sur des pratiques bien ancrées pour inventer, ensemble, de nouvelles façons de produire la ville.

D’abord, pour viser la sobriété et appliquer la séquence « éviter, réduire, compenser » visant à protéger la biodiversité, il convient de promouvoir les créations de logements qui ont moins d’impact sur l’environnement. Il faut pour cela une réelle intensification des usages dans le détail de chaque opération : « la chasse aux m2 perdus ou non nécessaires ». Cela nécessite de réfléchir à l’usage des bâtiments 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par an, en intégrant donc chaque construction dans les usages du quartier auquel elle se greffe. Cela suppose d’associer les habitants en tenant réellement compte de toute leur diversité dès la conception des programmes. L’enjeu est de pouvoir anticiper tous les usages potentiels en partant du quartier et pas du projet. Même si elle n’est pas encore majoritairement souhaitée (voir l’enquête du cabinet TMO d’octobre 2021), la mutualisation d’espaces communs (par exemple : buanderie, espace de réception…) correspond ainsi aux aspirations d’un nombre croissant de métropolitains (près de 10 %). De même, un travail sur les parkings pourrait diminuer les coûts du renouvellement urbain (un parking en silo étant plus facile à déconstruire ou reconvertir qu’un parking avec deux ou trois sous-sols) [4].

Plus globalement, le recyclage du bâti existant, comme celui des matériaux, devient un enjeu à part entière. Logements vacants remis en location ou en accession à la propriété, conversion de bureaux pour répondre à l’évolution des usages, division de certains bâtiments, etc. – toutes les filières sont concernées. Tant que les solutions classiques de production du logement restaient facilement déployables (extension, démolition-reconstruction…), le potentiel associé au recyclage des bâtiments n’était pas considéré avec attention : c’est un effort pour les acteurs qui doivent sortir de leur vision « en silos » des différents marchés et besoins. Les concrétiser demandera la mobilisation de toute la chaîne d’acteurs (bailleurs sociaux, promoteurs, copropriétés, agents immobiliers, notaires, BTP…) : c’est encore un enjeu de concertation, mais à un autre niveau. C’est un enjeu de gestion prévisionnelle des emplois et compétences à grande échelle : tous les acteurs, publics et privés, préoccupés par « l’acte de construire » doivent élargir leur palette pour intégrer la façon d’utiliser intelligemment les fonciers et bâtis existants.

Ceci dit, il reste encore deux questions fondamentales pour les habitants pris globalement, chacun n’ayant pas nécessairement la même préoccupation selon sa situation : celle du prix et celle de la densité.

En dehors du plafonnement des loyers, la dissociation du foncier et du bâti est une façon de rétablir une forte maîtrise publique sur le niveau des prix et de la qualité pour au moins deux raisons :

  • Par la maîtrise du foncier à long terme, la métropole peut d’abord s’assurer du prix du bâti. Par ailleurs, la puissance publique peut plus facilement « oser » la qualité et inciter à l’innovation une fois qu’elle a l’assurance que cela ne se fera pas au prix d’une envolée des coûts au fil des ans.
  • La maîtrise foncière permet aussi une appréciation plus fine des projets que le seul encadrement réglementaire. Si l’on accepte des politiques dérogatoires pour créer du logement ou des activités dans certaines zones, ou si l’on met en place des incitations fiscales ciblées, la maîtrise foncière publique est aussi une assurance de réversibilité des usages. En l’absence de maîtrise publique du foncier, la sobriété foncière peut en effet renforcer les rentes acquises par les propriétaires existants et le pouvoir de foncières privées qui imposent alors leur logique dans l’usage des sols et le devenir des bâtis.

La maîtrise publique doit pouvoir favoriser une nécessaire densification : en réalité, il ressort des rencontres que les habitants ne sont pas inévitablement opposés à la densité en tant que telle. Ils sont surtout opposés aux projets qui détruisent les équilibres entre logements, commerces de proximité, activités banales et activités productives, qui sont le propre des tissus urbains mixtes. Il peut y avoir une « densité heureuse » si elle amène aussi une intensité des fonctions et services qui font la ville. La question qui se pose à l’ensemble des filières de construction, aménagement et promotion, est de parvenir à produire de façon « industrielle » une ville qui ne soit pas monofonctionnelle et qui sache s’adapter aux spécificités de chaque situation urbaine.

Réhabiliter l’action publique en matière de logement

La première approche consiste donc à sortir les questions de logement du domaine des seuls spécialistes : c’est certes un sujet complexe qui requiert beaucoup de savoirs techniques, mais c’est d’abord et avant tout un sujet politique. Très loin de se limiter à une question « privée », celle du choix par chacun de l’endroit où il veut vivre, on touche à la question des communs quand on vise que tous, et pas seulement les plus aisés, puissent jouir de cette liberté publique essentielle qu’est la « liberté résidentielle », concept que défendent les élus de Rennes métropole. Une liberté individuelle et collective, donc, qui tient forcément compte des ressources, foncières et naturelles, disponibles et ne tient pas pour acquis que l’étalement urbain est la réponse aux aspirations individuelles (urbaines ou rurales).

Cette réaffirmation du politique est d’autant plus nécessaire que seule une politique systémique traitant tous les aspects de la transition écologique et sociale a une chance de réussir. Si la liberté résidentielle est garantie pour tous, les gens choisiront des logements plus adaptés à leur besoin (sans surconsommation et idéalement proche de leur lieu de travail ou de leurs lieux du quotidien), ce qui favorisera les transitions, par exemple dans le domaine des déplacements. Et si la place de la voiture individuelle devient moins prépondérante, des places de stationnement pourront être économisées, diminuant le coût du logement…

Encore faut-il, pour cela, rassurer les citoyens sur le bon fonctionnement de leurs institutions démocratiques et sur le réel pouvoir dont elles disposent… C’est un cercle vertueux : moins les habitants doutent de ce pouvoir (ou pensent qu’il est bien utilisé au bénéfice de l’intérêt général), plus la puissance publique est crédible face à ses interlocuteurs, plus sa voix pèse pour installer l’intérêt général de façon incontournable, plus les habitants peuvent voir les effets de la « volonté générale ». À l’inverse, dès qu’elle s’affaiblit ou que les gens en doutent, les intérêts particuliers s’aiguisent et détricotent plus encore l’espace commun.

Cela passe par la mise en place d’outils contraignants pour ceux qui en ont les moyens et du soutien pour les plus modestes. Cela suppose aussi de travailler sur les représentations collectives et les normes sociales : comment la densité et l’extrême intensité urbaine qui avaient cours jusqu’au début du XXe siècle pourraient-elles redevenir une norme acceptable ? Comment la perception des « m2 pour vivre » pourrait évoluer vers un meilleur équilibre entre public et privé, entre classes sociales et générations : quand verra-t-on de nouveau des enfants dans la rue ? Quand changera-t-on d’approche sur le vieillissement pour que l’aspiration à un chez-soi ne conduise pas à une sous-occupation massive de maisons pavillonnaires souvent inadaptées ?

Ces changements ne seront acceptés et soutenus par les citoyens que s’ils sont discutés en amont et si les pouvoirs publics comme l’ensemble des acteurs de la chaîne de production du logement rendent régulièrement des comptes. À l’échelle du PLH de Rennes, rendez-vous est ainsi pris pour un bilan à mi-parcours, mais il fera aussi l’objet d’un suivi très régulier mené avec l’ensemble des acteurs. Le défi sera, évidemment, de ne pas perdre en chemin la grande diversité de publics mobilisée au début de l’écriture du PLH.

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Pour citer cet article :

Jonathan Morice, « Reprendre en main logement et foncier dans les métropoles : retour sur une expérience rennaise », Métropolitiques, 1er février 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Reprendre-en-main-logement-et-foncier-dans-les-metropoles-retour-sur-une.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1995

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