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Les chômeur·se·s et précaires de la CGT : un entre-soi précaire ?

Les syndicats traditionnels connaissent aussi des formes de non-mixité. Les comités de chômeurs et de précaires de la CGT offrent à ces derniers l’autonomie nécessaire à l’expression de leurs revendications spécifiques ainsi qu’une protection contre les stigmatisations.


Dossier : Espaces non mixtes : l’entre-soi contre les inégalités ?

Depuis de nombreuses années, des chômeur·se·s et des travailleur·se·s précaires évoluent au sein de la CGT au niveau local (CTPEP) et national (CNTPEP). Toutefois, ces dernier·e·s s’appuient sur une organisation spécifique, les comités CGT des travailleur·se·s privé·e·s d’emploi et précaires, et rencontrent des difficultés pour trouver leur place au sein de la confédération. Ces comités, que j’ai étudiés depuis 2016 [1], sont des espaces statutaires de non-mixité où n’adhèrent généralement que les personnes qui n’exercent pas une activité professionnelle assez longue pour motiver leur entrée dans un syndicat professionnel. Les chômeur·se·s et les précaires mettent en place des permanences d’informations et de défenses juridiques hebdomadaires, informent les demandeur·se·s sur leurs droits, organisent des actions pour les défendre, les accompagnent dans leurs démarches. Lors de temps formels réguliers (assemblées générales, réunions et conférences), ils·elles mènent des campagnes sur les droits sociaux, organisent des actions syndicales traditionnelles (collages, tractages, etc.) et des actions plus radicales (occupations, blocages, etc.) [2]. En parallèle, ils·elles participent aux temps et aux initiatives interprofessionnels de la CGT (manifestations, rassemblements, congrès, etc.). Se pose la question du rôle joué par ces comités de chômeur·se·s et de précaires au sein d’une organisation historique de défense des travailleur·se·s en emploi comme la CGT, et des raisons ayant conduit ces comités à privilégier une structure d’entre-soi, en fonction de leur position particulière dans les rapports de production. Comment les comités de chômeur·se·s et de précaires s’intègrent dans l’histoire de la CGT ? Pourquoi organisent-ils·elles une partie de leurs activités dans des espaces non mixtes, limités aux seuls chômeur·se·s et précaires ? Comment l’autre partie de leurs activités s’articulent-elle avec les bases syndicales ?

Histoire des comités chômeur·se·s au sein de la CGT : l’enjeu d’intégration

Lancé dès les années 1970 en lien avec la montée du chômage de masse, le Comité national CGT des travailleur·se·s privé·e·s d’emploi et précaires (CNTPEP-CGT) prend véritablement forme suite à la lutte des salarié·e·s des chantiers navals de la Ciotat dans les années 1980. L’expérience s’étend ensuite un peu partout en France, dans un contexte de fermeture de nombreuses usines, pour aboutir à la création de comités locaux et au renforcement de la structure nationale. L’organisation des chômeur·se·s à l’intérieur de la CGT avait déjà eu lieu dans les années 1930 après le krach boursier (Pierru 2007). Ainsi, c’est durant les périodes de massification du chômage que la confédération s’attache à organiser cette armée de réserve (Marx 1867). Seule organisation syndicale française à syndiquer des chômeur·se·s, la CGT a choisi de créer en son sein une « organisation particulière » qui s’est ensuite étendue aux travailleur·se·s précaires [3]. Il s’agit d’une structure spécifique, le CNTPEP-CGT, qui n’a pas été constitué comme une fédération pleine et entière en raison du « caractère transitoire du chômage », qui limite la syndicalisation et l’autonomie (notamment financière) des chômeur·se·s et précaires au sein de l’organisation. L’ambition confédérale est « logiquement » de le voir disparaître le jour où le chômage disparaîtra, un principe réaffirmé par Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT : « le CNTPEP n’a pas vocation à exister dans la durée [4] ». Pour autant, les chômeur·se·s de la CGT ne partagent pas tou·te·s ce point de vue :

Moi je suis pour la fin de l’armement nucléaire et de l’industrie de guerre, donc il faut pas faire de fédération des travailleurs de la métallurgie vu qu’ils sont dans l’armement… Si je suis pour la fin du précariat des artistes, il faut dissoudre la fédération des artistes […]. Donc, on devrait dire qu’on fait un collectif provisoire en attendant que le secteur d’activité disparaisse. C’est un argument qui n’en est pas un, la réalité des choses c’est qu’il y a à la fois une très grande complexité d’organiser les chômeurs de façon pérenne […] et il faut que tu acceptes que les nominations ne se fassent pas par le haut mais par le bas [...] et tu acceptes aussi de pas avoir la maîtrise des revendications (Zack, 60 ans, ancien secrétaire général d’un comité local puis du CNTPEP-CGT).

Pour la plupart, les militant·e·s du CNTPEP ne désirent pas construire une fédération professionnelle – organisation « indépendante » dans la CGT en raison du fédéralisme qui régit les statuts. Néanmoins, comme le dit Zack, un militant, « la réalité des choses c’est que le CCN [5], c’est lui qui valide ou pas la direction du comité des chômeurs, si demain il y a une conférence qui élit un comité national qui convient pas à la confédé, la confédé le virera ». Ainsi certain·e·s se plaignent du fait que le fonctionnement de leur organisation particulière est soumis aux directives du CCN, l’organe de direction, éloigné des préoccupations et besoins des membres des comités.

Une place à part dans la CGT : l’enjeu de l’entre-soi

Les membres des comités locaux, antennes territoriales du CNTPEP, vivent à titre personnel des situations de grande détresse sociale. Enchaînant les emplois, souvent abîmés par le travail et l’expérience du licenciement et du chômage, ils font par ailleurs l’objet de représentations stigmatisantes que la déshumanisation des relations avec les organismes sociaux chargés de traiter leur dossier vient renforcer : stigmates du·de la chômeur·se fainéant·e, fraudeur·ses, profiteur·ses. Pour contrer ces représentations et les politiques qui les alimentent, et parallèlement au militantisme « traditionnel » (manifestations, réunions, tractages, formations, etc.), les comités locaux mettent en œuvre des campagnes plus ciblées. Les campagnes dans les agences de Pôle Emploi contre les radiations, les indus et pour la revalorisation des minima sociaux, les permanences juridiques spécialisées sur les questions de précarité, sont de nouvelles formes prises par ce militantisme syndical. Il semble offrir aux membres des comités des possibilités d’actions valorisantes, venant contrer au moins à travers le travail syndical les pressions et stigmatisations qu’ils·elles subissent. Si ces représentations sont relayées dans le champ politique et les médias, il arrive qu’elles soient reprises au sein même de la CGT. Les militant·es l’expliquent par la méconnaissance des militants non précaires.

J’adore la CGT, quand je fais des actions, des grèves, ça me donne ce que j’ai pas eu, ça me plaît, j’adore aider les gens… Avec le comité, on est dans un monde à part, parce qu’on sait tous ce que c’est la précarité. Ceux qui n’ont pas vécu ce que nous on a vécu, c’est normal qu’ils nous jugent mal parce qu’ils savent pas. […] Moi, mon monde c’est la précarité et [mon organisation syndicale] (William, 55 ans, secrétaire général d’un comité local).

Il existe en effet une distance entre les réalités vécues par les chômeur·se·s et la vision du chômage que portent les cadres dirigeant·e·s de la CGT, qui viennent pour beaucoup de la fonction publique ou « d’entreprises à statut ». Les disponibilités des chômeur·se·s, les cotisations, les revenus, ou par contraste, les aides et les allocations, la détresse sociale, l’isolement sont autant de points de clivage au sein de la CGT qui traduisent une méconnaissance – par bien des militant·e·s – des réalités du chômage. Les tentatives de syndicalisation dans certaines entreprises de travailleur·se·s précaires n’aboutissant pas à la syndicalisation massive espérée en témoignent et renforcent parfois le sentiment d’ostracisation des membres des comités (Béroud 2009). C’est la perception de cette distance qui vient justifier aux yeux des membres le regroupement entre chômeurs et précaires, en non-mixité :

Chaque fois que je prenais la parole, j’avais l’impression de parler de choses que les gens ne connaissaient pas car ils s’imaginaient pas qu’ils allaient être touchés par le chômage. Moi je leur disais : « actuellement vous êtes dans une boîte, vous avez des droits. Il faut que vous vous bagarriez. C’est pas quand on est atteint par un incendie qu’il faut se demander si je vais être remboursé pour ça. C’est trop tard, ça a été brûlé. Dans les boîtes, il faut que vous vous bagarriez car, quand vous allez être au chômage, vous allez avoir les meilleurs droits possibles et imaginables ». Ça c’était un peu difficile, tu vois, ils s’imaginaient pas ça. Bien souvent, ils s’en occupaient pas. Ils nous envoyaient les gars en permanence. C’est pour ça qu’il y a eu ce syndicat (Yan, 68 ans, ancien secrétaire général d’un comité local).

En dehors de la CGT, les porte-parole des actions de lutte contre le chômage ne sont pas des chômeurs : responsables associatif·ve·s, dirigeant·e·s syndicaux·les, journalistes, « expert·e·s » emploi, etc. Les salarié·e·s précaires et les chômeur·se·s n’existent alors qu’en tant que groupe « parlé », qu’en tant que classe objet (Bourdieu 1977). De fait, « leur visibilité est d’autant plus faible que d’autres acteurs (institutions publiques, responsables politiques, organisations caritatives…) parlent et interviennent en leur nom » (Pignoni 2013). En revanche, à la CGT, ce sont les chômeur·se·s et les précaires qui portent et défendent eux-mêmes leurs revendications.

Bien que les comités (locaux et nationaux) aident matériellement de nombreux·ses adhérent·e·s, c’est surtout au niveau symbolique que l’apport des comités est souligné par les membres. Comme Valérie, 26 ans, militante d’un comité local :

On a l’impression qu’on est plusieurs à affronter ça et qu’on a de la ressource à ce niveau-là, des gens qui pensent comme toi, c’est super agréable. Et aussi, toute cette image de la société qui est très violente avec les gens qui ne travaillent pas, c’est un discours qu’on intègre nous-mêmes, et c’est super agréable d’entendre que c’est pas parce que tu es au chômage que tu es fainéant, j’ai déjà rencontré des gens qui étaient plus actifs en étant au chômage que certains, et c’est vrai que ça rebat un peu les cartes.

Ainsi, l’entre-soi organisé par les comités semble primordial pour revaloriser l’estime de soi, extrêmement dégradée, et conditionne la poursuite de l’engagement syndical. Pour Tiphaine, 41 ans, secrétaire générale d’un comité local : « déjà l’isolement et la solitude, rien que ça, le comité de chômeurs… le fait de se retrouver, de pouvoir parler des mêmes problématiques, d’être ensemble… ».

Tensions et limites d’une non-mixité : l’enjeu du décloisonnement

L’entre-soi n’en est pas pour autant une fin en soi. Qu’ils·elles soient coursier·e·s, artistes-auteur·e·s ou ouvrier·e·s du bâtiment, les membres des comités mettent en avant leur métier et leur volonté de le faire exister dans leurs revendications de précaires. Nombre de militant·e·s veulent dépasser l’identité stigmatisée de « précaire » ou de « chômeur·se » par le recours à la catégorisation professionnelle valorisante en faisant appel au métier reconnu par l’organisation syndicale. Une tension forte existe entre la nécessité de se dire précaires pour faire exister leurs propres revendications et la volonté de décloisonner la structure au sein de la CGT. Il s’agit d’exister avant tout comme un·e travailleur·se, privé·e d’emploi ou précaire, tout en cherchant la reconnaissance de ses pairs et de sa classe. À travers la mise en récit de leur expérience de la précarité, les membres des comités désenclavent la catégorie des chômeur·se·s en posant un continuum avec celle des précaires où le rapport au travail est un élément central (Béroud 2013).

Les militant·e·s des comités doivent aussi opérer un véritable travail pour s’intégrer à la CGT [6] : comprendre le fonctionnement séculaire de l’organisation, se légitimer comme militant·e·s, lutter contre de nombreuses discriminations en interne liées à leur condition sociale – « vous n’êtes que des chômeurs », entend Urbain, 43 ans, militant d’un comité local –, mais aussi à leur sexe et/ou leur genre [7], assumer et défendre ses divergences et ses stratégies politiques et syndicales, etc. En effet, « le comité des “privés d’emploi” est au contraire porteur d’une forte particularité en interne, en raison des liens qu’il entretient précisément avec les associations de chômeurs et du répertoire d’action plus radical qui est le sien, depuis les réquisitions de logements vides jusqu’à celles de nourriture dans les supermarchés (Béroud 2013) ».

De façon ambivalente, les privé·e·s d’emploi et précaires rencontré·e·s lors de cette enquête désirent plus d’autonomie et de reconnaissance pour leur structure dans la confédération, tout en souhaitant décloisonner le CNTPEP et être intégrés dans les campagnes fédérales, c’est-à-dire professionnelles. Cette exigence d’autonomie ne s’inscrit pas dans un repli identitaire autour du statut de « chômeur·se » ou de « précaire », mais dans la nécessité d’exister de façon « souveraine » pour collaborer, et ce de manière plus égalitaire, avec les autres composantes de la confédération. Être regroupés dans une organisation spécifique permet aux chômeur·se·s de construire un espace d’échange et de reconnaissance.

Finalement, l’entre-soi constitue, pour les privé·e·s d’emploi et précaires syndiqué·e·s à la CGT, une étape du décloisonnement qu’ils·elles revendiquent. Avoir un espace où se retrouver qui soit « protégé » des stigmatisations omniprésentes qu’ils·elles subissent est la condition incontournable pour qu’ils·elles puissent s’auto-organiser et faire valoir leurs propres revendications issues de leur vécu. Ils·elles attendent de cet espace qu’il devienne une passerelle pour sortir de l’ostracisation dont ils·elles sont victimes, pour lier leur combat à tous les corps professionnels et ainsi faire converger toutes et tous dans un combat social : la guerre au chômage, et non aux chômeur·se·s. L’exemple des comités de chômeur·se·s et précaires au sein de la CGT montre plus généralement comment la non-mixité comme répertoire d’action collective peut également être mobilisée sur le terrain des appartenances socio-professionnelles (comme celles distinguant les chômeur·se·s des travailleur·se·s en emploi), et se conçoit le plus souvent comme un mode d’organisation nécessaire bien que soucieux de son propre décloisonnement.

Bibliographie

  • Béroud, S. 2009. « Organiser les inorganisés. Des expérimentations syndicales entre renouveau des pratiques et échec de la syndicalisation », Politix, n° 85, p. 127-146.
  • Béroud, S. 2013. « L’influence contrariée des “privés d’emploi” dans la CGT », in D. Chabanet et J. Faniel (dir.), Les Mobilisations de chômeurs en France. Problématiques d’alliances et alliances problématiques, Paris : L’Harmattan.
  • Bourdieu, P. 1977. « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 17-18, p. 2-5.
  • Marx, K. 1867. « Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste », Le Capital. Livre premier.
  • Pierru, E. 2007. « Mobiliser “la vie fragile”. Les communistes et les chômeurs dans les années 1930 », Sociétés contemporaines, vol. 65, n° 1, p. 113-145.
  • Pignoni, M.-T. 2013. « Entre soutien et ostracisme syndical : le cas des comités CGT de privés d’emploi dans les Bouches-du-Rhône », in D. Chabanet et J. Faniel (dir.), Les Mobilisations de chômeurs en France. Problématiques d’alliances et alliances problématiques, Paris : L’Harmattan.
  • Winiarski, L. « Le travail des privés d’emploi et des précaires pour s’intégrer à la CGT », in Le Travail en luttes. Résistances, conflictualités et actions collectives, Toulouse : Éditions Octarès, à paraître.

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Pour citer cet article :

Lucas Winiarski, « Les chômeur·se·s et précaires de la CGT : un entre-soi précaire ? », Métropolitiques, 11 avril 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Les-chomeur-se-s-et-precaires-de-la-CGT-un-entre-soi-precaire.html

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