En France, l’antiracisme constitue aujourd’hui l’un des terrains militants où les enjeux d’autonomie des « premier·e·s concerné·e·s » au sens large, et de non-mixité en particulier, sont particulièrement débattus. En effet, la cause antiraciste a longtemps été portée par des associations se revendiquant d’une forme d’universalisme et d’un militantisme de solidarité envers « tous les immigrés », comme la Fédération des associations de solidarité avec tous les immigré·e·s (FASTI) ou sous la forme du « touche pas à mon pote » de SOS Racisme. Pourtant, depuis le milieu des années 2000, l’antiracisme français se transforme sous l’impulsion de collectifs aux orientations diverses, qui mettent tous à distance la solidarité et l’universalisme pour affirmer le rôle prépondérant des personnes visées par le racisme dans la définition des moyens de lutte contre cette inégalité [1]. La revendication de l’autonomie – au sens de s’exprimer en son nom propre, sans la médiation de militant·e·s appartenant au groupe majoritaire [2], mais aussi au sens organisationnel face aux grandes associations soupçonnées de « récupération » car liées aux partis politiques et aux dispositifs de politique publique – caractérise cette reformulation de l’antiracisme. C’est le cas du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), du Parti des indigènes de la République (PIR), de la Brigade anti-négrophobie (BAN), tous trois initiés en 2005, ainsi que du réseau Reprenons l’initiative contre les politiques de racialisation (RI), créé en 2015, auprès desquels j’ai mené une enquête ethnographique entre 2013 et 2018 [3]. Bien qu’aucun de ces collectifs n’affirme la non-mixité « raciale » comme principe d’organisation, ils sont souvent perçus comme réservés aux membres des catégories dont ils revendiquent défendre les intérêts : « Noir·e·s », « Indigènes », et de manière générale les Français·es subissant le racisme. L’observation montre que leur recrutement militant correspond à ces catégories, depuis leurs initiateurs et initiatrices jusqu’aux membres récemment arrivés : on y rencontre bien une non-mixité de fait.
Ce relatif entre-soi des minoritaires fait souvent l’objet d’accusations simplistes, selon lesquelles il reproduirait la domination en reprenant ses termes et/ou produirait une domination « à l’envers ». À l’inverse, du point de vue des organisations antiracistes étudiées, il s’agit d’abord de se donner les moyens de construire des propositions politiques à partir d’expériences et d’analyses partagées. Un des enjeux principaux des tentatives d’organisation autonome de racisé·e·s consiste en effet à produire et diffuser des analyses critiques du racisme et de ses conséquences, en tant que minoritaires et français·es (pouvant à ce titre prétendre à l’égalité avec les majoritaires). Pour cela, il faut pouvoir énoncer un « nous » et construire des collectifs et des alliances politiques, processus dont on explore ici trois dimensions : le choix et l’usage comme catégories de mobilisation de termes à la fois imposés dans un rapport de domination historique et réinvestis d’un sens positif (« nous les Noir·e·s », « nous les indigènes ») ; les logiques du recrutement militant (qui fait-on entrer dans le collectif ?) ; enfin la part du travail militant qui vise à susciter le sentiment de « faire partie du même monde » (à quel « nous » s’adresse-t-on ?).
Des catégories subies aux catégories de mobilisation
Les mobilisations antiracistes initiées à partir du milieu des années 2000 ont pour spécificité – malgré leur hétérogénéité – la valorisation de l’autonomie politique des minoritaires racisés, sur le mode du « par nous, pour nous » (dans le cas du PIR ou de la BAN) ou de l’ancrage dans la « communauté » (pour le CRAN), ce qui les distingue d’organisations revendiquant l’universalisme et la solidarité. Dès leur création, leurs membres ont privilégié divers modes d’action centrés sur la production de discours : prises de parole dans les médias ou dans des réunions publiques, manifestations, écriture de textes, en cohérence avec leurs trajectoires sociales ascendantes et leur ancrage dans les professions intellectuelles intermédiaires et supérieures [4]. On assiste ainsi depuis 2005 à des luttes pour la définition du racisme : à une définition individualisante et du domaine de l’« opinion » (immorale et punie par la loi) partagée par les associations antiracistes institutionnalisées et les dispositifs publics de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, s’oppose une lecture plus systémique des inégalités raciales historiquement constituées dans la colonisation et l’immigration, qui distingue des groupes sociaux discriminés et une majorité discriminante [5]. Le fait de nommer les groupes sociaux racisés et, en miroir, le groupe racisant (les « Blancs ») contribue à la reformulation de la cause antiraciste en faisant porter la responsabilité non pas sur quelques individus déviants (« les racistes ») mais sur une organisation sociale inégalitaire.
L’analyse des écrits comme des prises de parole publiques montre que les militant·e·s se distinguent d’une opposition d’ordre moral au racisme en se revendiquant de l’expérience vécue de la racisation, qu’ils et elles mettent en forme dans leurs théorisations. Celles-ci se focalisent notamment sur les formes spécifiques prises par le racisme envers chaque groupe minoritaire, en montrant comment s’opèrent l’assignation à des stéréotypes, l’inégalité d’accès à des ressources et la limitation des possibles (y compris au moyen de la violence physique), par exemple dans les représentations médiatiques ou dans les interactions avec des services publics (école, police en particulier). Chaque forme du racisme est analysée au moyen de termes spécifiques, tels que négrophobie, anti-tziganisme (ou parfois rromophobie), islamophobie, qui permettent aussi de nommer explicitement la catégorie visée : « Noir·e·s », « indigènes », « Rroms », « musulman·e·s [6] ». Ces choix terminologiques visent à susciter la mobilisation des personnes qui se reconnaissent dans ces catégories, même si celles-ci sont aussi utilisées par le groupe majoritaire pour désigner et discriminer ces groupes. Dans ce contexte, se revendiquer d’un groupe minoritaire racisé revient à se présenter comme des porte-paroles potentiellement plus légitimes des groupes minoritaires que des acteurs associatifs perçus comme Blancs et proches des pouvoirs publics.
Les discours militants cherchent aussi à substituer à la dimension stigmatisante des catégories raciales une image valorisante associée à des généalogies de résistances : aux luttes contre l’esclavage ou à celles pour les droits civiques aux États-Unis pour la catégorie « Noirs », à l’anticolonialisme pour celle d’« indigènes » (ou pour celle d’« Arabes », moins fréquente), ou à des communautés (imaginées) fraternelles pour celles de « musulmans » ou de « Rroms ». La construction d’un « nous » mobilisé ne repose ainsi pas tant sur l’idée d’appartenance « naturelle » à un groupe racisé que sur la production d’identifications politiques, collectives, potentiellement valorisantes : des sujets de lutte et en lutte.
Construire le(s) sujet(s) de la lutte : un « nous » minoritaire et politique
La constitution et le maintien d’une dynamique de mobilisation collective reposent sur des pratiques telles que les manifestations de rue, les réunions publiques et la publication de textes, qui sont autant d’occasions de diffuser les discours et d’attirer de nouveaux membres. Le recrutement de militant·e·s s’appuie le plus souvent sur ce qui est vécu comme une évidence : des collectifs qui prônent l’autonomie politique des minoritaires racisés attirent et intègrent dans leurs rangs des personnes qui se reconnaissent dans la façon dont ceux-ci s’adressent à elles, à savoir des « Noir·e·s » au CRAN et à la BAN, des « indigènes » (« Noir·e·s », « Arabes », « musulman·e·s ») au PIR. Pourtant, les membres du CRAN comme de RI ont toujours affirmé être ouverts aux « Blancs », ce qui s’est vérifié dans le second mais pas vraiment dans le premier. En effet, RI, dont un des initiateurs est un universitaire blanc, se veut une coalition de collectifs préexistants et repose sur l’adhésion à une plateforme revendicative : l’affirmation comme sujet de sa propre émancipation y est moins présente. La non-mixité reste ainsi le plus souvent de fait, sans être revendiquée explicitement, d’une part car les initiateurs des collectifs semblent anticiper que le fait de s’exprimer en tant que Noir, Arabe, indigène, etc. et de revendiquer l’autonomie dans la lutte contre le racisme, suffit à faire comprendre que l’on s’adresse en priorité aux minoritaires racisés. D’autre part, la revendication explicite d’une non-mixité « raciale » aurait été inaudible dans le contexte de la France des années 2000, et le reste encore aujourd’hui [7], l’accusation de « communautarisme » constituant en effet un des principaux mécanismes de discrédit des mobilisations de minoritaires (Dhume 2013). Dans trois collectifs sur quatre, le partage de l’expérience de la minorisation raciale est ainsi conçu comme central dans la réception et l’adhésion à leurs propositions politiques, bien que les militant·e·s rencontrés soient conscients qu’être assigné à une catégorie minoritaire n’implique pas nécessairement de se sentir concerné par la lutte contre le racisme. Susciter et entretenir le sentiment d’appartenance à un groupe minoritaire concret et en lutte (et pas seulement à une catégorie subie) peut dès lors être analysé comme un enjeu de la mobilisation.
Incarner le sujet de la lutte
Les événements publics (meetings, manifestations) offrent un observatoire des différentes pratiques qui visent à rendre visibles dans l’espace public l’appartenance à un groupe racisé et à un collectif mobilisé. C’est le cas des modes de présentation des militant·e·s, qui produisent cette visibilité notamment à travers leurs choix vestimentaires, avec le port de t-shirts noirs siglés du nom de la BAN, d’autocollants aux couleurs du PIR, ou du keffieh, symbole d’une identification comme Arabe et anticolonialiste. Les choix de coiffures des militantes (afro, cheveux « naturels », turban, etc.) peuvent aussi être analysés comme une manière de faire ressortir leur appartenance minoritaire plutôt que chercher à « lisser » leur apparence. Les militant·e·s – et à travers eux et elles, le public auquel les collectifs cherchent à s’adresser – prennent le contre-pied de l’injonction à la « discrétion » habituellement faite aux immigré·e·s et à leurs descendant·e·s (Sayad 2006) et contribuent à la réappropriation par les minoritaires des « marques morphologiques » qui servent habituellement à les stigmatiser (Guillaumin 2002).
D’autres pratiques contribuent à susciter l’identification des participant·e·s. Dans leurs prises de parole, les militant·e·s font ainsi régulièrement référence à leurs propres expériences du racisme, sur le registre du témoignage ou sur celui de l’humour, qui joue un rôle déterminant dans la constitution d’un entre-soi. Il se repère dans des jeux de mots, quand le porte-parole de la BAN affirme devoir « montrer patte blanche », dans des actions parodiques comme la « roue de la fortune coloniale » du CRAN ou le « procès de l’antiracisme politique » en 2016, ou encore dans la désignation moqueuse d’adversaires politiques, parmi lesquels les intellectuels médiatiques conservateurs occupent une place de choix.
Par ailleurs, dans les manifestations et les meetings, des techniques collectives contribuent à produire la sensation de « faire corps » dans la lutte. Faire face à la police « mains en l’air » ou terminer un défilé poing levé derrière une banderole qui porte l’inscription « Dignité – Justice – Réparations » et les portraits en noir et blanc de victimes de crimes policiers ; chanter des slogans ou des chansons qui renvoient à un imaginaire de luttes, de « J’y suis, j’y reste, je ne partirai pas ! » à « We shall overcome », sont autant de gestes concrets qui, effectués collectivement, permettent à l’ensemble des participant·e·s de se sentir appartenir au groupe mobilisé, même pour ceux et celles qui ne sont pas militant·e·s au quotidien. Si ces gestes n’ont pas la même portée selon que l’on est quotidiennement assigné à une catégorie minorisée ou non, ils inscrivent les participant·e·s dans un « nous » qui renvoie à une orientation politique partagée.
De la non-mixité aux alliances
Ainsi, si une non-mixité de fait est observable dans les collectifs antiracistes enquêtés, elle repose sur la recherche d’espaces d’élaboration théorique et politique à partir de l’expérience de la minorisation raciale, mais ne s’y réduit pas, ce qui permet de comprendre pourquoi la non-mixité raciale ne figure pas parmi leurs principes organisationnels. Par ailleurs, bien que chaque collectif s’adresse prioritairement à un groupe minoritaire racisé, les termes désignant les groupes et les formes de racisme sont souvent utilisés ensemble, de façon non hiérarchisée – sous la forme d’une liste « contre l’islamophobie, la négrophobie, l’anti-tziganisme » ou sous la forme générale « contre le racisme d’État ». Malgré la contradiction classique qui se pose aux mobilisations qui recherchent l’autonomie politique d’une catégorie discriminée, entre le risque de l’isolement (autour d’un « nous » exclusif) et la recherche d’alliances (avec un « nous » élargi), le fait de présenter ensemble ces différentes formes de racisme implique qu’aucune n’est plus ou moins grave que l’autre. La reconnaissance de l’égale dignité de chacun des groupes racisés constitue une condition nécessaire pour des alliances entre minoritaires, qui sont devenues effectives dans les pratiques militantes avec l’organisation d’événements communs, dont de nombreuses réunions publiques et meetings et une série de grandes manifestations unitaires initiées avec la Marche de la dignité de 2015, qui réunissent des collectifs se revendiquant « Noirs », « Arabes », « Rroms », « asiatiques » ou « des quartiers » derrière des revendications de dignité et de justice, notamment pour les victimes de violences policières.
Bibliographie
- Asal, H. 2014. « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche », Sociologie, vol. 5 n° 1, p. 13-29.
- Dhume, F. 2013. « L’émergence d’une figure obsessionnelle : comment le “communautarisme” a envahi les discours médiatico-politiques français », Asylon(s) [en ligne], n° 8.
- Guillaumin, C. 2002 [1972]. L’Idéologie raciste, Paris : Gallimard.
- Hajjat, A. et Mohammed, M. 2013. Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris : La Découverte.
- Hall, S. 2013. Identités et cultures. Vol. 2 : Politiques des différences, éd. M. Cervulle, Paris : Éditions Amsterdam.
- Juteau, D. 2012 [1999]. L’Ethnicité et ses frontières, Montréal : Presses de l’université de Montréal.
- Picot, P. 2016. « Quelques usages militants du concept de racisme institutionnel : le discours antiraciste postcolonial (France, 2005-2015) », Migrations Société, n° 163, p. 47-60.
- Picot, P. 2019. « L’heure de nous-mêmes a sonné ». Mobilisations antiracistes et rapports sociaux en Ile-de-France (2005-2018), thèse de doctorat en sociologie, Université Paris-Diderot.
- Sayad, A. 2006. L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. Vol. 2 : Les enfants illégitimes, Paris : Raisons d’agir.
- Scott, J. W. 1991. « The Evidence of Experience », Critical Inquiry, vol. 17, n° 4.
- Taharount, K. 2019. « Quand les “banlieues” se définissent elles-mêmes. De Résistance des banlieues au Forum social des quartiers populaires (1989-2012) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, n° 30 p. 101-122.