En France, la population carcérale est composée à plus de 96 % d’hommes, ce qui fait de la prison une institution masculine par excellence. Pourtant, des femmes sont aussi condamnées à l’emprisonnement. Au 1er janvier 2020, elles étaient 3 157 à être détenues dans les prisons françaises, le plus souvent dans de petits quartiers au sein de grandes prisons pour hommes [1]. Dans ces prisons « mixtes », l’organisation carcérale vise la stricte séparation des sexes.
Ancrée dans les habitudes professionnelles et semblant aujourd’hui relever de l’évidence, cette séparation n’est cependant pas toujours allée de soi : elle est le fruit d’une histoire particulière qui lui a donné des formes diverses depuis la Révolution française. La ségrégation stricte des sexes a, par ailleurs, récemment été remise en cause par la loi pénitentiaire de 2009. Les prisons françaises s’ouvrent en effet à des formes de mixité en organisant des activités réunissant des hommes et des femmes détenus.
En s’appuyant sur un travail de thèse de sociologie en cours, cet article propose de revenir sur l’évolution des registres argumentatifs qui justifient les principes de mixité et de non-mixité en prison. En effet, si la séparation des sexes n’a longtemps été débattue qu’en référence aux bonnes mœurs, elle est aujourd’hui questionnée tant sous l’angle de l’accès aux droits qu’au nom de la protection des femmes.
La séparation des sexes en prison : genèse d’une évidence
À la veille de la Révolution, le territoire français compte plus de 10 000 lieux d’enfermement qui assurent la prise de corps des personnes en attente de jugement, des endettés ou des femmes et des vieillards qui ne peuvent partir aux galères (Nastran 1991). Ces établissements, décrits comme des lieux de misère et de débauche, accueillent bien souvent indistinctement hommes, femmes et enfants [2]. Le premier Code pénal (1791) fixe les principes qui doivent réformer l’enfermement, en faisant des nouvelles prisons l’antithèse de la barbarie de l’Ancien Régime. Finis la torture et les châtiments corporels, les condamnés purgeront leur peine dans des établissements sains qui garantiront, par leur mise au travail, leur réhabilitation. En outre, les nouvelles prisons devront séparer les différentes catégories de détenus – les hommes des femmes [3], les prévenus des condamnés, les délinquants des criminels et les mineurs des majeurs.
Si la séparation des différentes catégories de détenus vise à éviter tout risque de contagion du crime (Salle 2001), celle des sexes intervient d’abord pour préserver les bonnes mœurs et la « décence ». Elle apparaît comme allant de soi dans l’entreprise de rationalisation et de réforme de l’institution carcérale et dans la technologie de la discipline que la prison moderne incarne (Foucault 1975). L’étude des textes des réformateurs du tournant du XIXe siècle met en évidence qu’il ne s’agissait pas de protéger les femmes d’une quelconque violence masculine : les prisonnières étaient tout bonnement oubliées par les auteurs (Perrot 1995). Les seules femmes mentionnées étaient les épouses des prisonniers, et il s’agissait alors de concevoir la privation de femmes comme un poids supplémentaire à la peine d’enfermement. Les considérations autour des détenues se multiplient cependant à partir des années 1830, mais il s’agit surtout de déplorer l’inefficacité des systèmes de séparation des sexes et l’influence néfaste de la présence de femmes pour l’amendement des hommes. Pour Charles Lucas, inspecteur général pour la Société royale des prisons, il faut abolir chez les prisonniers « jusqu’à l’idée de la communication » (Lucas 1838, p. 91) et donc incarcérer les hommes et les femmes dans des établissements distincts. Les femmes en prison semblent incarner le péché et la luxure dont il faut libérer les hommes.
Ah ! si du moins dans les quartiers voisins [des femmes] d’où partent ces émanations d’amour, les cœurs étaient moins incandescents, les âmes plus pures, la religion plus forte et les mœurs moins faciles ! peut-être que le désespoir de se faire écouter et comprendre apporterait au secours des prisonniers, de ce côté, le découragement et le dépit d’un dédaigneux refus. Mais, hélas ! qu’il s’en faut qu’il en soit ainsi ! Là, parmi ces femmes déjà souillées par leur condamnation, déjà, pour la plupart, éprouvées par le libertinage ; jeunes, l’aspirant encore ; décrépites, l’enseignant sans pudeur ; tout brûle de coquetterie et de lubricité […] c’est particulièrement de leur côté que partent toutes les intrigues, toutes les machinations, toutes les fureurs vénériennes qui chargent l’atmosphère des prisons de leur bouillante électricité (Marquet-Vasselot 1835, p. 178-179).
Si la ségrégation des sexes s’impose d’abord entre détenus, progressivement les femmes ne seront plus surveillées que par des personnels féminins [4]. En effet, des scandales de relations sexuelles entre gardiens et détenues éclatent entre les années 1820 et 1830 (Le Pennec 2015). Dans son rapport sur la prison de Montpellier, M. de Laville de Miremont, inspecteur des maisons centrales de 1817 à 1832, décrit l’établissement comme un « véritable lieu de débauche », précisant que « c’est parmi leurs propres gardiens qu’elles [les détenues] trouvent des provocateurs et complices » (cité par Lesselier 1982, p. 152). Loin des débats actuels sur les violences de genre, cet inspecteur ne décrit pas les gardiens comme des agresseurs, mais comme les « complices » de la débauche des femmes incarcérées. Au début du XIXe siècle, les théories des sciences médicales représentent en effet la femme « comme totalement dominée tout à la fois par son sexe et par une nature excessive qui lui serait propre » (Edelman 2003, p. 94). À partir des années 1840, des religieuses, seules considérées comme compétentes et à la fois disponibles pour œuvrer auprès des détenues, vont être introduites massivement dans les prisons de femmes (Rambourg 2013, p. 16).
Une difficile séparation : contraintes architecturales et nécessaire coprésence des sexes en centrale
Si d’un côté le principe de séparation des sexes s’inscrit dans une entreprise d’amélioration morale et religieuse que doit constituer la peine d’enfermement, de l’autre des contraintes architecturales et matérielles entravent sa mise en œuvre. Les grands projets architecturaux qui accompagnèrent la création de la prison moderne n’étaient, à ce titre, pas exempts d’incohérences. Un projet de prison centrale [5] ne prévoyait par exemple qu’une simple « rangée de plantations » pour assurer la séparation entre le département des femmes et celui des hommes. Dans la centrale de Loos (Nord), en 1828 [6], les salles de bains et les cuisines sont communes aux détenus des deux sexes. Ces maisons centrales ont le plus souvent été aménagées dans d’anciens couvents, d’anciennes abbayes ou d’anciens dépôts de mendicité, qui ne permettaient pas toujours d’assurer un hermétisme strict entre leurs différents espaces. En outre, elles se devaient d’être aussi de grandes manufactures pénales dont la production exigeait la présence d’hommes, de femmes et d’enfants au sein d’un même établissement (Carlier 2009). Les préconisations de Charles Lucas de consacrer des maisons centrales exclusivement aux hommes et d’autres aux femmes ont ainsi longtemps été contredites par cette autre exigence : rentabiliser ces prisons-usines (figure 1). Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les maisons centrales deviennent toutes non mixtes.
« Telle est à peu près la maison centrale, sans y comprendre les bâtiments élevés sur le devant pour loger les employés.
La première idée qui se présente c’est qu’un tel bâtiment n’est destiné qu’à un seul sexe, et cependant on a l’intention, il est indispensable même, d’y placer les deux. Il faudra donc gâter la vaste et belle cour du milieu (qui d’ailleurs n’est pas destinée aux prisonniers) en y élevant un mur qui établisse la séparation des hommes et des femmes, et ce mur devra être élevé de la hauteur des bâtiments, qui ont deux étages sur un rez-de-chaussée, afin d’éviter toute communication visuelle. »
Source : Archives nationales, F/16/365.
À cette date, l’ancienne abbaye transformée en maison centrale n’héberge que des femmes. Les hommes l’intégreront en 1819, puis l’établissement deviendra non mixte à partir de 1860 et fermera définitivement en 1871.
La mise en œuvre de la séparation selon le sexe semble encore plus difficile à opérer dans les prisons départementales. En 1819, Élie Decazes, membre de la Société royale des prisons, décompte dix établissements dans lesquels les hommes et les femmes ne sont séparés que la nuit [7]. Le projet d’une stricte séparation des prisons pour hommes et des prisons pour femmes n’aboutira jamais [8] à l’échelle départementale, l’énergie réformatrice s’étant finalement uniquement focalisée sur quelques prisons « modèles » (Roth 1977).
Une singularité coloniale : les mariages entre bagnards au service de la colonisation pénale
Alors qu’en métropole des contraintes matérielles et productives retardent la mise en œuvre du principe de séparation des sexes en prison, les aspirations coloniales de l’État français vont pousser les autorités à envisager des unions entre hommes et femmes bagnards à des fins de colonisation pénale.
En effet, le décret du 27 mars 1852 prévoit la transportation vers la Guyane française des condamnés aux travaux forcés, détenus dans les bagnes portuaires métropolitains. L’envoi des condamnés vers les territoires outre-mer intervient dans le but d’éloigner les criminels de la métropole, mais aussi de peupler ces terres lointaines. Si jusqu’alors les femmes condamnées étaient exemptées de travaux forcés et purgeaient leur peine exclusivement dans les maisons centrales, les peines de la transportation – puis de la relégation à partir de 1885 – les concernent également [9]. L’objectif est clair : les femmes doivent être pourvoyeuses de naissances. Si la peine s’effectue de façon strictement séparée, dans la continuité des principes fixés en métropole, des « parloirs » sont toutefois organisés par l’institution afin que les condamnés puissent contracter mariage à la fin de leur peine [10]. Dans un cadre non mixte, sont ainsi organisés des espaces de mixité répondant aux objectifs de peuplement et d’intégration locale des anciens bagnards.
Mixité et non-mixité au service de l’égalité des sexes en prison aujourd’hui
Si le projet de dissocier strictement les prisons pour femmes de celles des hommes n’a jamais abouti, l’architecture et l’organisation carcérales sont aujourd’hui efficaces pour répondre aux exigences du principe de séparation des sexes au sein d’un même établissement [11]. Pourtant, apparaît dans la loi dite pénitentiaire du 24 novembre 2009 un article qui rend possible la réunion d’hommes et de femmes détenus dans le cadre d’activités [12].
L’analyse des débats parlementaires ayant précédé la promulgation de cette loi met en lumière les arguments qui sous-tendent la séparation ou la réunion des sexes dans l’institution carcérale, et plus globalement dans les lieux privatifs de liberté aujourd’hui. Les différentes commissions aux droits des femmes, du Sénat ou de l’Assemblée nationale, préconisent que dans les lieux d’enfermement des espaces non mixtes doivent pouvoir être aménagés au nom de la lutte contre les violences sexuelles. Si le principe de la non-mixité en prison demeure au fil du temps, sa légitimation a ainsi radicalement changé : alors que l’isolement des femmes élaboré au XIXe siècle était justifié par une représentation des femmes comme dominées par leur nature, une image qui a longtemps légitimé la restriction de leurs droits et leur exclusion de la vie publique (Fraisse 1995), la non-mixité en prison est aujourd’hui conçue comme un instrument pour protéger les femmes des violences masculines. Pour autant, dans un contexte où la mixité est fortement valorisée dans l’action publique comme instrument de lutte contre les inégalités, le principe de stricte séparation des sexes en prison est identifié comme une source de discriminations à l’encontre des détenues qui, reléguées dans de petits quartiers, ont moins accès au travail, à la formation professionnelle et aux activités en général [13]. Déroger à la règle de stricte séparation des sexes, en permettant aux femmes de participer avec les hommes à la vie de la détention hors cellule, devrait ainsi permettre de corriger l’inégalité de traitement qu’elles subissent. Mixité et non-mixité interviennent donc aujourd’hui comme deux outils, aménageables selon les circonstances, non plus pour préserver la morale sexuelle, mais pour lutter contre les inégalités et les violences de genre.
Au total, la mise en perspective historique met en lumière la façon dont les différents modes de gestion de l’altérité sexuée en prison sont intimement liés aux mutations du système carcéral, mais aussi à l’évolution des représentations autour des femmes détenues et de la place des femmes en général dans notre société. Tour à tour considérées comme dangereuses et débauchées ; puis utiles à l’entreprise coloniale ; enfin aujourd’hui sous l’angle des inégalités de traitement qu’elles subissent, les femmes détenues restent cependant des intruses dans la « maison des hommes » (Welzer-Lang, Mathieu et Faure 1996). L’introduction de formes de mixité en prison vient questionner à nouveaux frais les enjeux autour des rapports sociaux de sexes dans l’institution carcérale en cristallisant la tension qui existe entre d’un côté le désir d’offrir un traitement égalitaire aux femmes et de l’autre celui de les protéger de la violence des hommes.
Bibliographie
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- Edelman, N. 2003. « Les métamorphoses de l’étiologie hystérique et ses effets sur la représentation des sexes (du début du XIXe siècle à la Grande Guerre) », in L. Capdevila et al. (dir.), Le Genre face aux mutations. Masculin et féminin, du Moyen Âge à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 93-102.
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- Fraisse, G. 1995. Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Paris : Gallimard, « Folio histoire ».
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- Lesselier, C. 1982. Les Femmes et la prison, 1820-1939, thèse en histoire sous la direction de Michelle Perrot, Université Paris-7.
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- Marquet-Vasselot, L. A. A. 1835. Examen historique et critique des diverses théories pénitentiaires ramenées à une unité de système applicable en France, Lille : Vaneckere fils.
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- Perrot, M. 1995. « Identité, égalité, différence. Le regard de l’histoire », in EPHESIA (dir.), La Place des femmes. Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Paris : La Découverte, p. 39-56.
- Petit, J.-G. 1991. « Politiques, modèles, imaginaires de la prison (1790-1975) », in J.-G. Petit (dir.), Histoire des galères, bagnes et prisons, XIIIe-XXe siècle. Introduction à l’histoire pénale en France, Toulouse : Privat, p. 109-138.
- Rambourg, C. 2013. La Féminisation à l’épreuve de la prison. Recompositions et permanences d’un ordre professionnel, rapport de recherche, Cirap-Enap.
- Rostaing, C. 2017. « La non-mixité des établissements pénitentiaires et ses effets sur les conceptions de genre : une approche sociologique », in I. Heullant-Donat et al. (dir.), Enfermements III. Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (XIIIe-XXe siècle), Paris : Éditions de la Sorbonne, p. 33-52.
- Roth, R. 1977. « Prison-modèle et prison symbole : l’exemple de Genève au XIXe siècle », Déviance et société, vol. 1, n° 4, p. 389-410.
- Salle, G. 2011. « La maladie, le vice, la rébellion. Trois figures de la contagion carcérale », Tracés. Revue de sciences humaines, n° 21, p. 61-76.
- Welzer-Lang, D., Mathieu, L. et Faure, M. 1996. Les Abus dits sexuels en prison. Étude sur un espace de la maison-des-hommes, rapport pour l’AFLS et la Mire, Université de Toulouse-le-Mirail.