Accéder directement au contenu
Essais

La non-mixité féministe : pour les femmes ou contre les hommes ?

Le choix de se réunir entre femmes répond à des objectifs variés au sein des mobilisations féministes. Revenir sur l’histoire et les significations de ces pratiques militantes permet de dépasser les idées reçues associées à la non-mixité.


Dossier : Espaces non mixtes : l’entre-soi contre les inégalités ?

« Il est faux de prétendre que la non-mixité n’imprègne pas fondamentalement la vision du monde et de la société de celles qui y recourent et qu’elle ne peut pas favoriser la tentation d’un repli communautaire. Comment croire qu’il n’y a aucun lien de causalité entre l’isolement des femmes de toute présence masculine dans des réunions féministes et la diffusion de discours simplificateurs où 1, tous les hommes, du prédateur au féministe, sont mis dans le même panier, et 2, toutes les femmes qui s’opposent à ces discours sont présentées comme des antiféministes ou des alliées objectifs [sic] de l’ennemi ? »
Discours de Raphaël Enthoven, Université d’été du féminisme organisée par Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, 13 septembre 2018.

Sous des traits plus ou moins savants, l’attaque de Raphaël Enthoven contre la non-mixité féministe rapportée ci-dessus reprend à son compte (une partie de) la vulgate anti non-mixité : cette pratique renverrait à un projet (éventuellement caché) de séparatisme des sexes animé par ce qui est généralement désigné comme une haine des hommes. Mais que disent les féministes de la non-mixité ? Comment et pourquoi la pratiquent-elles ? Le détour par l’analyse historienne et sociologique de cette pratique militante qui a plus d’un siècle d’existence permet de dépasser les caricatures pour saisir les significations de la non-mixité féministe [1].

Les femmes font leurs preuves

Le mouvement féministe qui se constitue en France à partir des années 1870 est caractérisé par la mixité et voit s’imposer un homme, Léon Richer, comme figure centrale. Si la place dominante des hommes fait rapidement débat parmi les militantes, ce n’est qu’à partir des années 1890 que la non-mixité apparaît. Mais loin d’incarner un féminisme radical séparatiste, elle est d’abord le fait de la frange modérée du féminisme qui émerge avec le ralliement d’associations féminines philanthropiques à la cause des droits des femmes (Klejman et Rochefort 1989, p. 103-109). La non-mixité devient dès lors une preuve des capacités et compétences politiques des femmes dans un contexte où la division sexuée des rôles réserve ces compétences aux hommes et assigne les femmes à la sphère privée. Le Congrès international des œuvres et institutions féminines, qui se tient en 1900 à Paris et inscrit durablement les associations féminines philanthropiques dans le mouvement féministe, fait ainsi le choix de comités d’organisation exclusivement féminins pour « prouver encore que les femmes jouissaient aussi des mêmes facultés organisatrices [2] ». La création du Conseil national des femmes françaises (CNFF) en 1901, réservé aux femmes et regroupant toutes les tendances du féminisme, de la branche philanthropique et modérée à la plus radicale, mais dominé par la première, consacre ainsi durablement la pratique de la non-mixité au cours de la Troisième République [3].

C’est donc principalement sous l’influence du féminisme modéré que la non-mixité se diffuse comme une pratique militante féministe légitime. Ainsi, à partir des années 1910, la majorité des associations féministes continuent d’accepter les hommes mais réservent les fonctions dirigeantes aux femmes. La non-mixité sous la Troisième République permet donc de faire la preuve des capacités des femmes à organiser un mouvement politique et à être des actrices politiques. Mais elle se charge aussi progressivement d’une deuxième signification : elle garantit aux femmes le contrôle politique de leur lutte. En instaurant la non-mixité (a minima) de la direction des associations, les militantes s’assurent en effet l’autonomie de définition des revendications et des stratégies. Le contrôle politique du mouvement par les femmes joue par exemple un rôle crucial dans la mise à l’agenda de la revendication du droit de vote et d’éligibilité des femmes au sein des mouvements féministes (Jacquemart 2017). Tandis que de nombreux hommes, au premier rang desquels Léon Richer, préconisaient d’attendre la réforme du Code civil napoléonien avant de revendiquer le droit de vote, le contrôle des associations féministes par les femmes au début du XXe siècle est l’occasion de la mise à l’agenda de la revendication suffragiste dans l’ensemble du mouvement féministe.

Figure 1. Déléguées aux États généraux du féminisme organisé par le Conseil national des femmes françaises, Paris, 1929

Source : La Revue mondaine illustrée, 1929.

« On est pour les femmes »

Largement affaibli à partir de 1945, le mouvement féministe est de facto un mouvement de femmes jusqu’aux années 1960, sans que la non-mixité ne soit revendiquée. En revanche, l’émergence d’une nouvelle génération féministe à partir de 1970 s’accompagne d’une théorisation de la non-mixité comme une garantie de contrôle des femmes sur le mouvement mais aussi comme un support de libération individuelle et collective. En effet, les militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) privilégient d’abord les groupes de parole entre femmes (Charpenel 2016) comme levier de politisation : « quand 25 millions de femmes ont le même problème, il cesse d’être individuel [4] ». Mais le choix de la non-mixité est aussi le fruit d’expériences militantes passées marquées par la monopolisation du pouvoir par les hommes et la marginalisation des femmes : dans les groupes d’extrême gauche qui se constituent au fil des années 1960 et pendant les mobilisations de mai-juin 1968 (Zancarini-Fournel 2002), les femmes sont reléguées à des tâches subalternes (principalement d’organisation matérielle de la vie militante), délégitimées dans leurs prises de parole et écartées des lieux de décision.

Revendiquée et théorisée, la non-mixité devient particulièrement visible et est alors attaquée comme anti-hommes. Cette vision est contestée par les militantes, à l’image de l’une d’entre elles interviewée par la télévision en 1972 : « Pourquoi contre les hommes ? Vous êtes drôle, à chaque fois qu’on parle du MLF, on dit “vous êtes contre les hommes”, c’est pas vrai, on est pour les femmes… de toute façon, la moitié des bonnes femmes elles vivent avec un bonhomme, donc alors je vois pas pourquoi on serait contre les hommes [5] ! » Au-delà de cette mésentente sur le sens de la non-mixité, les critiques de la non-mixité sont également aveugles aux réalités des mobilisations féministes des années 1970. En effet, si l’entre-femmes est revendiqué, il est loin de faire disparaître la mixité des luttes féministes. D’abord, des mobilisations, des collectifs ou des actions féministes continuent d’être investis par des femmes et des hommes. C’est en particulier le cas lors de la campagne pour l’avortement libre et gratuit en 1973-1974 (Pavard 2012). De surcroît, loin d’être spontanément considérée par les militantes comme acceptable voire enviable, la non-mixité n’est que progressivement apprivoisée par la grande majorité des militantes et ne se généralise finalement que dans la seconde moitié des années 1970 (Jacquemart et Masclet 2017).

Autrement dit, si les militantes en viennent progressivement à la non-mixité dans une partie de leurs engagements, ce n’est pas parce qu’elles sont anti-hommes mais parce qu’elles expérimentent à la fois la reproduction des inégalités sociales de sexe en contextes mixtes [6] et la portée libératrice de l’entre-femmes [7]. D’un côté, les groupes mixtes, en particulier pour la libéralisation de l’avortement, sont l’occasion d’une reproduction des rapports sociaux de sexe (et en particulier d’une division sexuée du travail militant) dénoncés par les militantes : « les femmes ont retrouvé leur rôle traditionnel d’infirmière, d’assistante sociale, de confidente », rapporte par exemple une militante d’un groupe MLAC [8]. De l’autre côté, la non-mixité est souvent vécue comme une expérience qui permet de s’exprimer librement : « entre femmes, on se sent bien. Il n’y a que là que je me sens libre de chercher et de faire ce qui m’intéresse », explique par exemple une militante d’un groupe femmes à Besançon [9]. Dès lors, bien loin d’un projet séparatiste que certains pensent déceler, la non-mixité féministe des années 1970 est avant tout un mode d’action politique qui s’impose au fil des expériences comme un moyen privilégié de lutter pour l’égalité des sexes dans la société.

« L’homme est l’avenir du féminisme »… ou pas

Cette norme de la non-mixité, qui s’impose dans les collectifs féministes à la fin des années 1970, ne sera rediscutée qu’à l’occasion de l’émergence d’une nouvelle génération militante à la fin des années 1990. L’association Mix-Cité, créée en 1997, incarne ce changement en revendiquant la mixité de la lutte féministe et la nécessaire participation des hommes : « il est des évidences qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler : les transformations des rapports de sexes impliquent les deux sexes [10] », soulignent ainsi deux de ses membres fondateurs. Cette rhétorique de la mixité féministe comme levier de la transformation sociale va se diffuser tout au long des années 2000 et 2010. Comme le résume en 2011 le blog féministe Les Martiennes, dans un article intitulé « L’homme est l’avenir du féminisme » : « Après tout, s’il s’agit de rééquilibrer les pouvoirs entre les sexes et de se libérer des stéréotypes, autant que tout le monde s’y mette ensemble, non [11] ? »

Cette affirmation apparemment marquée du sceau du bon sens va cependant se heurter à la réalité des rapports sociaux de sexe. Des associations aussi différentes que Mix-Cité, Ni putes Ni soumises (créée en 2003) ou Osez le féminisme (2009), initialement très attachées à la mixité, vont en effet progressivement revoir leurs positions face au constat de la reproduction d’un certain nombre de mécanismes de la domination masculine (comme la propension plus grande des hommes à prendre la parole ou être présents dans les médias [12]). Dans ces conditions, s’ils n’abandonnent pas la mixité, ces collectifs cessent progressivement de rechercher la participation des hommes. À leurs côtés, des militantes de toutes générations continuent par ailleurs à revendiquer et pratiquer la non-mixité dans de grandes organisations (comme la Marche mondiale des femmes ou la Coordination française pour le lobby européen des femmes), dans des collectifs (à l’image de La Barbe ou du Collectif féministe contre le viol), dans des espaces institutionnels de défense de la cause des femmes (comme les réseaux de femmes dans les entreprises), à l’occasion d’actions comme des Marches de nuit ou dans des espaces non mixtes à l’intérieur de mobilisations mixtes (par exemple lors du mouvement Nuit debout à Paris).

Figure 2. Affiche pour une marche de nuit féministe non mixte le 25 novembre 2015 à Marseille

Source : https://mars-infos.org/marche-de-nuit-feministe-non-mixte-451 (DR).

Parmi les plus jeunes, les contours de la mixité sont en outre redéfinis. Depuis la fin des années 2000, l’émergence d’événements ou de collectifs en « non-mixité queer », « non-mixité sans hommes cis [13] » ou « non-mixité de femmes racisées » est venue compléter le répertoire d’action des mouvements féministes. Engageant des questionnements sur d’autres rapports de pouvoir que les seuls rapports sociaux de sexe, ces non-mixités sont néanmoins revendiquées à partir de constats similaires à ceux des militantes des années 1970, à l’exemple du collectif afroféministe MWASI qui explique et précise : « ce collectif est non mixte car nous pensons être les mieux placées pour saisir les armes de notre émancipation. MWASI n’est ni contre les hommes ni contre les autres groupes ethno-raciaux [14] ». Les non-mixités féministes sont ainsi conçues pour les militantes comme des espaces de définition des luttes féministes, de politisation des expériences individuelles et de suspension, même temporaire et partielle, d’un certain nombre de rapports de domination [15].

Présente aux côtés de la mixité dès la fin du XIXe siècle, la non-mixité dans les mobilisations féministes en France se charge donc de différents sens au fil de l’histoire. D’abord pensée comme un moyen de faire la preuve de la légitimité et des compétences politiques des femmes, elle est progressivement devenue un levier d’autonomisation des femmes pour déterminer leurs propres luttes, puis un support individuel et collectif de politisation de leurs expériences. Ce détour par l’histoire et le présent des luttes féministes met finalement en évidence la confusion intellectuelle et politique produite et reproduite, depuis les années 1970, par les opposant·es à la non-mixité : dénoncée comme un projet de société où femmes et hommes seraient séparé·es (ou plus récemment, où blanches et non-blanches seraient séparées), elle se veut dans la pratique féministe un outil de luttes, parmi d’autres, pour une société égalitaire.

Bibliographie

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Alban Jacquemart, « La non-mixité féministe : pour les femmes ou contre les hommes ? », Métropolitiques, 24 septembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/La-non-mixite-feministe-pour-les-femmes-ou-contre-les-hommes.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires