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Photo : Céline Nadeau/CC BY-SA 2.0
Terrains

Lutter avec les armes des dominants ?

L’entre-soi élitaire des cadres et dirigeants musulmans

Samina Mesgarzadeh étudie une forme inédite d’entre-soi : les cercles de cadres et diplômé·e·s musulmans. Ceux-ci s’apparentent aux clubs bourgeois traditionnels tout en adoptant la logique des groupes non mixtes dominés.


Dossier : Espaces non mixtes : l’entre-soi contre les inégalités ?

L’entre-soi peut être le produit d’une « ségrégation discriminante » ou d’une « agrégation affinitaire » (Cousin et Naudet 2018). Il est mis en œuvre par des groupes sociaux souvent appréhendés sous le prisme de leur position, dominante ou dominée, dans les rapports de pouvoir. Ainsi, dans le cas des dominants, la « mise à distance d’autrui peut être revendiquée au nom de la supériorité d’un groupe : les Blancs d’une société ségrégée, les nobles ou grands bourgeois d’un club fermé » (Tissot 2014). Dans celui des dominés (minorités racialisées ou sexuelles), l’entre-soi, qualifié de « non-mixité », s’inscrit dans le prolongement de la théorie de l’auto-émancipation : « la lutte par les opprimés pour les opprimés », dans un espace de subjectivation préservé du groupe dominant, au sein duquel les dominés peuvent élaborer leurs expériences de discrimination et s’émanciper des représentations du groupe dominant (Delphy 2017).

En suivant cette partition, les clubs bourgeois (Pinçon et Pinçon-Charlot 2007 ; Fumaroli et al. 2003), associations d’anciens élèves des grandes écoles (Ribeill 1986) ou encore clubs élitaires comme Le Siècle (Martin-Fugier 2004) se classent du côté des « formes d’entre-soi spécifiques assurant la reproduction de la grande bourgeoisie [1] ». Or, la multiplication depuis le milieu des années 2000 de « réseaux » et de « clubs » créés par et pour des cadres et dirigeants racialisés – c’est-à-dire dont l’oppression matérielle et symbolique passe par l’assignation ethno-raciale (Guillaumin 2002) – brouille les cartes des rapports sociaux. Ces derniers occupent en effet une position (relativement) dominante dans les rapports de classe, mais dominée dans les rapports sociaux de race. Ils mettent ainsi à mal la partition a priori entre entre-soi élitaire – inscrit dans une dynamique de reproduction sociale – et entre-soi minoritaire (ou non-mixité) – inscrit dans une logique de transformation sociale et de résistance à la domination. Ces clubs se distinguent les uns des autres par les labels mobilisés (notamment « noirs », « musulmans », « issus de la diversité »), leur composition sociale et l’orientation de leur action (tantôt vers les membres uniquement, tantôt également vers les dirigeants économiques et politiques majoritaires) (Mesgarzadeh 2017). Ils ont néanmoins pour point commun de s’approprier la forme « club », traditionnellement associée à l’« entre-soi » de la bourgeoisie et des élites (majoritaires), et de la requalifier en une forme d’action collective permettant de transformer les hiérarchies fondées sur la couleur de peau, la religion ou les origines.

Afin d’éclairer les rapports que ces cadres racialisés entretiennent avec la non-mixité et l’entre-soi élitaire, cet article se concentre sur le cas du Club M. [2], et plus particulièrement sur les objectifs poursuivis par ses fondateurs, les modèles dont ils s’inspirent ou qu’ils rejettent et les frontières sociales qui émergent de ce regroupement. La mise en perspective avec un autre club au positionnement plus élitaire (le Club D.) met en évidence la variation des rapports à l’entre-soi élitaire selon les fractions de classes supérieures auxquelles appartiennent les cadres et dirigeants racialisés.

Un entre-soi pour lutter contre la « reproduction » et la stigmatisation

Le Club M. a été fondé par de jeunes professionnels issus de familles de travailleurs maghrébins, qui jusqu’alors entretenaient peu de liens avec leurs co-originaires, que ce soit par leurs ancrages résidentiels ou associatifs. Il s’inscrit dans une volonté de pallier le « manque de réseau » auxquels se heurtent les descendants d’immigrés maghrébins d’origine sociale modeste lorsqu’ils cherchent à entrer sur le marché de l’emploi. Dans l’éditorial d’une lettre d’information interne, datée de 2006, le président écrit ainsi :

La reproduction sociale, chère à Bourdieu, est remise en cause par des jeunes qui ont soif de réussite, est-ce un problème ? Mais avec les diplômes en poche, il nous faut trouver des stages puis un emploi, c’est à ce moment-là que nous ressentons la discrimination et notre manque de réseau. Il existe des discriminations « raciales », mais je pense qu’elles sont avant tout sociales. […] La France dans laquelle nous vivons est la France des réseaux. Si vous, ou vos parents, n’avez pas un carnet d’adresses assez fourni, vous allez « galérer ».

Lors d’un discours adressé aux membres [3], le président du club rappelle également que celui-ci est né, en 2004, durant l’affaire du voile [4], lorsque les représentations du « musulman » étaient celles, soit du « voyou », soit de « l’échec scolaire », mettant ainsi en évidence la stigmatisation à la fois religieuse et sociale des descendants d’immigrés maghrébins. Sans les nommer comme telles, il évoque également les discriminations subies lors de l’entrée sur le marché de l’emploi et durant les études supérieures par les descendants de travailleurs immigrés maghrébins, au fondement d’un désenchantement envers la méritocratie : « On a cru en la méritocratie, mais on est les derniers à trouver un job et les premiers à être éliminés à un oral alors qu’on a passé l’écrit des concours. »

S’il met ainsi en évidence le fait que la méritocratie constitue un horizon d’égalité lointain et qu’il souligne la reproduction sociale et la stigmatisation à laquelle se heurtent les descendants d’immigrés maghrébins d’origine modeste, le président rejette toutefois le statut de « victimes [5] ». Il en appelle à une « entraide », inspirée des formes d’organisation de la bourgeoisie et des élites majoritaires et des pays d’origines, qui s’inscrit en rupture avec l’héritage des mobilisations antiracistes et, plus généralement, avec une histoire associative liée aux gauches locales.

« Sortir de la victimisation » : la mise à distance des mouvements antiracistes

Loin d’être une préoccupation nouvelle, l’insertion professionnelle des diplômés d’origine immigrée est devenue un motif de mobilisation des associations promouvant la création d’entreprises à partir de la fin des années 1980. Les membres fondateurs du Club M. entendent quant à eux prendre en charge ce problème sans s’inscrire dans une posture décrite comme « misérabiliste », « victimaire » ou d’« assistance », qui aurait été instaurée par l’antiracisme des années 1980 (incarné par SOS Racisme) et qui serait entretenue par la dépendance à la sphère politique (et en particulier aux élus locaux de gauche).

Habib, l’un des membres fondateurs, âgé de 29 ans et cadre dans le privé, évoque ainsi l’organisation d’une première soirée dans un restaurant du centre-ville parisien (plutôt que d’« aller faire notre soirée à la Bourse du travail à Saint-Denis […] avec le parrainage d’un élu socialiste ou communiste »), en mettant l’accent sur une volonté de « clairement sortir de la victimisation [6] ».

Cette posture prend sens au regard des socialisations militantes des membres fondateurs encore engagés au Club M. et des membres actifs. Ayant grandi en marge des municipalités de la ceinture rouge de la petite couronne parisienne, ils connaissent leurs premiers engagements d’adolescents ou de jeunes adultes dans le milieu lycéen, dans des associations universitaires (Junior entreprise, par exemple) ainsi que dans des associations ou jeunesses de partis politiques ancrés à droite (le RPR) (Mesgarzadeh 2018). En l’occurrence, Habib, dont le père a fait des études supérieures en France avant de devenir ouvrier puis artisan indépendant, a grandi à Paris « intramuros », et a rejoint, à l’âge de 14 ans, les Jeunesses RPR avec un camarade de classe.

Ces socialisations, à distance des luttes associées à la gauche, éclairent également le fait que ces membres fondateurs ne se réfèrent pas, pour qualifier et mettre en pratique l’entre-soi recherché, à la catégorie de « non-mixité [7] ». Alors que, dans la lignée du mouvement des droits civiques étatsuniens et des luttes féministes, la non-mixité invite au partage autour des expériences de « discrimination et d’humiliation » entre dominés (Delphy 2017), dans un espace préservé des dominants, c’est davantage de l’entre-soi élitaire, qui vise l’accumulation de capital social, dont les membres fondateurs s’inspirent en pratique.

Entre appropriation pratique et distanciation normative de l’entre-soi élitaire

Les membres fondateurs font ainsi explicitement référence aux associations au sein desquelles les élites et la bourgeoisie majoritaires, ainsi que celles des pays d’origine, feraient fructifier leur capital social. L’éditorial du président souligne « l’absence de système de mise en relation […] à l’instar des associations de grandes écoles, Rotary Club and Co [8] ».

À l’instar de ces associations, et en particulier celles d’élèves des grandes écoles, les activités du Club M. ont pour objectif de créer des liens et des solidarités au sein et pour le groupe. À ses débuts, le Club M. organisait des « cafés métiers », dans lesquels professionnels « juniors » et « seniors » se rencontraient, rappelant les sessions de « speed mentoring » organisées par HEC Alumni. Les soirées networking, organisées autour d’acteurs appartenant au monde économique et soutenues financièrement par des entrepreneurs, évoquent les « Matins de HEC [9] », organisés avec des partenaires privés. Le Club M. offre également à ses membres une liste de diffusion sur laquelle échanger des offres de stages et d’emploi. Si l’un des fondateurs qualifie cette liste de « Viadeo à nous », elle peut être apparentée aux plateformes réservées aux membres à travers lesquelles les réseaux d’anciens élèves de grandes écoles, comme HEC Paris, proposent un accès à des offres de stages et d’emploi.

Tout en s’inspirant de ce modèle, le Club M. s’en distingue au niveau normatif. Alors que les associations d’anciens élèves « sont explicitement un instrument, une institution sociale, visant la reproduction sociale d’un groupe social favorisé » (Bès et Chaulet 2012), le Club M. s’inscrit dans une visée de mobilité sociale et tient à distance certaines normes qui prédominent au sein des classes supérieures, comme l’élitisme scolaire ou l’invisibilisation de la différence (Mesgarzadeh 2017). D’une part, les animateurs du club et les membres fréquentant régulièrement les soirées se montrent critiques envers l’élitisme scolaire, les formations en grandes écoles étant perçues sous l’angle des privilèges de classe davantage que du mérite. D’autre part, le Club M. ne reproduit pas la norme d’invisibilisation de la différence et l’injonction d’acculturation aux valeurs et pratiques de la bourgeoisie majoritaire, contrairement à d’autres clubs de dirigeants minoritaires et racialisés adoptant un positionnement plus élitaire. Le président inscrit explicitement ce regroupement dans les « valeurs de l’islam », incarnées a minima par le buffet sans alcool des soirées qui tranche avec les afterworks alcoolisés rythmant la sociabilité des cadres. En cela, ce club contraste avec le Club D., adoptant un positionnement plus élitaire – ses membres sont souvent diplômés des grandes écoles et les distinctions scolaires y sont valorisées –, où nous avons observé des discussions sur la qualité du vin commandé durant un dîner, sur les plaisirs liés à la consommation de champagne ou à des vins particulièrement coûteux, ainsi que des rappels à la norme adressés aux membres ne consommant pas d’alcool pour des raisons religieuses. Par ailleurs, lors des soirées du Club M., on peut observer une diversité de tenues vestimentaires, certaines femmes portant un hijab sans que cela ne fasse l’objet de rappels à la norme dominante. Là encore, le cas du Club M. tranche avec celui du Club D., au sein duquel aucune femme ne porte le hijab et où les membres partagent, plus généralement, un effacement des marqueurs corporels associés aux catégories racialisées, à l’instar des hommes susceptibles d’avoir les cheveux frisés qui ont généralement les cheveux rasés, et des femmes dont les cheveux sont lissés et brushés.

Les propriétés de classe des fondateurs et membres actifs du Club M. permettent de comprendre leur distanciation vis-à-vis des normes qui prévalent dans les classes supérieures ainsi que leur attachement à la mobilité sociale. Alors que le club D. a été fondé par des acteurs issus de parents appartenant aux classes supérieures et appartenant eux-mêmes à des fractions relativement dominantes des classes supérieures, le Club M. rassemble des individus d’origine sociale modeste en ascension sociale appartenant à des fractions plus dominées des classes supérieures ou n’y étant pas encore insérés. Ainsi, parmi douze membres fondateurs et membres actifs [10], aucun n’est enfant de cadre, et seul l’un d’entre eux a un père ayant réalisé des études supérieures. En outre, parmi quatre-vingt-huit participants inscrits à l’une des soirées, si quarante-sept appartiennent à la catégorie des cadres et professions intellectuelles, vingt-huit sont des étudiants ou indiquent être en recherche d’emploi, et cinq appartiennent aux professions intermédiaires (dans huit cas, il n’a pas été possible d’établir la catégorie socio-professionnelle).

Si le Club M. rassemble ainsi des individus qui partagent l’expérience de la mobilité sociale, le groupe n’est pas pour autant parfaitement homogène. Les situations professionnelles (plus ou moins stables et satisfaisantes) des membres actifs, mais aussi leurs situations personnelles [11], donnent lieu à des formes de participation et des bénéfices variables. Ainsi, les membres ayant un emploi stable et correspondant à leurs formations et aspirations participent plus régulièrement et activement aux soirées que ceux en situation plus instable, en investissant des rôles comme la distribution de badges aux participants. Ces différenciations internes renvoient au travail continu de constitution des frontières externes du groupe.

Un entre-soi aux frontières informelles et poreuses

Les clubs de dirigeants racialisés adoptant un positionnement plus élitaire, comme le Club D., érigent des barrières formelles à l’entrée visant à sélectionner leurs membres, notamment du point de vue de leurs ressources économiques (avec des droits d’inscription élevés) ou de leur statut socio-professionnel (via une fiche d’inscription renseignant le niveau d’études et l’activité professionnelle exercée, voire à l’appui d’un CV complet). Le recrutement du Club M. repose quant à lui sur des mécanismes informels qui font jouer l’interconnaissance. L’adhésion à la liste de diffusion électronique – suffisante pour se voir qualifier de « membre » – exige de disposer d’un double parrainage. Ce mode de recrutement et les valeurs promues par le président (comme la sobriété, traduite par la non-consommation d’alcool lors des soirées, et l’humilité) contribuent à tracer des frontières symboliques avec d’autres groupes : avec les cadres majoritaires par la promotion de la sobriété, avec les enfants de la bourgeoisie marocaine et tunisienne, jugés dépourvus de l’humilité mise en avant, enfin avec celles et ceux des descendants de travailleurs immigrés considérés comme ayant renié leurs origines sociales modestes.

Tributaire de frontières informelles, l’entre-soi du Club M. demeure poreux. On y trouve ainsi des membres appartenant à d’autres minorités ethnoraciales que les descendants d’immigrés du Maghreb, leur présence ne faisant pas l’objet de commentaires internes. Plus rarement, des membres de la bourgeoisie du pays d’émigration participent aussi, mais y manifestent une forme de désajustement (une cadre marocaine nous a ainsi dit ne pas vouloir revenir aux soirées, estimant que la salle était « trop délabrée »). Le président et les membres ayant le plus d’ancienneté portent parfois un regard critique sur ces individus qui, en raison de leurs origines sociales privilégiées, sont qualifiés de « fils de » ou de « pseudo-élites ». Il arrive aussi que soient moqués d’autres participants qui, bien que d’origine sociale modeste et en ascension sociale, ne sont pas jugés assez humbles, comme le valorise le haut de la hiérarchie associative [12].

Créé pour lutter contre la stigmatisation et la reproduction sociale à laquelle se heurtent les descendants de travailleurs immigrés en ascension sociale, le Club M. ne s’inscrit pas pour autant dans l’univers de sens de la « non-mixité ». Ses fondateurs rejettent la désignation comme victimes du racisme et des discriminations – soit comme groupe opprimé – mais aussi, plus généralement, les mobilisations antiracistes et associatives liées à la gauche. Ils s’inspirent, en pratique, de l’entre-soi élitaire, tout en s’en distanciant au niveau normatif. Alors que celui-ci favorise la reproduction d’un groupe social privilégié, le Club M. concourt à la création d’un entre-soi aux frontières poreuses réunissant des descendants de travailleurs maghrébins relativement dotés en ressources scolaires et pouvant (aspirer à) rejoindre le monde des cols blancs.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Samina Mesgarzadeh, « Lutter avec les armes des dominants ?. L’entre-soi élitaire des cadres et dirigeants musulmans », Métropolitiques, 3 février 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Lutter-avec-les-armes-des-dominants.html

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