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Sport entre filles

Retour sur une expérimentation scolaire en Suisse

Face aux inégalités de sexe à l’école, une expérience en éducation physique et sportive montre que, pour les élèves, pratiquer en non-mixité dégage des marges de manœuvre par rapport aux normes de genre, sans pour autant les enrayer complètement.


Dossier : Espaces non mixtes : l’entre-soi contre les inégalités ?

À l’échelle internationale, face au maintien des inégalités entre les sexes à l’école, la mixité dans les établissements scolaires refait débat. Dans différents pays (Canada, Corée du Sud, Australie, États-Unis), le retour de la non-mixité est considéré comme une des stratégies susceptibles d’offrir les mêmes chances et opportunités aux filles et aux garçons. Aux États-Unis, depuis le vote de la Single Sex Regulation (2006), le nombre d’écoles et de classes qui séparent filles et garçons s’est multiplié, aussi bien dans l’enseignement privé que public. En Europe, sous l’impulsion notamment de l’European Association of Single-Sex Education (EASSE), la non-mixité est présente en Angleterre, en Irlande mais aussi en Espagne et en Suisse, où des expériences pilotes se sont développées. Parfois qualifiée de nouvelle option pédagogique, parfois décriée et plutôt vue comme une régression, la séparation des sexes à l’école s’accompagne de nombreuses controverses. À partir d’une enquête qualitative par entretiens et observations (Bréau 2018) conduite auprès d’adolescents et d’adolescentes (14-15 ans) scolarisés dans des classes d’éducation physique et sportive en Suisse romande, cet article vise à saisir les effets de la non-mixité sur la formation des élèves. En se rattachant à l’approche du « doing gender », qui définit le genre comme une action (West et Zimmerman 1987), l’objectif de ce travail était de repérer des manières de « faire le genre » chez les élèves afin de questionner l’évolution des normes de masculinités et de féminités en contexte non mixte.

La non-mixité à l’école : un nouveau dispositif contre les inégalités

Si la mixité est souvent perçue comme un symbole de mélange et d’enrichissement, à l’école, elle ne produit pas de facto l’égalité entre les sexes. De nombreuses études ont en effet souligné la présence d’un sexisme caché, aussi bien dans les contenus d’enseignement (manuels scolaires) que dans les interactions entre élèves ou avec les enseignant(e)s. Le sexisme caché fait notamment référence aux nombreux stéréotypes de genre qui accompagnent le parcours scolaire des élèves. Ainsi, « la croyance des maîtres dans la supériorité des garçons en mathématiques et celles des filles en littérature est décelée dès l’école primaire, alors même que les différences de performances sont inexistantes » (Marry 2003, p. 8). En mathématiques, l’analyse des interactions en classe révèle ainsi que les filles bénéficient de moins d’encouragements pour trouver la bonne réponse et ont moins de temps pour répondre, des différences qui tendent à s’accroître avec l’âge et deviennent plus marquées encore au niveau secondaire. En classe, les élèves accèdent ainsi, en fonction de leur sexe, à des expériences scolaires différentes. Véritable « butoir » de la mixité, la problématique de l’orientation est, en fin de scolarité, le principal témoin des difficultés rencontrées par le principe de coéducation, en raison de la division sexuée de l’orientation professionnelle (Vouillot 2010, p. 59).

Afin de lutter contre une école mixte décrite comme une « agence d’orientation qui reproduit des flux sexués » (Duru-Bellat 2008, p. 139), l’instauration de la non-mixité, soit de manière générale (écoles séparées), soit seulement dans certaines disciplines, répond à deux grandes ambitions. D’une part, il s’agit de combattre les stéréotypes de genre. La séparation des sexes a ainsi pour objectif de permettre aux filles et aux garçons de ne pas rester enfermés dans des modèles de féminité et de masculinité préconçus et de pouvoir s’engager pleinement dans différents rôles dans l’ensemble des disciplines scolaires (les disciplines scientifiques et l’EPS pour les filles ; les branches littéraires et artistiques pour les garçons). Selon un rapport du réseau européen sur les systèmes éducatifs (Eurydice 2010), la non-mixité vise à accorder « aux filles et aux garçons une plus grande liberté de choisir des disciplines qui ne sont pas associées à leur sexe » (p. 91). Aux États-Unis, où l’idée selon laquelle la non-mixité permet de lutter efficacement contre les stéréotypes de genre est le leitmotiv de la National Association for Single Sex Public Education (NASSPE), des groupes féministes (voir par exemple Salomane 2004) prônent le retour d’une non-mixité, partielle ou totale, afin de favoriser les performances des filles en mathématiques et en physique, et plus tard une orientation vers des filières scientifiques (Duru-Bellat 2010).

D’autre part, face aux violences sexistes repérées dans des établissements mixtes, les enseignements séparés sont également parfois envisagés comme un espace de protection pour les femmes, visant à limiter l’émergence de moqueries et remarques considérées comme des rappels à l’ordre genrés. La non-mixité vise ainsi à créer un « espace où les filles peuvent se déplacer plus librement […] sans craindre que leur corps ne soit jugé » par les garçons (Azzarito et Hill 2013, p. 354 [1]).

Ces objectifs ambitieux souffrent pourtant d’un manque d’appuis scientifiques et se nourrissent avant tout de témoignages et anecdotes partagés par des enseignants, directeurs d’école ou parents d’élèves. Peu nombreux, les travaux sur la séparation des sexes en EPS font état de résultats hétérogènes, voire contradictoires (Bréau, Lentillon-Kaestner et Hauw 2016 ; Pahlke, Hyde et Allison 2014).

Séparer les sexes en EPS : des expérimentations en question

En EPS, la question d’un enseignement mixte ou séparé occupe une place importante et se trouve fréquemment débattue au sein des pratiques enseignantes. En plaçant le corps des élèves au centre des apprentissages, et en s’appuyant sur des pratiques sportives et artistiques référées aux représentations sociales de la masculinité et de la féminité, l’EPS occupe une place singulière dans la construction du genre. Pour Couchot-Schiex, les cours d’EPS à l’école fournissent en effet aux élèves l’occasion d’effectuer « des comparaisons », aussi bien d’un point de vue des « performances physiques que de l’apparence corporelle […] créant ainsi un positionnement hiérarchique entre les élèves, d’abord entre les sexes puis à l’intérieur de chaque catégorie sexuée » (2017, p. 71). Relevant directement de politiques éducatives ou de choix de la part d’enseignant(e)s, la mise en place de cours séparés peut être considérée comme une stratégie de réduction des inégalités et des difficultés, plus nombreuses, rencontrées par des filles. À l’instar de l’Angleterre, de la Belgique ou de la Finlande, de telles expériences sont conduites en Suisse, où la mixité n’est pas obligatoire à l’échelle nationale. Selon les cantons, voire les établissements, l’enseignement de cette discipline prend des formes très variées et s’inscrit avant tout au cœur d’une politique locale. En Suisse alémanique, le principe de non-mixité, au niveau secondaire, a récemment été recommandé dans un texte officiel (Plan d’études Lerhplan 21), fournissant des repères didactiques aux enseignant(e)s.

La non-mixité, espace de liberté et de résistance à la domination masculine…

Dans un premier temps, notre enquête souligne que, pour les filles, la non-mixité tend à représenter une option efficace dans la mesure où elle offre une marge de manœuvre par rapport aux normes de genre habituelles. Dans les sports collectifs, cela se donne tout d’abord à voir par la possibilité d’accéder directement aux premiers rôles et ne plus devoir attendre sur le banc avant d’être choisie dans une équipe. Cela se manifeste également à travers un jeu sans crainte et la possibilité de manquer son tir sans être exclue du jeu ou encore d’aller au contact sans se faire mal. Séparées des adolescents et ne devant plus faire face à la « loi des garçons », souvent identifiée en contexte mixte (Patinet-Bienaimé et Cogérino 2011, p. 3), les filles se sentent plus libres et peuvent ainsi davantage s’investir et prendre le temps de répéter sans avoir peur de subir des moqueries. L’absence des garçons au sein des classes leur offre l’opportunité d’être au cœur du jeu, en touchant la balle et en dépassant le seul statut de spectatrices. Primordial pour l’investissement et le travail sur soi, le sentiment d’utilité au sein de l’équipe évoqué en contexte séparé contraste avec les enquêtes menées en classe mixte, où les filles sont plutôt décrites comme en retrait et parfois invisibles.

En classe non mixte, on observe aussi, chez les filles, un recul des pratiques compétitives et la possibilité d’évoluer dans un espace qu’elles décrivent comme étant plus coopératif. S’illustrant notamment via des activités typiques, telles que jouer sans compter le score, s’applaudir, se féliciter collectivement, ou encore prendre le temps de faire des activités artistiques, ce constat traduit une volonté de la part des adolescentes de prendre de la distance vis-à-vis des situations d’affrontement et de se détacher de la pression des normes viriles et compétitives que les garçons tendent à imposer en contexte mixte. Des remarques telles que : « on n’est pas chez les garçons ici » ou encore « on s’en moque de qui gagne » ont pu illustrer ce détachement relatif. Au cours des séances d’EPS, les pratiques de négociation avec l’enseignante dans le choix de l’activité ou la redéfinition des consignes (arrêter de compter le score, refuser de faire un classement à la fin des matchs) participent également à la définition d’une pratique qui se veut ludique. À l’opposé, dans la classe de garçons, l’enquête a permis d’observer l’émergence de situations compétitives (refuser à tout prix la défaite, tricher) et viriles (tirer fort sans se contrôler, cacher ses douleurs) au sein d’une EPS non mixte définie par les adolescents comme un « vrai jeu », libre de toutes contraintes. Tout au long de l’année, malgré la volonté affichée par l’enseignant de ne pas réduire les cours d’EPS à des seuls moments d’affrontement (enseigner des activités artistiques, proposer un travail coopératif en volley-ball), la recherche de duels et de défis compétitifs s’est maintenue chez des élèves.

...mais aussi de reproduction des hiérarchies de genre

Ainsi, l’identification chez les élèves de modes d’engagement différents, qui tendent à opposer l’EPS des filles à l’EPS des garçons, conduit à souligner que les cours non mixtes peuvent aussi contribuer à reproduire les processus de domination et de hiérarchisation. Du côté des garçons, la séparation implicite de la classe en deux groupes, les sportifs versus les autres, et les moqueries adressées aux adolescents les moins en réussite ou affichant un goût pour les activités artistiques, témoignent de la violence exercée à l’égard de ceux qui ne répondent pas aux idéaux d’une masculinité « hégémonique » (compétition, agressivité, corps musclé) (Connell 1995), particulièrement prégnante dans le milieu sportif.

Chez les filles, malgré l’élargissement des répertoires d’action décrit ci-dessus, les rappels à l’ordre entre élèves et les exclusions subies par celles qui « tirent trop fort » ou qui sont « trop compétitives », et qui finalement affichent des comportements jugés par les autres comme « masculins », participent également au maintien de rapports de domination. Si la non-mixité offre aux adolescentes la possibilité « d’occuper les premiers rôles » laissés vacants par les garçons, elle favorise aussi l’émergence de processus d’exclusion, de division et de hiérarchies entre les sous-groupes d’élèves. Les difficultés rencontrées par les filles sportives, décrites par les autres comme des « garçons manqués », confirment la reproduction des normes de genre. Vouloir être compétitive, serrer le poing après une victoire ou tirer fort sur ses adversaires sont autant de comportements qui présentent le risque d’être jugés et catalogués comme non conformes aux codes de féminités présents dans la classe et plus généralement en vigueur à l’adolescence (Lentillon 2009).

Finalement, dans la classe de filles comme dans celle de garçons, le groupe-classe influence le poids des normes de genre, en offrant par exemple plutôt un espace alternatif à la domination masculine dans la classe des filles ou en favorisant le maintien de situations compétitives chez les garçons. À l’intérieur de ces espaces non mixtes, la hiérarchisation et la stigmatisation des déviances (contre les garçons pas assez virils et les filles décrites comme des « garçons manqués ») confirment également que la séparation des sexes, en tant qu’espace pédagogique, n’enraye pas le fonctionnement ordinaire des rapports de genre.

Par leurs comportements et actions, et par la dynamique installée en classe, les enseignant(e)s contribuent à combattre ces normes (en proposant un programme varié d’activités, en favorisant un travail coopératif dans la classe de garçons) ou à les renforcer. Dans la classe de garçons, les tests d’endurance réalisés en début d’année et le système de classement des terrains en volley-ball mis en place par l’enseignant ont par exemple favorisé l’émergence de hiérarchies entre les élèves. Chez les filles, l’absence de vigilance de la part des enseignantes concernant les résultats des rencontres a participé au maintien d’un jeu ludique et peu sérieux et au développement de frustrations chez certaines élèves. Pour éviter ce type de complicité entre l’action enseignante et le maintien des stéréotypes de genre, le développement d’une compétence de genre, se caractérisant notamment par un savoir relatif aux rapports sociaux de sexes et aux normes susceptibles d’accompagner les pratiques mixtes et non mixtes, est une piste de réflexion particulièrement riche (Wrench et Garret 2017). D’autres études scientifiques, plus centrées sur l’activité des enseignant(e)s ou utilisant une méthodologie différente (via des études quantitatives, par exemple) pourraient apporter un autre regard et compléter ces analyses de cas.

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Pour citer cet article :

Antoine Bréau, « Sport entre filles. Retour sur une expérimentation scolaire en Suisse », Métropolitiques, 10 février 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Sport-entre-filles.html

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