Entretien avec Pauline Delage.
L’Apiaf (Association pour l’initiative autonome des femmes) est une association toulousaine créée en 1981 par un groupe de femmes, travailleuses sociales et militantes pour les droits des femmes. Elle accueille et héberge des femmes en difficultés, principalement victimes de violences conjugales ou familiales. Elle reçoit en accueil de jour plus de 1 000 femmes par an et gère un centre d’hébergement de cinquante-six places. Elle est membre de la fédération nationale solidarité femmes (FNSF) qui gère le numéro d’écoute 3919 et travaille avec les pouvoirs publics dans la lutte contre les violences conjugales. L’Apiaf propose un accompagnement à la fois individuel et collectif. À travers divers dispositifs, les femmes se réunissent dans des groupes de parole, des débats collectifs, un atelier d’écriture, des activités culturelles. Elle est également un organisme de formation et propose des formations à destination de professionnel·les. L’association mène aussi des actions de prévention auprès des jeunes sur la question des relations filles-garçons et la promotion des comportements non sexistes. Aujourd’hui l’Apiaf se compose d’une équipe pluriprofessionnelle de dix-neuf salariées (13 ETP) organisée en autogestion.
Au cœur de l’accompagnement, les groupes de parole
La non-mixité féministe se trouve au fondement de l’activité de l’Apiaf. Comment des espaces d’échanges collectifs sont-ils apparus ?
Françoise : On peut dire que pour nous, la non-mixité était une évidence. Nous avions baigné dans l’ambiance du mouvement des femmes des années 1970. Nous avions pratiqué les groupes non mixtes et plus particulièrement ce qu’on appelait les groupes de conscience. On peut dire que pour la plupart d’entre nous cette expérience a été très marquante. Et nous avons aussi pratiqué des collectifs mixtes à travers du militantisme, syndicats, partis, et nous étions convaincues que ce serait par la lutte collective entre femmes qu’on changerait les choses. Donc, au-delà du collectif, mener des actions collectives était une évidence aussi. D’ailleurs, dans le préambule de nos statuts, il est stipulé que les fondatrices ont pour objectif la mise en place de structures qui permettent aux femmes « de lutter individuellement et collectivement contre leur oppression ».
Comment les espaces non mixtes sont-ils pensés ?
Maïté : Dès le début, on a mis en place plusieurs dispositifs collectifs, un lieu d’accueil collectif, des appartements en cohabitation, des activités collectives, notamment des groupes de parole et des débats sur lesquels on va revenir. Ce qui nous tenait le plus à cœur, c’était de retrouver le modèle des groupes de conscience et c’est dans le groupe de parole sur les violences conjugales qu’on le retrouve particulièrement. Dans cet entre-soi de femmes, on cherche à relier l’intime et le collectif, c’est là qu’on peut travailler la question de la domination, de l’oppression, de l’assujettissement, se demander si on a « cédé » ou si on a « consenti », comme dirait Nicole-Claude Mathieu [1].
Françoise : Ce groupe de parole se tient une fois par mois. Les femmes viennent y interroger ce qu’elles ont vécu avec un peu de distance. C’est un groupe de conscientisation, avec des allers-retours possibles, il n’y a aucun engagement à venir. Il s’agit de construire, d’élaborer une pensée commune, ce qu’on fait aussi entre nous, entre collègues.
Aurélie : Voir les effets que le groupe de parole produit sur les femmes est réellement extraordinaire. Le pari de l’Apiaf, c’est que la rencontre avec le féminisme transforme leur vie. Elles parlent d’elles pour se réapproprier leurs parcours et pouvoir aller vers ce qu’elles veulent, et pour pouvoir se tourner vers l’extérieur. Il s’agit aussi de faire en sorte qu’elles puissent se regarder autrement pour en finir avec la rivalité dans laquelle les femmes sont, dans les cadres mixtes ou non mixtes pas choisis.
Françoise : Ce qu’on attend du groupe de parole, c’est que les femmes puissent parler de leur souffrance, de leur honte, de leur culpabilité, leur révolte, leurs colères, leurs doutes, leurs désespoirs, leurs projets, leurs combats. Et surtout nous pensons que, comme nous le disions dans les années 1970, elles vont découvrir que ces problèmes qu’elles pensaient être seules à vivre étaient communs à bien d’autres femmes. Nous osons même espérer qu’elles en feront comme nous une cause collective et qu’elles vont se « féminister », si je puis dire.
Nous joignons à cet entretien la transcription d’une émission de radio faite par les femmes de l’Apiaf à propos du groupe de parole. Avec leurs mots, elles décrivent mieux que nous le ferions les effets de la non-mixité.
Ça m’a permis de partager mes émotions. J’ai envie de pleurer, je pleure, je raconte des trucs que j’avais jamais pensé à raconter. La honte diminue au fil des groupes, ça va être compris, et d’autres vont surenchérir. Ça va agrandir le débat ; ça va pas faire comme si on se tapait contre un mur comme quand on parle avec des personnes à l’extérieur. On est sur la même longueur d’onde, c’est ça qui nous unit.
On ne veut pas encombrer l’entourage de notre malheur ! Là, on parle à des inconnues, et c’est comme si on se connaissait depuis longtemps. On est directement connectées sur des sujets. Il y en a d’autres comme moi et elles sont debout, et elles parlent et elles se sont déplacées et elles sont sorties de chez elles comme moi.
Ça donne du sens à ce qui nous est arrivé. Dans le groupe de parole on a le sentiment que notre souffrance est reconnue par d’autres personnes. On a vécu un enfer, comme la guerre, comme l’esclavage, c’est très grave, les gens ne peuvent pas le réaliser de l’extérieur. C’est vraiment comme la mort en étant vivant. On aurait pu mourir. Et quelque part la justice ne reconnaît pas toujours. Si elle reconnaît, c’est bien : un bout de papier c’est important même si ça n’enlève pas la souffrance. Mais entre nous, on se reconnaît, on sait ce qu’on a vécu donc quelque part c’est une reconnaissance de ce qu’on a souffert en tant que victime. C’est une reconnaissance et cette reconnaissance, ce n’est qu’ici qu’on la trouve avec des personnes qui ont vécu la même chose et qui comprennent sans juger et qui sont prêtes à nous écouter et nous soutenir toujours puisqu’on peut rester des années au groupe de parole. Pour nous l’important, même si la justice ne fait rien, c’est d’avoir la preuve par les intervenantes qu’on a à l’intérieur quelque chose qui ne se voit pas. Mais on continue à se battre et c’est pour ça qu’on dit qu’on est des femmes courageuses – parce qu’on a dit stop, ça ne peut pas continuer. On se bat pour nous et pour nos enfants et pour montrer aux autres femmes que ça doit s’arrêter, ne pas attendre ! Sinon c’est la mort qui arrive.
Toutes les femmes que j’ai rencontrées, je les vois comme des femmes fortes. Toutes les femmes ici avaient un grand sens des responsabilités et du devoir, donc pour elles il fallait assumer ce qu’elles avaient commencé.
On se sent réconfortées, conseillées par la personne qui a vécu la même chose que nous. Elle a pu surmonter sa douleur et du coup on donne des conseils pour qu’on puisse s’augmenter.
Il y a un équilibre entre les anciennes et les nouvelles. Ça fait toute une alchimie, un petit équilibre, un soutien. On vit une évolution en général. Les femmes au fur et à mesure deviennent plus jolies, plus souriantes, prennent plus soin d’elles – sont plus heureuses en fait. On voit qu’elles se reconstruisent.
J’ai été très étonnée qu’il y ait des Françaises dans le groupe de parole. Je pensais que ça n’existait pas chez les Européens.
Des activités non mixtes pour s’émanciper des rapports de domination
Hormis ces moments d’échange, certains espaces collectifs sont centrés sur une activité. Comment les concevez-vous ?
Maïté : Un autre dispositif central dans la vie de l’association, c’est ce qu’on appelle « l’espace collectif d’échanges, d’activités culturelles et d’élaboration de projet ». On peut dire que les débats qui s’y tiennent se distinguent du groupe de parole. Dans le groupe de parole s’exprime plutôt la souffrance des femmes et on y échange ce qui relève de l’aliénation et l’oppression des femmes alors que dans cet espace, c’est plutôt leurs forces, leurs potentialités et leurs ressources qui s’expriment.
Cet espace collectif s’est métamorphosé au cours du temps. Au début on l’appelait « salle d’étude ». Les femmes dans les années 1980, parlaient de formation, de reprise d’études, de diplômes. Nous voulions sans doute être des « alliées d’ascension » pour elles, comme le dirait Rose-Marie Lagrave dans son « autobiographie d’une transfuge de classe [2] ». Le nom « salle d’étude » a été choisi probablement parce que la plupart d’entre nous tenaient à affirmer que l’émancipation des femmes passait par l’instruction, la formation, la culture, l’étude, les diplômes. Nous avions vécu avec des mères, des grand-mères, des tantes, des cousines qui, bien qu’elles aient été premières du canton, avaient toujours regretté d’être devenues couturières, femmes au foyer, auxiliaires de vie alors qu’elles avaient rêvé d’être institutrices. Nous voulions offrir aux femmes un contexte culturel enrichissant et un soutien à leur reprise d’études.
Aurélie : Cet espace collectif réunit plusieurs activités qui sont plus ou moins développées suivant les époques : des débats collectifs sur des sujets de société, des débats sur l’éducation des enfants, sur la santé des femmes, un atelier d’écriture, des sorties culturelles, un atelier informatique, un atelier bricolage, un ciné-club, parfois la réalisation de films. Nous invitons parfois des intervenants extérieurs – une économiste, un andrologue, une coopérative de femmes de ménage, etc. Aujourd’hui, nous avons du mal à tenir la régularité de ces débats. L’urgence et l’aggravation des situations des femmes nous tirent trop vers l’accueil individualisé. Seul l’atelier d’écriture reste très régulier.
Dans ces activités, les femmes osent petit à petit prendre la parole en groupe, c’est la non-mixité qui favorise ça. L’une d’elles l’a très bien exprimé dans un entretien : « Là, soudain, entre femmes, envolés la timidité, le manque d’assurance, le doute sur mes propres capacités, la crainte perpétuelle de ne pas être à la hauteur. Tout cela s’évanouissait par le miracle d’une complicité toute neuve. Je découvrais la liberté de parler et le bonheur d’être écoutée. C’est exactement ce que j’ai ressenti lorsque j’ai commencé à participer au groupe de parole et à l’atelier d’écriture de l’Apiaf. »
Maïté : Ces activités permettent aussi de constater que notre socialisation sexuée fait que nous avons une culture commune, un rapport au monde, un rapport au savoir, un rapport au corps spécifique, etc. Dès l’enfance, les femmes ne se projettent pas dans l’avenir comme les hommes, elles sont souvent prises dans un discours sur la nature féminine qui les empêche de se situer dans l’histoire, le rapport à la scolarité est spécifique. Les femmes ont des pratiques cultuelles spécifiques. Se réunir entre femmes permet de prendre conscience de l’importance de la construction sociale et de sa possible déconstruction, de parler de nos « choix » et de nos déterminismes de classe ou de genre, et surtout de sortir de la croyance en la fatalité.
Aurélie : Il y a aussi les « conversations du mercredi ». Les salles d’étude, c’est formalisé, il y a parfois des intervenants extérieurs et c’est ouvert aux femmes de l’accueil et de l’hébergement. Le mercredi après-midi seulement, les femmes hébergées viennent se réunir autour d’une « conversation ». On est parties du fait que l’accueil des femmes hébergées était un accueil très individualisé et ceci nous faisait souffrir car il s’éloignait de nos objectifs de départ. Nous échangeons autour de sujets divers, sérieux ou futiles, parfois des sujets d’actualité, des sujets de société, mais aussi des sujets dits de « bonnes femmes » : l’amour, les enfants, la famille, la cuisine, la musique, l’esthétique… L’enjeu, c’est la rencontre, le plaisir d’être ensemble, se retrouver autour d’une « culture de femmes », considérée parfois comme une « sous-culture » !
Créer un espace de conscientisation féministe
Dans ces différents moments, comment abordez-vous la question des rapports de domination et du féminisme ?
Maïté : Quelquefois nous nous demandons si les femmes se rendent compte qu’on est féministes ! Nous essayons surtout de ne pas être didactiques. Nous avons la certitude qu’elles auront besoin du féminisme pour surmonter ce qu’elles ont vécu. Souvent, elles vont déconstruire leurs a priori sur le féminisme. Pour ce qui est des rapports de domination, ce sont elles qui en prennent conscience par un long travail d’élaboration.
Françoise : Le lien avec le féminisme se fait constamment dans le groupe de parole. Par exemple, l’une de nous va relier tel récit avec l’histoire des femmes et en disant : « Mais vous vous rendez compte, ce n’est qu’en 1965 que les femmes ont… ». Personne n’en revient, et on n’en revient pas non plus. Nous-mêmes nous sommes indignées de ces dates ! Mais on va chercher à relier. De nombreuses femmes que l’on reçoit pensaient qu’un homme allait les sauver : ça fait partie des choses dont on parle beaucoup, de ce qu’elles ont attendu d’une rencontre avec un homme. Dans un groupe de parole, on pourra dire que dans les années 1970, on avait pour slogan qu’« une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette ».
Dans cet espace protégé, les femmes se sentent plus fortes pour affronter son histoire de femme victime de violences. Comme si cet espace nous plaçait en dehors du patriarcat et d’un oppresseur symbolique. On s’autorise à parler, à dire des choses, parfois énormes qui nous font toutes éclater de rire. Par exemple, je me souviens d’une femme qui, au cours d’un échange sur l’infidélité – parce que pour certaines être trompées est pire que les violences –, égrainait toutes les choses horribles qu’il lui avait faites et a ajouté : « Au moins, il ne m’a pas trompée. » C’était tellement énorme que toutes, dont elle, ont éclaté de rire. Ça peut paraître très choquant, mais c’est dicible ici et entre elles. Elles ont souvent beaucoup d’humour sur ce qu’elles ont vécu.
Aurélie : Et aussi nous favorisons ce que nous appelons « l’ancrage et l’affiliation à la structure ». Nous espérons que le collectif va les rendre plus fortes et leur donner envie de lutter pour la cause des femmes. Et parfois c’est ce qu’elles ressentent. Elles parlent de « communauté », d’appartenance à un groupe, de combat… Elles le disent mieux qu’on ne peut le dire lors de l’émission de radio :
Au début c’était nécessaire le groupe de parole parce que c’était un psychologue, une assistante sociale, un exutoire, des copines : TOUT, ça nous aide à tout. Au début, c’est vital. Après, ça reste comme une soupape de sécurité, un stabilisateur. C’est un peu comme une communauté au final – parce qu’il n’y a qu’entre nous qu’on se comprend et qu’on continue le combat, j’ai envie de dire. On en voit d’autres arriver, on en voit dans la rue – on peut leur donner des adresses.
Le groupe de parole nous permet d’appartenir à un groupe. Si le dénominateur commun est terrible, il est puissant. En nous sentant exister au sein du groupe, nous reprenons confiance en notre individualité et nous trouvons la force de rayonner à l’extérieur.
On arrive en tant que victime, mais après… Au début c’est un combat pour nous avant tout mais ça devient un combat pour changer vraiment les choses, pour changer les mentalités, l’évolution de la femme, de la justice, de bien traiter l’être humain et vraiment pour le droit des femmes dans le monde par rapport aux violences.
Au départ je voyais pas tout ce que je vois maintenant. J’étais beaucoup plus soumise pour de vrai ! Maintenant je me rends compte qu’on a le droit d’être libre. Ça devient vraiment un combat personnel et général, pour les autres, pour faire évoluer les choses.
Non-mixité des professionnelles et relations aux femmes accompagnées
Contrairement à d’autres associations de la Fédé [Fédération nationale solidarité femmes, FNSF], vous tenez aussi à constituer un groupe de professionnelles non mixte.
Maïté : L’Apiaf a été créé par des militantes du mouvement des femmes. Nous avons élaboré un long travail de réflexion, de prospective avant même de monter l’association. Il n’y avait d’hommes nulle part qui mettaient en priorité dans leurs luttes la question de l’oppression des femmes, des inégalités, des violences conjugales. Les hommes sont arrivés dans le réseau de la FNSF lorsqu’il y a eu du salariat, lorsqu’ils ont pu être rémunérés et aujourd’hui dans plusieurs associations ils sont directeurs et managers, car des diplômes de directeur sont maintenant requis et on trouve peu de femmes pour assurer ces fonctions. À l’Apiaf, toutes les personnes recrutées sont militantes pour les droits des femmes. Il est très rare que des hommes postulent et ils sont toujours concurrencés par des femmes qui ont milité ou exercé des fonctions où la question du genre était fondamentale.
Françoise : Beaucoup de secteurs du social sont non mixtes, mais ce n’est pas choisi. Les CHRS [Centres d’hébergement et de réinsertion sociale] ne sont pas mixtes : il y a des CHRS pour femmes, pour hommes et pour couples. On mise sur le fait que la non-mixité produit des effets. Ce n’est ni un but, ni une fin en soi, mais un outil du féminisme. Comme nous l’avons décrit, nous pensons que les effets de la non-mixité sont très riches. Nous pensons que même dans une non-mixité non choisie, un travail de déconstruction des socialisations sexuées pourrait être fructueux, autant dans des groupes de femmes que des groupes d’hommes.
Aurélie : Il faut aussi préciser que notre équipe est « autogestionnaire ». Il faudrait un autre entretien pour parler de l’intérêt de la non-mixité pour notre autogestion. Nous sommes un collège de responsables, il n’y a pas de hiérarchie. Notre non-mixité est très active, ce fonctionnement n’a jamais été remis en cause en quarante ans. Il est très riche et complexe. Il requiert beaucoup d’échanges, de débats, de réflexivité sur nos pratiques. Mais il est très bien accepté par nos « évaluateurs » car il s’avère qu’il génère un nombre d’arrêts maladie exceptionnellement faible !
Comment appréhendez-vous les différences sociales entre les femmes que vous accueillez et vous ?
Aurélie : Personnellement, je me sens quand même proche des femmes de classes populaires qu’on reçoit ; pas financièrement, parce que j’ai un travail à temps plein ; au-delà de la question économique, la question de la classe repose beaucoup sur une dimension culturelle et de ce point de vue, je ne me sens pas complètement en décalage avec elles. D’ailleurs, la non-mixité à l’Apiaf a été un outil d’émancipation pour moi aussi. Quand je suis arrivée à l’Apiaf, j’étais jeune, je n’osais pas prendre la parole. L’assurance que j’ai aujourd’hui vient du cadre de l’Apiaf qui m’a permis de me sentir plus forte à l’extérieur, plus légitime en tant qu’actrice politique.
Françoise : Je partage ce que tu dis et je sens une forme de paradoxe. J’imagine ma vie sans ce que m’a permis l’Apiaf comme outil d’émancipation. J’étais psychologue dans un centre de guidance, j’avais une hiérarchie… J’aurais sûrement eu une vie très planquée. L’Apiaf m’a permis de me positionner complètement différemment. Je n’aurais jamais été cheffe de service quelque part, je pense, parce que je n’aurais jamais pu l’imaginer, alors même qu’en tant que psychologue je le pouvais. Être en autogestion, travailler toujours en binôme, dans un collectif, m’a permis de devenir responsable de la structure parce que je suis toujours coresponsable.
Maïté : Nous les fondatrices de l’association étions issus pour la plupart des classes populaires, dont un certain nombre du milieu rural. Nous avions connu les déchirements des transclasses. Nous avions donc une familiarité avec la culture des femmes que nous recevions, nous avions l’habitude des solidarités familiales et ça nous entraînait dans une certaine évidence de solidarité. Mais un fossé s’est creusé car les problèmes économiques se sont aggravés et la reproduction sociale est implacable.
Françoise : Le paradoxe, c’est que la précarité grandissant aujourd’hui, à des moments, je me dis qu’on ne peut pas attendre des femmes qu’elles soient dans une émulation. Dès le début, l’Apiaf a travaillé sur la question du féminisme reliée au rapport de classe – on parlait beaucoup moins des rapports racisés. On partait du fait qu’on était relativement privilégiées, parce que les femmes plus précaires ne faisaient pas forcément partie des mobilisations, sauf si elles étaient à l’usine et dans les syndicats. Penser les appartenances multiples des femmes a toujours porté notre féminisme. Mais cette différence avec les femmes que nous accueillons s’est creusée : on était plus proches des femmes qu’on recevait à l’époque que maintenant. Ces femmes travaillaient comme nous, et nous, on ne travaillait pas à temps plein. Les femmes ont trop d’urgence à gérer, trop d’entraves dans leur quotidien, et ça oriente nos pratiques. Si on essaie toujours de tirer vers un travail autour de la citoyenneté, on est toujours ramenées vers de l’extrême urgence, de l’extrême pauvreté. On le ressent toutes. Au sein de l’équipe, on essaie de se ressaisir en se demandant constamment : « Qu’est-ce qui est le plus urgent ? Qu’est-ce qu’on attend des femmes ? Qu’est-ce qu’on partage encore avec elles ? Qu’est-ce qu’elles peuvent porter ? »
Depuis quelques années, les pouvoirs publics prennent davantage en charge la question des violences conjugales. Percevez-vous certains effets de ce changement sur votre travail ?
Marick : Oui, les pouvoirs publics affichent depuis une dizaine d’années une volonté forte d’être actifs sur ce sujet. Plus récemment, la vague #metoo et une formidable remobilisation des associations féministes sur cette thématique, mais aussi la médiatisation du procès de Catherine Sauvage amènent un changement de ton des médias et un affichage de tous les partis politiques contre les violences faites aux femmes. Le gouvernement actuel a mis en place en septembre 2019 une grande communication sur la question des violences conjugales : le Grenelle, avec une mise en avant de la question des féminicides. Cette mise en avant « spectaculaire et très médiatisée » des féminicides camoufle les questions de fond, notamment le continuum entre les différentes formes de violences et les questions structurelles de domination masculine, l’inadaptation de la justice notamment à ce type de violences.
Les effets sur notre travail sont paradoxaux. Tout d’abord, les femmes qui nous sollicitent sont de plus en plus nombreuses et sont souvent très informées de leurs droits, elles revendiquent une prise en charge adaptée. Lorsqu’elles décident de refuser leur situation de femmes victimes, c’est avec beaucoup de révolte et elles vont s’étonner des dysfonctionnements encore nombreux et des différentes embûches à leur parcours de sortie des violences. Nous devons avec elles aller au-delà des droits formels pour interroger la non-application de ces droits et le contexte global des rapports de genre. Ensuite, les associations spécialisées sont sorties de l’isolement sur ces questions et beaucoup de nos arguments sont repris, nous sommes par exemple plus sollicitées comme association ressource par des partenaires qui sont travailleurs sociaux.
Mais, dans le même temps, les dispositifs gouvernementaux proposés s’appuient sur de nouveaux experts et marginalisent nos associations féministes (justice, santé, travail social, éducation, formation, etc.). Alors que nous proposons une analyse globale et politique des différentes difficultés que rencontrent les femmes, différents spécialistes dans leurs domaines sont mis sur le devant de la scène comme si les solutions étaient individuelles et techniques. Le partenariat avec les services de police et de justice est très insuffisant et ne permet pas de trouver une culture commune.