Le fait de se réunir en non-mixité, sur la base d’une expérience et d’une identité sociales communes en proie aux inégalités et aux discriminations (comme le fait d’être une femme, LGBT+, d’avoir une couleur de peau perçue comme autre que blanche, d’être en situation de handicap, etc.) fait l’objet de dénonciations récurrentes dans le débat public en France. Pas une année ne se passe sans qu’une polémique n’anime l’espace médiatique et politique au sujet de telle ou telle organisation ou réunion de femmes « interdite » aux hommes, ou de personnes non blanches « interdite » aux Blanc·he·s.
Pourtant, l’organisation d’espaces non mixtes et les débats qu’elle suscite ne sont pas nouveaux, ni même réservés aux groupes militants. Ce sont à ces espaces qu’est consacré ce dossier : à leurs actrices et acteurs, à leurs frontières externes et internes, et à leurs effets en termes de lutte contre les inégalités. À distance des jugements moraux et de la violence des controverses, il propose d’explorer posément, sur la base de recherches en sciences sociales, empiriques et vérifiables, les usages et les effets de l’entre-soi des groupes dominés.
Alors que la réduction des inégalités est communément associée à la déségrégation et à la mixité sociale, il convient d’abord de revenir sur le caractère contre-intuitif du recours à l’entre-soi pour combattre les inégalités. Une fois précisé ce paradoxe apparent, cette introduction décrit les enjeux et les usages de cette pratique dans les mouvements sociaux qui y ont recours, avant de souligner qu’elle est fréquemment utilisée par l’action publique elle-même, comme un dispositif des politiques de réduction des inégalités. Les travaux présentés ici permettent enfin d’interroger les effets politiques et sociaux de la non-mixité.
© Pierre Gilbert.
Un dispositif contre-intuitif
De prime abord, le recours à l’entre-soi au nom de l’égalité peut surprendre. En effet, historiquement, la séparation entre groupes sociaux a été le plus souvent un outil de domination. Les clubs et les cercles sociaux des élites, par exemple, sont des lieux d’entre-soi des groupes dominants (aristocratie, élite politique et/ou économique, etc.), où l’entrée est contrôlée et qui permettent non seulement d’établir des frontières symboliques entre le groupe concerné et le reste de la société, mais aussi de renforcer le capital social de ses membres (Pinçon et Pinçon-Charlot 2007 ; Chauvin et Cousin 2014). L’entre-soi au service de la domination de certains groupes prend des formes variées : la ségrégation raciale instituée, comme dans le régime d’apartheid sud-africain ou dans le système Jim Crow au sud des États-Unis ; la ségrégation scolaire entre les sexes, historiquement associée à un enseignement ménager réservé aux filles ; l’auto-ségrégation résidentielle de groupes favorisés, qui en protégeant leurs espaces protègent leurs ressources (scolaires, sociales, économiques…), etc. L’entre-soi fonctionne selon l’un des principaux mécanismes de production des inégalités sociales, « l’accaparement des ressources » (Tilly 1998) : ces groupes sont des réseaux sociaux fermés qui offrent à leurs membres un accès privilégié à certaines ressources monopolisables dont sont privés les non-membres (informations, opportunités, etc.), et qui leur permettent de maintenir leur position dominante.
Constatant le rôle de ce type de séparation dans la production des inégalités, nombre de mobilisations sociales et de politiques publiques l’ont pris pour cible. La remise en cause de l’entre-soi des groupes privilégiés est le moteur de nombreux mouvements sociaux, alors que la « mixité » est devenue un mot d’ordre central et rassembleur des politiques publiques de l’égalité : en témoignent par exemple la fin de la non-mixité de sexe en milieu scolaire en 1975 en France, la norme de « l’inclusion » des personnes handicapées à l’école comme au travail, ou encore celle de la mixité sociale dans les politiques urbaines.
Le recours à la non-mixité pour combattre les inégalités n’a donc, a priori, rien d’évident. Toutefois, sa logique diffère de façon fondamentale de celle de l’entre-soi des groupes dominants. À l’inverse de ces derniers, la non-mixité en question ici rassemble des individus dont le point commun est de subir une forme de domination et dont le regroupement a pour objectif non pas de s’accaparer certaines ressources au détriment d’autres groupes, mais de permettre un accès plus égalitaire à celles-ci. Les espaces non mixtes renvoient donc au regroupement temporaire des membres de ces groupes subissant des inégalités, dans une visée de réduction des inégalités.
Photo : Geogast – CC-BY-4.0.
Paradoxes et contraintes de l’entre-soi des dominés
La création d’espaces non mixtes à des fins de lutte pour l’égalité place les membres des groupes mobilisés dans une position paradoxale. Non seulement leur mobilisation prend une forme analogue à l’un des moyens par lesquels le groupe majoritaire assoit sa domination, mais elle repose aussi sur l’affirmation d’une identité spécifique, conçue comme différente du groupe majoritaire, alors même que la mobilisation a pour objectif de combattre les logiques de différenciation à la source des inégalités. Joan W. Scott a bien décrit ce « paradoxe minoritaire » à propos du féminisme (1998) : ce dernier aspire à voir disparaître les différences de traitement subies par les femmes, ainsi que les discours d’essentialisation des différences entre hommes et femmes qui fondent la domination masculine ; mais pour être formulée, cette revendication d’égalité doit au préalable énoncer au grand jour la spécificité de l’expérience et du point de vue des femmes. Paradoxalement, la lutte pour abolir les différences qui fondent les inégalités passe ainsi par l’affirmation temporaire de ces différences.
Cela prête le flanc à la critique : en organisant des lieux séparés, les espaces non mixtes ne reproduisent-ils pas, en les inversant, les mécanismes de la domination (la ségrégation et l’essentialisation des différences) ? Ce type d’objection repose parfois sur une incompréhension du statut (socialement construit) et de la visée (égalitaire) de la différence proclamée par ces groupes : comme le montrent les articles de ce dossier, avec la non-mixité, il ne s’agit pas de revendiquer l’existence d’une différence essentialisée qui définirait par nature l’identité du groupe, mais plutôt de se regrouper autour d’une différence pensée comme socialement construite, historiquement contingente et donc potentiellement réversible (Mazouz 2020). L’entre-soi est alors conçu comme un lieu de prise de conscience et d’émancipation vis-à-vis des inégalités découlant de cette différence construite. D’autres critiques n’ignorent pas le caractère socialement construit des identités mises en avant par le recours à la non-mixité, mais estiment que cette modalité d’organisation induirait par elle-même un risque d’essentialisation des individus ou des groupes sociaux, qui irait à l’encontre de l’objectif d’égalité initialement visé.
Ce paradoxe minoritaire, ainsi que la force de la norme sociale de la mixité et les disqualifications publiques dont la non-mixité fait l’objet expliquent la difficulté qu’ont celles et ceux qui la pratiquent à revendiquer ce mode d’action. Et force est de constater, à la lecture des textes, que si la non-mixité est bien souvent en vigueur dans les faits, elle est loin d’être systématiquement proclamée par les groupes qui la mettent en œuvre. Le dossier montre aussi les tensions qui traversent les espaces de la lutte contre les inégalités et qui renvoient à la question des frontières qui séparent les autres de l’entre-soi, frontières souvent disputées et en partie arbitraires.
Un outil de mobilisation des groupes dominés
Si les pratiques de non-mixité sont souvent associées aux mobilisations collectives, un rapide examen de l’histoire contemporaine conduit à rompre avec les représentations communes qui les accompagnent. Premièrement, les mobilisations antiracistes ne sont pas les seuls espaces militants où se pratique la non-mixité. Des collectifs féministes mais aussi de défense des droits des minorités sexuelles ou des personnes en situation de handicap mettent en place de tels espaces dans le cadre de leurs actions et travail militant. Ces collectifs ont d’ailleurs souvent fait face à des résistances plus ou moins conflictuelles, y compris en interne. Des militantes du Mouvement de libération des femmes ont par exemple souligné à quel point elles étaient, dans un premier temps, hostiles au principe de non-mixité, avant d’être peu à peu convaincues par la pratique. Et ce n’est que progressivement que cette pratique s’est diffusée au sein des mouvements féministes des années 1970, jusqu’à en devenir la norme (Jacquemart et Masclet 2017).
Deuxièmement, il faut rompre avec l’illusion de la nouveauté de la non-mixité. Pour reprendre l’exemple du féminisme français, la nécessité de s’organiser d’abord entre « personnes concernées », à l’exclusion ponctuelle des potentiel·le·s « allié·e·s », a fait l’objet d’une réflexion chez des féministes dès la fin du XIXe siècle.
Troisièmement, les pratiques de non-mixité ne sauraient se réduire à une « américanisation » des modes d’action et d’organisation militants : elles possèdent bel et bien une généalogie française (bien que non exclusive). L’histoire du mouvement ouvrier montre par exemple que la pratique d’auto-organisation ouvrière, reposant sur un entre-soi de classe, a non seulement existé et reposé sur des lieux spécifiques comme les syndicats ou les maisons du peuple (Cossart et Talpin 2012), mais qu’elle a aussi été théorisée dans le cadre de la politique « classe contre classe » des années 1920 et d’ouvriérisation de l’encadrement du parti communiste (Pudal 1989 ; Mischi 2020). Enraciné dans l’histoire nationale des mouvements sociaux, l’entre-soi de classe dans des organisations syndicales fait peu débat aujourd’hui, à l’inverse de l’entre-soi d’autres groupes dominés, comme les femmes ou (a fortiori) les minorités racisées qui font l’objet de virulents procès en « communautarisme » (Mohammed et Talpin 2018). Dans un contexte marqué par la stigmatisation des minorités racisées, régulièrement accusées de « séparatisme », Pauline Picot montre ainsi que dans la plupart des groupes antiracistes apparus en France au début du XXIe siècle, la construction d’une autonomie politique ne s’accompagne pas d’une organisation en non-mixité. Selon la nature du rapport de domination (sexe, classe, race, etc.), les groupes mobilisés ne font ainsi pas face aux mêmes contraintes pour s’auto-organiser.
Source : Médiathèque de Roubaix, en ligne sur http://www.bn-r.fr.
Le dossier invite aussi à ausculter l’entre-soi en prêtant attention à ses usages réels, aux emprunts et circulations entre actions collectives, au cours de l’histoire et entre espaces nationaux. Les articles soulignent notamment la diversité des motifs et objectifs du recours à la non-mixité. Qu’elle soit théorisée comme principe d’organisation ou pratiquée de fait, elle vise par exemple, dans le cas des groupes de parole de femmes étudiés par Marion Charpenel, le triple objectif de « permettre aux femmes de prendre la parole sans avoir à se battre avec les hommes ; valoriser leur point de vue subjectif comme source de savoir ; rassembler des expériences vécues isolément et générer des solidarités » (Charpenel 2016). Elle peut aussi avoir pour ambition de développer des formes de conscientisation, et d’empowerment, ou encore de contribuer à construire l’autonomie politique du groupe et de ses revendications, comme en témoigne le cas des mobilisations antiracistes en France.
Au-delà de la diversité des situations nationales et des configurations historiques de mobilisation, les articles rassemblés montrent que la non-mixité est un mode d’action parmi d’autres, presque toujours temporaire et non exclusif de moments de mixité dans la lutte. Elle peut alors être interprétée comme la simple objectivation de la frontière qui sépare les « militants bénéficiaires » des « militants par conscience » (McCarthy et Zald 1977), l’entre-soi des premiers (les « personnes concernées ») s’articulant avec des moments de collaboration avec divers « alliés », comme l’a montré Bibia Pavard (2009) à propos du combat pour le droit à l’avortement en France, et comme le souligne ici le cas des luttes afro-américaines aux États-Unis (Nicolas Martin-Breteau).
Enfin, la non-mixité peut être utilisée par les groupes dominés pour développer ressources et savoir-faire, à distance du regard et des pratiques des membres des groupes dominants, et renforcer ainsi leur puissance d’agir (Achin et Naudier 2010). En témoigne de manière originale le cas des clubs de jeunes diplômé·e·s musulman·e·s étudiés ici par Samina Mesgarzadeh. Ces derniers développent une forme hybride d’entre-soi, qui emprunte à la fois à la forme traditionnelle du club élitaire afin de mutualiser et de constituer des ressources (carnets d’adresses, savoirs et manières d’être légitimes, identité collective positive, etc.) et à la logique des groupes non mixtes dominés, dans une visée compensatoire au regard du stigmate ethno-racial ou religieux qui les frappe – tout en se démarquant explicitement des mobilisations de gauche défendant la cause des immigré·e·s et des minorités racisées.
Un instrument de l’action publique contre les inégalités
Si les pratiques de non-mixité sont souvent rabattues sur l’action collective pour l’égalité, les pouvoirs publics organisent aussi des espaces non mixtes. L’histoire et les finalités premières de ces espaces les distinguent évidemment de ceux des groupes minoritaires et dominés. Des institutions centrales, comme les prisons ou les écoles par exemple, ont été et sont encore parfois organisées selon une stricte séparation des sexes. Ce dossier montre comment ces mêmes principes de séparation, exprimant initialement l’organisation institutionnelle de rapports de domination, peuvent parfois être pensés comme des dispositifs de protection pour les groupes dominés, comme l’illustre le cas des prisons pour femmes désormais censées les préserver des violences masculines (Mélodie Renvoisé) ou les débats au Brésil sur les wagons réservés aux femmes dans les transports publics pour les protéger du harcèlement sexuel (Marion Tillous).
Le dossier donne ainsi à voir les circulations entre pouvoirs publics et action collective, notamment lorsque les premiers s’inspirent d’expériences ou de savoirs militants pour expérimenter la non-mixité à travers un programme d’action publique. C’est ce que montre l’exemple historique de la lutte contre les violences conjugales en France, sur lequel reviennent l’article de Gwenaëlle Perrier et l’entretien de Pauline Delage avec quatre membres de l’Association pour l’initiative autonome des femmes, qui gère des foyers de femmes victimes de violences conjugales. De même, des groupes mobilisés s’appuient parfois sur des espaces ségrégés produits par les pouvoirs publics, et les détournent par leur travail militant pour en faire un espace de promotion des droits, de conscientisation des groupes discriminés. Le cas des mobilisations portoricaines à New York étudiées par Audrey Célestine est à ce titre très parlant. L’expérimentation de la non-mixité concerne ainsi un nombre croissant de domaines d’action publique comme l’aménagement d’horaires de piscine réservés aux femmes en surpoids, le soutien financier apporté à des festivals de musique réservés aux femmes (en Suède ou en Grande-Bretagne) ou encore des politiques de gestion des espaces publics permettant aux filles de s’approprier les « skate parks » en leur en réservant l’accès quelques jours par semaine.
Ce que produit la non-mixité
Si le principe de la non-mixité concentre l’attention et les débats, ses effets sont plus rarement interrogés. Au final, que produit cet entre-soi ? Est-il un instrument efficace pour lutter contre les inégalités ? À cette interrogation, les articles réunis dans le dossier apportent des réponses nuancées.
La non-mixité apparaît tout d’abord comme un important levier de politisation. Face à l’invisibilisation ou la stigmatisation de certaines catégories, se regrouper sur la base d’expériences partagées permet de construire des identités collectives (« nous les ouvrières » ou « nous les noir·e·s » par exemple), qui peuvent être valorisées et constituées en sujet politique des luttes. Audrey Celestine montre bien comment les Portoricain·e·s de New York ont pu, à travers cet outil, se réapproprier et politiser une identité ethno-raciale leur permettant de lutter contre les discriminations faites précisément sur la base de cette identité. La mise en commun d’expériences individuelles liées aux inégalités (discriminations, violences, etc.) fait également ressortir leur caractère structurel – « quand 25 millions de femmes ont le même problème, il cesse d’être individuel », écrivaient des féministes dans les années 1970 [1]. Ces échanges favorisent la désingularisation de ces vécus et une certaine conscience des rapports de pouvoir qui traversent la société, à l’image de la « conscience de genre » qui se développe dans les groupes d’agricultrices étudiés par Clémentine Comer. Ce processus de politisation a non seulement des effets sur les individus qui participent aux espaces non mixtes mais aussi sur les dynamiques des mouvements sociaux auxquels ils et elles prennent part. Il rend possible l’émergence de nouvelles revendications ou la mise à l’agenda d’autres thématiques habituellement reléguées ou impensées, comme les revendications proprement lesbiennes dans le mouvement des femmes des années 1970 (Ilana Eloit).
La non-mixité a d’ailleurs pu inspirer de nouvelles pratiques militantes, parfois reprises en situation de mixité, comme celles développées récemment dans certains mouvements sociaux pour en faire des « espaces safe ». Pour échanger sur les dominations (toujours plurielles dans les groupes militants), on accorde en priorité la « parole aux concerné·e·s » et chacun·e est sommé·e de procéder à un travail introspectif de « déconstruction » afin de devenir conscient·e (woke) des multiples inégalités auxquelles il peut lui-même contribuer ; un fonctionnement qui n’est pas toujours dénué de tensions et, parfois, de violence (Legros 2018).
Les articles du dossier éclairent également la manière dont s’acquièrent et se redistribuent les ressources en contexte de non-mixité. L’absence des membres des groupes dominants et la suspension des fonctionnements ordinaires qui en découle ouvrent de nouvelles possibilités, permettant par exemple d’accéder à des rôles ou des responsabilités bien souvent monopolisés par ces derniers. Les ouvrières spécialisées peuvent ainsi devenir les représentantes légitimes de leurs groupes (Eve Meuret-Campfort) tandis que, dans les cours d’EPS non mixtes, les filles quittent le statut de spectatrices pour accéder aux premiers rôles dans la pratique sportive (Antoine Bréau). Les participant·e·s sont alors amené·e·s à développer leurs répertoires et capacités d’action mais aussi à les faire reconnaître. Dans les mouvements féministes du début du XXe siècle, le choix de la non-mixité a ainsi constitué un moyen de faire la preuve des capacités des femmes à organiser un mouvement politique et à être des actrices politiques, à l’heure où l’accès à cette sphère leur était refusé (Alban Jacquemart).
Plusieurs auteurs·trices pointent les ambivalences et les limites de ce mode d’action. La première réside dans le fait que les rapports de pouvoir continuent d’opérer en situation de non-mixité. Certes, ces espaces entravent certaines de leurs manifestations, mais ils n’en empêchent pas d’autres. En témoignent les normes de genre toujours effectives dans les cours d’éducation physique et sportive entre filles étudiés par Antoine Bréau. Les rapports de pouvoir s’en trouvent même parfois renforcés et la non-mixité se révèle alors contre-productive, donnant parfois lieu à des discours essentialistes et des visions stéréotypées – à l’image de ceux qui se déploient aussi au sujet des femmes dans les groupes d’agricultrices (Clémentine Comer) – ou générant de nouvelles discriminations pour les personnes concernées. La séparation des sexes en prison en fournit une illustration, dans la mesure où elle est synonyme pour les femmes détenues d’un moindre accès au travail, à la formation professionnelle et aux activités carcérales en général (Mélodie Renvoisé). Ce dernier exemple invite à rappeler que la non-mixité, quand elle est introduite par l’action publique, n’est par définition pas choisie, contrairement à la non-mixité militante.
En outre, si les espaces non mixtes visent le plus souvent à faire reconnaître et politiser une inégalité en particulier, ils n’en sont pas moins traversés par les autres rapports de pouvoir existant dans la société, comme l’ont rappelé les militantes lesbiennes à leurs camarades hétérosexuelles du Mouvement de libération des femmes (Ilana Eloit). Cela renvoie à la question de l’intersectionnalité, c’est-à-dire la manière dont ces rapports sociaux de domination (classe, genre, race, etc.) se combinent pour créer des situations spécifiques. Les luttes syndicales de femmes ouvrières analysées par Eve Meuret-Campfort, qui créent un double entre-soi de classe et de sexe, peuvent ainsi parfois se traduire par la mise en sourdine des revendications féministes, au nom de la solidarité de classe avec les hommes ouvriers.
Une autre limite de la non-mixité comme outil de lutte contre les inégalités tient au fait que la suspension des rapports de domination qu’ils permettent reste temporaire et circonscrite aux espaces de l’entre-soi. En témoigne l’exemple des groupes de self-help entre personnes bègues étudiés par Abigail Bourguignon, qui permettent à leurs membres de s’affranchir temporairement des normes du bien parler sans pour autant les subvertir à l’extérieur du groupe. Les wagons de métro réservés aux femmes (Marion Tillous) l’illustrent également : ils permettent une mise en sécurité des femmes dans les transports mais n’enrayent pas l’existence du harcèlement sexuel en dehors, puisqu’ils ne s’accompagnent pas d’une politique d’éducation masculine à la question du consentement sexuel. Pour autant, les analyses développées dans ce dossier donnent à penser que la politisation et les ressources produites dans les espaces non mixtes peuvent, dans certaines conditions, être transférées au-delà et pérennisées, aidant à lutter contre les inégalités dans d’autres sphères. Ce sont ces effets plus durables que les sciences sociales doivent continuer à explorer pour nourrir les réflexions autour de la non-mixité.
Au sommaire de ce dossier :
Un outil des mouvements sociaux
- « La non-mixité féministe : pour les femmes ou contre les hommes ? », Alban Jacquemart
- « Ségrégation et mixité dans les luttes africaines-américaines pour l’égalité », Nicolas Martin-Breteau
- « Construire un “nous” mobilisé ? La non-mixité dans les mobilisations antiracistes contemporaines », Pauline Picot
Intersectionnalité, frontières et autonomie
- « Les grèves d’ouvrières : une non-mixité de genre et de classe ? », Eve Meuret-Campfort
- « Quand les lesbiennes étaient séparatistes : une histoire de la dépolitisation de la non-mixité lesbienne (1970-1980) », Ilana Eloit
- « Lutter avec les armes des dominants ? L’entre-soi élitaire des cadres et dirigeants musulmans », Samina Mesgarzadeh
Des non-mixités moins visibles
- « Entre agricultrices ? Les incidences équivoques d’un engagement non mixte », Clémentine Comer
- « La voix des bègues. Non-mixité et prise de parole dans des groupes de self help », Abigail Bourguignon
- « Les chômeur·se·s et précaires de la CGT : un entre-soi précaire ? », Lucas Winiarski
Circulations et réappropriations entre mobilisations et institutions
- « Lutte contre les violences conjugales : ce que l’institutionnalisation fait à la non-mixité », Gwenaëlle Perrier
- « Un lieu pour les femmes. La non-mixité, support de l’accueil des femmes victimes de violences ». Entretien avec quatre professionnelles de l’Association de prise en charge des femmes victimes de violence conjugale, Pauline Delage
- « Yo soy Boricua ! Travail identitaire et stratégies d’élévation collective chez les Portoricains de New York », Audrey Célestine
Un dispositif d’action publique
- « Histoire de la (non-)mixité en prison », Mélodie Renvoisé
- « Les voitures de métro réservées aux femmes protègent-elles du harcèlement sexuel ? », Marion Tillous
- « Sport entre filles. Retour sur une expérimentation scolaire en Suisse », Antoine Bréau
Bibliographie
- Achin, C. et Naudier, D. 2010. « Trajectoires de femmes “ordinaires” dans les années 1970. La fabrique de la puissance d’agir féministe », Sociologie, vol. 1, n° 1, 2010, p. 77-93.
- Charpenel, M. 2016. « Les groupes de parole ou la triple concrétisation de l’utopie féministe », Éducation et sociétés, 1(1), p. 15-31.
- Chauvin, S. et Cousin, B. 2014. « Globalizing forms of elite sociability : Varieties of cosmopolitanism in Paris social clubs », Ethhnic and Racial Studies, vol. 37, n° 12, p. 2209-2225.
- Cossart, P. et Talpin, J. 2012. « Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation. Étude de la coopérative ouvrière la Paix à Roubaix (1885-1914) », Revue française de science politique, vol. 62, n° 4, p. 583-610.
- Jacquemart, A. et Masclet, C. 2017. « Mixités et non-mixités dans les mouvements féministes des années 1968 en France », Clio. Femmes, genre, histoire, n° 46, p. 221-247.
- Legros, A. 2018. « Les espaces safe n’existent pas » : reconfigurations et tensions autour de l’idée de « safe » dans les espaces militants féministes et/ou queers, mémoire de master 2 de science politique, Université Paris 8.
- McCarthy, J. D. et Zald, M. 1977. « Resource mobilization and social movements : A partial theory », American Journal of Sociology, vol. 82, n° 6, p. 1212-1241.
- Mazouz, S. 2020. Race, Paris : Anamosa.
- Mischi, J. 2020. Le Parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, Marseille : Hors d’atteinte.
- Mohammed, M. et Talpin, J. (dir.). 2018. Communautarisme ?, Paris : PUF.
- Pavard, B. 2009. « Genre et militantisme dans le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception. Pratique des avortements (1973-1979) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, n° 29, p. 79-96.
- Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. 2007. Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris : Éditions du Seuil.
- Pudal, B. 1989. Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris : Presses de la FNSP.
- Scott, J. 1998. La Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris : Albin Michel.
- Tilly, C. 1999. Durable inequality, Berkeley : University of California Press.