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Lutte contre les violences conjugales : ce que l’institutionnalisation fait à la non-mixité

Deux livres récents soulignent l’importance de la non-mixité dans la lutte contre les violences conjugales. Ils montrent que l’entre-soi du groupe des victimes, d’abord pratiqué en milieu militant, peut devenir l’instrument d’une politique pour l’égalité, et comment cet outil est transfiguré par l’institutionnalisation de la lutte.

Recensé :
  • Elisa Herman, Lutter contre les violences conjugales. Féminisme, travail social, politique publique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Le sens social », 2016, 310 p.
  • Pauline Delage, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, Paris, Presses de Science Po, 2017, 272 p.

Dossier : Espaces non mixtes : l’entre-soi contre les inégalités ?

Que l’on songe aux premières militantes des années 1970 qui ont dénoncé l’ampleur et la gravité des violences contre les femmes ou aux événements institutionnels récents organisés chaque année fin novembre, une chose est sûre : plus encore que la lutte pour le droit à l’avortement – qui impliqua dès le début des hommes médecins –, celle contre les violences conjugales est d’abord « une affaire de femmes [1] ». Construite depuis les années 1970 par des militantes féministes pour soutenir les victimes directes des violences machistes et, plus généralement, pour lutter contre l’oppression engendrée par la domination masculine, la lutte contre les violences de genre a été portée et mise en œuvre en France par des femmes, et centrée, dans les discours militants comme dans les pratiques professionnelles, sur les victimes féminines de ces violences (qui sont de fait prédominantes). Cette lutte apparaît d’autant plus marquante que son institutionnalisation n’a globalement pas remis en question la norme de non-mixité, présente dans les différents pôles de la lutte contre les violences de genre [2], depuis le pôle associatif, jusqu’aux pôles institutionnel et académique. Dans le champ de l’action publique, la continuité – au moins apparente – entre espace militant et espace institutionnel constitue plutôt une exception, dans la mesure où nombre de politiques publiques de lutte contre les discriminations et les inégalités sont loin d’être pilotées et mises en œuvre par les groupes discriminés et opprimés eux-mêmes. La centralité de la norme de non-mixité, qui a résisté au processus d’institutionnalisation de la lutte contre les violences conjugales, signifie-t-elle pour autant que le sens que les militantes féministes y avaient investi et les usages qu’elles avaient instaurés autour de cette norme sont restés inchangés ? Dans quelle mesure est-elle le signe d’une victoire des militantes féministes qui auraient su importer dans les politiques de lutte contre les violences conjugales leur norme et leurs pratiques de la non-mixité ?

Les deux ouvrages de P. Delage et d’É. Herman, qui constituent des références incontournables pour analyser l’émergence et l’institutionnalisation de la lutte contre les violences conjugales depuis les années 1970 en France, et dont les apports sont multiples [3], ne s’attèlent pas toujours directement à la question de la non-mixité. Ils fournissent néanmoins plusieurs points d’entrée pour penser les logiques qui ont présidé à la centralité de cette norme, aussi bien dans le mouvement social qui s’est construit autour de la dénonciation de ce problème public que dans la politique publique de lutte contre les violences conjugales qui s’est institutionnalisée à partir de la fin des années 1980. Bien que le travail de P. Delage offre une comparaison avec la situation des États-Unis, la présente note est surtout axée sur le cas français.

La non-mixité des militantes : instrument de sororité et de conscientisation

Les ouvrages mettent d’abord en évidence le rôle fondamental joué par les associations féministes dans le processus de publicisation des violences conjugales durant les années 1970-1980. Après les mobilisations pour le droit à l’avortement, des militantes se sont en effet spécialisées dans la lutte contre les violences conjugales, pour à la fois dénoncer et prendre en charge concrètement ce problème. Pour ces militantes, issues de la deuxième vague du mouvement féministe, la non-mixité est souvent un élément central (Picq 1993). Elle est devenue un mode opératoire majoritaire dans les années 1970, après que les militantes ont été confrontées au sexisme des groupes d’extrême gauche et des camarades militants en mai 1968, puis à l’hostilité des hommes présents dans leurs réunions (Masclet et Jacquemart 2017).

L’ouvrage de P. Delage met en lumière combien la non-mixité a favorisé l’émergence du problème des violences conjugales : la « découverte » de leur ampleur a été rendue possible par le partage d’expériences au sein de groupes de parole non mixtes. La conscientisation, d’abord développée dans l’entre-soi militant, est étendue aux « femmes battues » qui cherchent de l’aide dans les centres d’accueil et/ou d’hébergement créés par les réseaux féministes non mixtes. La non-mixité semble aussi de mise pour d’autres activités du large répertoire d’action mobilisé par ces militantes et analysé par É. Herman : la dénonciation du problème par voie de presse s’appuie ainsi sur la figure de Simone de Beauvoir et le lobbying politique en direction de l’État s’adresse à Françoise Giroud, secrétaire d’État à la condition féminine. La non-mixité s’apparente alors probablement davantage à un entre-soi féminin (et aussi féministe) qu’à un impératif militant. Dans la mesure où l’accent n’est pas ou peu mis sur cette dimension de l’action collective dans les ouvrages, on ne sait toutefois pas dans quelle mesure la question de l’éventuelle participation d’hommes au mouvement de dénonciation des violences et de prise en charge des victimes s’est posée au moment de l’émergence du problème.

Institutionnalisation de la cause et transfert de la non-mixité

Les deux ouvrages donnent ensuite à voir l’institutionnalisation de la cause militante et la mise en place d’une politique publique de lutte contre les violences conjugales, qui ne va ni remettre en cause la centralité des associations féministes dans la lutte contre ces violences, ni déboucher sur l’institutionnalisation d’un secteur d’action publique où la mixité ferait irruption. À partir de la fin des années 1980, l’État français s’implique dans la lutte contre les violences conjugales, essentiellement en finançant les centres d’accueil créés par les militantes. À l’instar d’autres problèmes sociaux (Lafore 2010), la mise en œuvre de la lutte contre les violences conjugales est déléguée aux associations, pour au moins deux raisons. Elles ont d’une part précédé l’État dans la prise en charge du problème et disposent à ce titre d’une expertise importante et de structures préexistantes. D’autre part, malgré le rôle des chargées de missions départementales en charge des droits des femmes « dans la mise en œuvre de l’action publique contre les violences, les services [de l’État] dédiés à l’égalité […] bénéficient d’un pouvoir symbolique relativement faible et de peu de ressources matérielles » (Delage, p. 123). Les associations féministes restent ainsi les principales propriétaires du problème public, et les principales opératrices de terrain. La décennie 1980 est même pour elles une « période faste en matière de financement et de développement d’associations » (Delage, p. 74). Le travail de lobbying opéré par la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF, voir Herman, p. 37), qui regroupe la grande majorité des associations de lutte contre les violences conjugales, concourt également à ce que ces associations conservent la main sur le secteur.

Les professionnelles : une non-mixité de fait

L’institutionnalisation de la lutte contre les violences conjugales se fait en France au sein du secteur du travail social (tandis qu’outre-Atlantique, elle se fait dans celui du « mental health »). Cette configuration institutionnelle favorise le maintien d’une norme de non-mixité, dont la signification évolue cependant par rapport à son sens initial centré sur la sororité et la conscientisation féministe. Les ressources (financements et structures institutionnelles) qui accompagnent l’institutionnalisation de la cause sont en effet liées au secteur social (Delage, p. 73). Si le processus d’institutionnalisation empêche de continuer à recruter uniquement sur la base de critères essentiellement militants (Herman, p. 46), le processus de professionnalisation qui en découle est ancré dans un secteur qui offre un vivier de professionnel·les très fortement féminisé (Bessin 2009). Celles qui accompagnent les victimes en centres d’accueil et/ou d’hébergement sont la plupart du temps assistantes sociales, techniciennes d’informations sociale et familiale, conseillères en économie sociale et familiale (professions composées presque exclusivement de femmes), ou encore éducatrices ou psychologues (professions aux taux de féminisation un peu moindres, mais majoritairement féminines).

L’institutionnalisation de la lutte contre les violences faites aux femmes tend à affecter le sens que la notion de non-mixité recouvrait dans les mouvements féministes. Les principes féministes portés par les groupes non mixtes sont en effet partiellement remis en question par le processus de professionnalisation qui accompagne l’institutionnalisation de la cause. Certes, l’adhésion à la norme d’égalité des sexes reste un critère de recrutement important dans les associations (Herman, p. 41), mais les deux ouvrages soulignent, à des degrés divers toutefois, comment sont mis à distance plusieurs des principes valorisés par les groupes militants non mixtes des années 1970, comme la valorisation de l’idée de sororité entre femmes, la promotion d’un fonctionnement non hiérarchique au sein des structures d’accueil des femmes, et – de façon moins nette cependant – la non-séparation entre émotions et travail, ou l’empathie entre accompagnante et accompagnée. Selon É. Herman, la professionnalisation qui découle de l’institutionnalisation de la lutte contre les violences conjugales a pour conséquence que « désormais se font face une professionnelle et une usagère, et non plus une militante et une femme à travers une relation de sororité » (Herman, p. 122).

Ainsi, avec l’institutionnalisation de la cause, les profils des professionnelles recrutées évoluent (Herman, p. 44), ainsi que leurs pratiques de travail, de sorte que la non-mixité semble devenir synonyme de forte féminisation du secteur davantage qu’une stratégie militante. P. Delage souligne quant à elle que certains des enjeux de la non-mixité initialement promus par les militantes féministes, comme l’accueil au sein d’un entre-soi protecteur et réparateur, ainsi que l’« écoute bienveillante ou compréhensive » (Delage, p. 86) par les professionnelles persistent néanmoins dans la plupart des lieux d’accueil et/ou d’hébergement. Son analyse laisse donc entendre que malgré le processus de professionnalisation, la non-mixité continue de comporter une dimension politique, même si celle-ci a évolué par rapport aux années 1980 : l’idée de sororité semble s’être estompée, mais la professionnalité des écoutantes continue de valoriser le fait de ne pas juger les femmes victimes de violence ainsi que la compassion et l’empathie envers les femmes accueillies (Delage, p. 87).

Féminisation de l’administration et légitimité de la cause

Même si les deux ouvrages sont surtout axés sur les actrices de terrain, et non sur les fémocrates [4] qui participent à la politique de lutte contre les violences conjugales, plusieurs éléments méritent tout de même d’être soulignés à leur sujet. Le maintien d’une non-mixité de fait au niveau des opératrices de terrain se double de celle de ces actrices étatiques. Elle a d’abord été liée au fait que le féminisme d’État a, jusqu’au milieu des années 1990, recruté ses agentes parmi les viviers militants afin de trouver les compétences nécessaires à la mise en place de ses politiques égalitaires (Dauphin 2006, p. 112). Mais même si l’administration étatique en charge des droits des femmes a ensuite privilégié les compétences administratives dans ses processus de recrutement (ibid.), la spécificité du secteur n’a pas disparu : ces administrations centrales et déconcentrées sont « en quasi-totalité portées par des femmes […], et le personnel administratif est massivement féminisé » (Revillard 2016, p. 172).

Cette non-mixité de fait, synonyme ici de composition non mixte de ce secteur d’action publique, peut alors être interprétée comme le signe de sa difficile légitimation dans l’État. Relativement marginalisé au sein de l’administration, il n’attire pas les carrières masculines. L’extension de l’espace de la lutte contre les violences conjugales aux collectivités territoriales françaises, qui deviennent de plus en plus des actrices locales de cette politique publique, ne vient d’ailleurs pas remettre en cause la féminisation massive et la marginalisation relative du secteur. Là encore, les chargées de mission égalité au sein des administrations territoriales, souvent issues de l’espace de la cause des femmes, doivent organiser la coordination locale de la politique de lutte contre les violences avec des ressources administratives très limitées (Perrier, à paraître). Ainsi, la non-mixité du secteur de la lutte contre les violences conjugales n’est pas seulement le résultat d’un transfert de cette norme depuis l’espace militant. Cette politique publique constitue aussi la rencontre de deux espaces non mixtes, dans lesquels la non-mixité a un sens et des origines pour partie différentes.

Auteurs ou victimes : quelle place pour les hommes ?

Enfin, l’ouvrage de P. Delage donne à voir, dans un contexte marqué à la fois par la diffusion d’un discours masculiniste et par les mobilisations de militant·es LGBT sur les violences sexistes, les remises en cause récentes mais limitées de la norme de non-mixité, autour de deux enjeux : la prise en charge des hommes auteurs et celle des hommes victimes de violence (dans les couples hétérosexuels et homosexuels). « Bien qu’elles reconnaissent l’existence d’une minorité de victimes masculines, les professionnelles des associations françaises ne réclament pas leur prise en charge, même partielle » (Delage, p. 201). La faible remise en question de la non-mixité s’explique par le relatif maintien d’une lecture des violences conjugales en termes d’asymétrie de genre. La critique de la non-mixité du public accueilli est plus importante aux États-Unis, notamment à Los Angeles, où les mobilisations masculinistes sont plus fortes et où la rhétorique de l’inclusion pour toustes [5] prime sur celle de la promotion des droits des femmes.

En France, la question des hommes victimes reste peu légitime, mais fait tout de même l’objet de quelques mobilisations, moins visibles néanmoins que celles des pères sur l’enjeu de la garde des enfants (Fillod-Chabaud, 2013). Quant à la question de la prise en charge des auteurs, elle est source de désaccord au sein de la FNSF (Herman, p. 48 ; Delage, p. 195). En outre, l’intégration de la prise en charge des hommes auteurs n’a été que récemment – et timidement – encouragée par les institutions. C’est donc essentiellement sur la question des destinataires de la politique de lutte contre les violences conjugales qu’achoppe aujourd’hui la question de la non-mixité. La remise en cause très partielle du consensus autour de la non-mixité traduit probablement une relative homogénéité idéologique au sein de l’espace de la cause de la lutte contre les violences conjugales, ainsi qu’une volonté partagée de préserver les crédits – dont les baisses ont été dénoncées par les actrices associatives – pour les nombreuses « bénéficiaires » féminines de cette politique publique.

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Pour citer cet article :

Gwenaëlle Perrier, « Lutte contre les violences conjugales : ce que l’institutionnalisation fait à la non-mixité », Métropolitiques, 10 mars 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Lutte-contre-les-violences-conjugales-ce-que-l-institutionnalisation-fait-a-la.html

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