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Essais

Ségrégation et mixité dans les luttes africaines-américaines pour l’égalité

À l’heure des mobilisations contre les violences policières et raciales aux États-Unis, Nicolas Martin-Breteau met en perspective la ségrégation qui touche les Afro-Américains depuis des siècles en interrogeant la place de la mixité et de la non-mixité raciales dans le mouvement des droits civiques.

Dossier : Espaces non mixtes : l’entre-soi contre les inégalités ?

Parce que la société américaine est une société historiquement ségréguée selon des critères raciaux, la question de la « non-mixité » raciale des mobilisations minoritaires ne s’y pose pas exactement dans les mêmes termes qu’en France. Depuis la fondation des premières colonies britanniques d’Amérique du Nord au XVIIe siècle, les Américains qui se présentaient comme blancs ont toujours majoritairement soutenu l’exclusion sociale des populations qu’ils considéraient comme non blanches. En réaction, les Africains-Américains se sont politiquement organisés dans leurs communautés, divisées devant l’alternative entre intégration et séparation comme objectifs d’organisation sociale et politique. Le but de cet article est ainsi de clarifier, à partir d’une synthèse de travaux d’histoire portant sur le sujet, les enjeux posés par l’expérience de la ségrégation raciale dans les formes de politisation et d’organisation de la communauté africaine-américaine. De ce point de vue, la question de la non-mixité des mobilisations politiques africaines-américaines a tout à la fois constitué une ressource politique et un objet de conflit pour cette communauté – une histoire souvent mal connue bien que très souvent convoquée sur ces sujets dans le débat public français.

Une non-mixité de fait : une stratégie politique souvent inévitable

À cause du régime d’oppression raciale qui, sous une forme ou sous une autre, a caractérisé leur histoire, les Africains-Américains se sont d’abord mobilisés à l’intérieur de leur communauté. Les mobilisations noires ont ainsi constitué une réaction à l’hostilité de la société blanche.

À partir du début du XVIIe siècle, l’essor de l’économie de plantation a progressivement systématisé la division raciale et spatiale de la population des colonies britanniques d’Amérique du Nord entre « Noirs » esclaves et « Blancs » libres. Ainsi, en 1860, à la veille de l’abolition de l’esclavage, près de 4 millions de personnes travaillaient en tant qu’esclaves sur les plantations du sud des États-Unis. Séparés de la demeure de leur propriétaire blanc et de sa famille, les esclaves vivaient rassemblés dans des « quartiers » (slave quarters), où s’est développée une vie sociale, culturelle et politique, à la fois dynamique et autonome. Cette cohésion communautaire a permis de multiples formes de résistance à l’ordre esclavagiste, depuis les sabotages d’outils jusqu’à la fuite de la plantation et aux révoltes armées (Kolchin 1998).

Parallèlement, vers 1860, près de 500 000 personnes catégorisées comme noires vivaient libres, le plus souvent dans les centres urbains du pays, comme Boston, Philadelphie et New York au Nord, Baltimore, Charleston et la Nouvelle-Orléans au Sud. À la suite de la Révolution américaine, ces communautés de Noirs libres se sont développées grâce à l’abolition de l’esclavage au Nord et à la fuite continue d’esclaves hors des plantations. Exclus de la vie politique, économique et culturelle dominante, les Africains-Américains libres ont cherché à fortifier leurs propres communautés de l’intérieur. Des institutions noires (Églises, écoles, sociétés d’entraide, etc.), souvent appelées « Free African Societies », ont soutenu l’indépendance toute relative de ces communautés, stimulé leur engagement abolitionniste et inspiré la structure du premier mouvement féministe aux États-Unis (Berlin 1981).

La réaction de la société blanche à l’abolition de l’esclavage en 1865 renforça l’exclusion sociale et spatiale des Noirs. Par la violence, les suprémacistes blancs réussirent à détruire la démocratie biraciale expérimentée à la suite de la guerre de Sécession. Dans le Sud, où vivaient 90 % des Africains-Américains, le terrorisme armé des ligues blanches, comme le Ku Klux Klan, ainsi que la mise en place de lois de ségrégation raciale, dites lois Jim Crow, ont consolidé une société racialement séparée. Au Nord et à l’Ouest, c’est par la loi, mais également par la violence (notamment celle des émeutes anti-noires comme pendant l’Été rouge de 1919) qu’un régime de ségrégation raciale fut imposé. Comportements privés, politiques publiques et pratiques institutionnelles imposèrent une « ligne de couleur » relativement étanche dans l’ensemble de la société américaine. Au début du XXe siècle, la formation de « ghettos » urbains en fut l’un des aspects les plus visibles, en particulier dans les métropoles du Nord. Obligés de répliquer les structures politiques, économiques et culturelles de la société englobante, les habitants du ghetto noir vivaient dans ce que W. E. B. Du Bois a justement appelé une « ville dans la ville » (Du Bois 2019 [1899] ; Massey et Denton 1995 [1993] ; Sugrue 2008 ; Purnell et Theoharis 2019 ; Wacquant 2005).

Au XXe siècle, les mobilisations politiques des Noirs américains se sont donc largement développées à l’intérieur de leurs communautés ségréguées. Ces mobilisations visaient à l’origine la lutte contre la violence et la ségrégation raciales, puisque les institutions à l’usage des Noirs ont toujours été moins dotées que celles offertes aux Blancs. Ainsi, dans les années 1910, les premières actions judiciaires de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) attaquèrent la pratique du lynchage, la privation du droit de vote des Noirs et la ségrégation résidentielle de l’espace urbain. Dans les décennies suivantes, ces mobilisations judiciaires et syndicales se portèrent contre la ségrégation et la discrimination des emplois, des écoles, des lieux de loisir, etc. En offrant un cadre logistique et idéologique puissant, les Églises noires et leurs pasteurs – au premier rang desquels Martin Luther King – ont organisé ce long Mouvement pour les droits civiques. Jusqu’à aujourd’hui, les organisations politiques noires, comme Black Lives Matter dans les années 2010, ont poursuivi ce combat pour l’égalité raciale (Rolland-Diamond 2016 ; Martin-Breteau 2019 ; Célestine et Martin-Breteau 2016).

La non-mixité : une stratégie politique parfois revendiquée

Diverses traditions du nationalisme noir ont progressivement et explicitement revendiqué la « non-mixité » raciale comme objectif politique. Pensée comme une stratégie de protection et de définition de soi, la création d’espaces de solidarité noirs a constitué un correctif à la violence du racisme blanc.

Au cours de leur histoire, les Africains-Américains ont cherché une forme de refuge à la violence de la foule et de la police blanches dans l’entre-soi, notamment résidentiel. Au cours du premier XIXe siècle, des dizaines de milliers de personnes ont émigré à l’étranger, notamment grâce à des Sociétés d’émigration. Il s’agissait pour ces familles noires de trouver des conditions de vie moins dégradantes au Mexique, au Canada, à Haïti ou au Liberia. Des millions d’autres se sont regroupées sur le sol états-unien, que ce soit dans des villes noires, comme Nicodemus (créée au Kansas en 1879), Mound Bayou (Mississippi, 1887), Rentiesville et Langston (Oklahoma, 1903, 1904), ou bien utilisant leur relégation dans les ghettos urbains du Nord et de l’Ouest comme une ressource d’autodéfense après avoir fui l’oppression du Sud (Wilkerson 2010).

Cette recherche d’une protection communautaire trouve son exemple le plus abouti avec la fondation en 1966 du Black Panther Party for Self-Defense (BPP). Créé à Oakland en Californie, le BPP plaidait en faveur de l’autodéfense armée des quartiers noirs face aux violences policières, à l’époque responsables de soulèvements urbains sans précédent. Le choix d’une panthère noire comme symbole s’inspirait des mobilisations contemporaines des fermiers noirs de l’Alabama. Arborant publiquement leurs armes à feu, leurs bérets noirs et leurs vestes en cuir, les Panthers cherchaient littéralement à tenir en respect la société blanche par leur posture militaire et leur programme d’inspiration marxiste. Les Panthers mirent ainsi en place des initiatives sociales dans les quartiers où ils opéraient (petits déjeuners gratuits pour les enfants, centres communautaires, distribution de vêtements, cours du soir, cliniques médicales, etc.). Considéré comme la menace la plus sérieuse pour la sécurité intérieure du pays, le BPP fut méthodiquement décimé par le FBI (Bloom et Martin 2013).

L’entre-soi a également permis, sur le plan symbolique, de forger une fierté raciale noire. L’Universal Negro Improvement Association (UNIA) est représentative de cette tradition politique. Fondée en 1914 par l’immigrant jamaïcain Marcus Garvey, l’UNIA entendait rendre son estime de soi à la « race noire » en retournant la ségrégation raciale à son profit. Bien que prônant un « retour en Afrique », l’association créa sur le sol états-unien un journal, une Église, des entreprises, des usines (dont l’une fabriquait des poupées noires – pour offrir une alternative aux jouets représentant uniquement des Blancs), des forces de police, chorales, orchestres, coopératives et syndicats. Les discours énergiques de Garvey sur la dignité des Africains et de leurs descendants galvanisaient les classes populaires noires des années 1920, dont le père du futur Malcolm X. Garvey permit à l’association de devenir, avec 1 million de membres, la plus grande organisation politique noire du monde, avant d’entrer en conflit frontal avec les vues intégrationnistes de la NAACP qui luttait alors pied à pied, avec nombre d’allié·e·s blanc·he·s, devant les tribunaux contre la ségrégation raciale – W. E. B. Du Bois était d’ailleurs la seule personne noire dans l’équipe de direction de l’association à sa fondation en 1909. Popularisée par Malcolm X, la Nation of Islam (NOI), fondée à Detroit à la fin des années 1920, fut l’héritière de l’UNIA dans sa révocation de l’objectif d’intégration raciale et des alliés libéraux blancs afin de créer une communauté politiquement, économiquement et culturellement séparée qui, à terme, pourrait créer un État indépendant. L’idéologie raciste et antisémite de la NOI fait aujourd’hui de la NOI une organisation classée comme « groupe de haine » (hate group) par le Southern Poverty Law Center (Hahn 2009 ; Muhammad s.d.).

Depuis l’abolition de l’esclavage, l’option intégrationniste et l’option séparatiste ont coexisté au sein des mobilisations politiques africaines-américaines. Elles ont divisé la communauté africaine-américaine, en particulier entre ses classes moyennes, plutôt intégrationnistes, et ses classes populaires, plus souvent séparatistes pour chercher une protection à la violence blanche qui visait d’abord les populations noires les plus pauvres. Néanmoins, ces deux options furent complémentaires dans les luttes africaines-américaines pour la justice. Par exemple, W. E. B. Du Bois, fondateur de la NAACP en 1909 et opposant vigoureux de Marcus Garvey dans les années 1920, rejoignit les positions de son ancien adversaire sur la nécessité d’une autoségrégation de la communauté noire afin de stimuler, pour un temps, un développement autocentré à l’abri de la violence blanche – une position qui fit scandale et l’obligea à démissionner du magazine de la NAACP, The Crisis, en 1934. Inversement, Malcolm X, avant son assassinat en 1965, prit ses distances avec la NOI pour se rapprocher d’organisations « intégrationnistes », comme la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) de Martin Luther King (Levering Lewis 2000 ; Marable 2011).

Une non-mixité relative : le soutien continu des « alliés » blancs

Malgré tout, les Africains-Américains n’ont jamais combattu seuls pour la justice raciale. Depuis le mouvement abolitionniste au moins, des personnes blanches ont toujours secondé, en tant qu’alliées, les mobilisations africaines-américaines [1].

Structuré à la fin du XVIIIe siècle, le mouvement abolitionniste constitue un moment essentiel dans l’histoire des mobilisations interraciales aux États-Unis. Parmi les précurseurs de ce mouvement, les Quakers appuyèrent leur engagement antiesclavagiste sur leur doctrine religieuse affirmant la présence de Dieu en chaque être humain et considérant donc l’esclavage comme un affront à la volonté divine. En 1775, Anthony Benezet et la communauté quaker de Philadelphie (la ville de « l’amour fraternel ») fondèrent la première société antiesclavagiste d’Amérique du Nord, la Pennsylvania Abolition Society. À la fin des années 1830, on estime ainsi à 250 000 le nombre de membres, très majoritairement blancs, des différentes sociétés anti-esclavagistes aux États-Unis (Sinha 2016).

Jusqu’à aujourd’hui, le mouvement abolitionniste est resté un modèle d’organisation politique interraciale. Par exemple, sur les 60 membres fondateurs de la NAACP en 1909, 53 étaient blancs. Parmi eux, Jane Addams et Oswald Garrison Villard (le petit-fils de l’abolitionniste William Lloyd Garrison) collaboraient avec des représentant·e·s noir·e·s comme W. E. B Du Bois et Ida B. Wells. Bien plus, au cours de l’histoire des États-Unis, de très nombreux Blancs furent assassinés par d’autres Blancs pour leur engagement en faveur de l’égalité raciale : Elijah P. Lovejoy, en 1837, à Alton dans l’Illinois, abattu alors qu’il défendait les presses de sa maison d’édition antiesclavagiste ; Andrew Goodman et Michael Schwerner, avec leur ami noir James Chaney, en 1964, mis à mort alors qu’ils militaient dans le cadre du Mississippi Freedom Summer ; Heather Hayer, renversée en 2014 par la voiture d’un suprémaciste blanc pendant les manifestations antiracistes de Charlottesville en Virginie (Sinha 2017 ; Talpin 2017). La figure emblématique du soutien blanc à la libération noire est sans doute celle de John Brown, exécuté en 1859 avec ses partisans – noirs et blancs – pour avoir tenté de prendre possession de l’arsenal d’Harper’s Ferry en Virginie afin de susciter une révolte massive des esclaves de la région. L’historien Herbert Aptheker fait de son sacrifice la « manifestation suprême de l’antiracisme dans l’histoire des États-Unis » (Aptheker 1993, p. 44).

Néanmoins, l’engagement de celles et ceux que l’on nomme les « allié·e·s » blanc·he·s a toujours relevé de motivations complexes et parfois contradictoires, comme l’altruisme et le paternalisme, le pragmatisme et la culpabilité, jusqu’à changer de couleur de peau, dans des cas rares et célèbres, afin de « passer » pour noir·e et témoigner des conditions de vie sous le régime de ségrégation raciale (Griffin 1962 [1961] ; Halsell 1969]). En cherchant à faire de leur cœur « un cœur noir », comme le demandaient les abolitionnistes noirs au XIXe siècle, ces militants blancs ont tenté de fonder une attitude positive (écoute des personnes racisées, rejet des préjugés raciaux, etc.) et un engagement politique (militantisme associatif, soutien électoral, etc.) à l’égard des mobilisations noires. Ils ont en ce sens posé la question fondamentale des conditions de l’inclusion des personnes blanches dans les mobilisations noires (Stauffer 2001 ; Spanierman et Smith 2017).

L’une de ces conditions réside dans l’acceptation de ce que les féministes noires, après les militants gays, ont appelé les « espaces sécurisés » (safe spaces), où les personnes minoritaires sont en mesure de s’exprimer et de s’organiser de façon indépendante. Ces lieux et ces moments restent aujourd’hui importants dans les mobilisations noires. Comme le dit l’historienne et théoricienne, Patricia Hill Collins, les espaces sécurisés constituent « un mécanisme parmi de nombreux autres destiné à encourager l’autonomie (empowerment) des femmes noires et à renforcer notre capacité à participer à des projets de justice sociale. En tant que stratégies, les espaces sécurisés reposent sur des pratiques d’exclusion, mais leur objectif général vise assurément une société plus inclusive et plus juste ». Aujourd’hui, davantage que dans les années 1960 et 1970, ce type d’organisation des groupes opprimés selon la race (plus que selon d’autres marqueurs sociaux, comme le genre ou la classe par exemple) court le risque d’être stigmatisé comme étant « séparatiste » ou « essentialiste » par le discours faussement universaliste de la « color blindness » qui reconduit les inégalités sociales sous couvert de traiter chacun de la même façon en étant « aveugle à sa couleur » (Bonilla-Silva 2014 [2003]).

L’histoire africaine-américaine montre donc que parler de « non-mixité » – par une formulation négative révélatrice d’un point de vue majoritaire – condamne d’emblée certaines des formes historiquement prises par les mobilisations minoritaires. Bien plus, une telle formulation négative empêche de penser les modalités d’engagement en tant qu’allié·e des luttes minoritaires. Analysée à la lumière de l’histoire africaine-américaine, l’expression de mobilisations « non-mixtes » révèle la réticence des groupes majoritaires à penser les conditions sociales et politiques nécessaires à une réelle solidarité entre groupes socialement inégaux.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Nicolas Martin-Breteau, « Ségrégation et mixité dans les luttes africaines-américaines pour l’égalité », Métropolitiques, 8 juillet 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Segregation-et-mixite-dans-les-luttes-africaines-americaines-pour-l-egalite.html

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