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Des luttes inachevées : les Noirs américains face à l’injustice raciale

Dans une vaste fresque retraçant l’histoire des luttes des Africains-Américains aux États-Unis et se montrant très attentive à la place des femmes dans ce mouvement, Caroline Rolland-Diamond souligne la complémentarité des diverses formes de mobilisation pour les droits civiques, au-delà de l’apparente opposition entre réformisme et radicalisme.
Recensé : Caroline Rolland-Diamond, Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe‑XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016, 500 p.

Black America de Caroline Rolland-Diamond propose une étude des mobilisations politiques africaines-américaines depuis l’abolition de l’esclavage en 1865. Fruit d’un vaste travail de synthèse historiographique, cet ouvrage de très grande qualité constitue une référence désormais indispensable sur l’histoire africaine-américaine contemporaine.

Spécialiste des mouvements sociaux des années 1960, l’auteure indique d’emblée vouloir étudier tous les types de mobilisations africaines-américaines, y compris « infrapolitiques » (p. 16). De façon convaincante, la démonstration du livre s’appuie sur une conception étendue de la lutte politique, attentive à la façon dont la résistance à la domination raciale peut passer par des modes d’action quasiment invisibles, et ne relevant pas de la lutte institutionnellement organisée par les partis, les syndicats ou les associations.

Suivant une progression chronologique, Black America débute au moment où les Africains-Américains ont formellement gagné, par leur engagement dans la guerre de Sécession (1861-1865), leurs droits de citoyens. Adoptés à la suite du conflit, les XIIIe, XIVe et XVe amendements à la Constitution ont, en théorie, aboli l’esclavage, reconnu la citoyenneté des Africains-Américains et garanti leur droit de vote. La période dite de Reconstruction (1865-1877) entendait ainsi reconstruire le Sud vaincu pour y soutenir la création d’une société égalitaire. La fin du XIXe siècle fut pourtant marquée par une contre-révolution raciste destinée à remettre les Noirs à « leur place » en institutionnalisant la « suprématie blanche » dans le Sud comme dans le reste du pays par le biais d’une stricte ségrégation raciale (lois Jim Crow) imposée par la violence aussi bien publique que privée.

Cet ordre social fondé sur l’oppression de race a défini le cadre des luttes politiques africaines-américaines jusqu’au Mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960. Ni l’interdiction des lois de ségrégation et de discrimination raciales ni la mise en place de programmes sociaux d’aides publiques aux minorités au milieu des années 1960 n’ont totalement démantelé cet ordre socio-racial. En ce sens, malgré ce qu’en disent certains, les deux élections de Barack Obama en 2008 et 2012 n’ont pas été la preuve de la fin des inégalités raciales aux États-Unis.

Une histoire longue centrée sur la période 1945-1975

Le premier axe d’analyse de l’ouvrage privilégie une histoire de longue durée des luttes africaines-américaines, reprenant le cadre conceptuel du « long » Mouvement des droits civiques [1] qui en fait remonter les origines au-delà des années 1950. L’ouvrage y adjoint une perspective géographique étendue qui prend en compte l’ensemble du pays, au-delà du Sud traditionnellement considéré comme le bastion du Mouvement. Ces deux perspectives confèrent à Black America une richesse d’analyse remarquable.

Néanmoins, le livre reproduit en partie le « récit mythique » de la « période héroïque » du Mouvement qu’il critique en accordant aux trois décennies 1945-1975 une « place d’honneur, point d’orgue de la démonstration » (p. 10, 14). De fait, un cinquième de la période couverte par le livre reçoit plus de la moitié des développements. La métaphore du point d’orgue comme aboutissement glorieux évoque donc un processus historique constitué d’une croissance (1865-1945), d’un apogée (1945-1975) puis d’un déclin (depuis 1975).

En conséquence, le demi-siècle suivant l’abolition de l’esclavage est rapidement traité, bien qu’il ait été crucial dans la formation des luttes africaines-américaines contemporaines. Épicentre de la contestation noire américaine, le Sud rural des années 1865-1915, où vivent 90 % des Noirs américains, est relativement peu examiné par rapport aux grandes métropoles comme New York et Chicago, qui occupent une place importante dans le livre, comme dans l’historiographie contemporaine.

La période la plus récente est traitée dans un très bon dernier chapitre consacré à la contre-révolution conservatrice qui s’est déployée depuis la fin des années 1960. Cette idéologie politique est finement déconstruite pour montrer comment les réussites de la révolution des droits civiques ont pu être récupérées pour justifier la persistance des inégalités raciales au prétexte que la société américaine serait désormais color‑blind, neutre vis-à-vis de la couleur de peau de ses citoyens. De même, l’auteure pointe parfaitement les ressorts de cette réaction qui, en sanctifiant la figure de Martin Luther King, en dépolitisa l’héritage radical.

Adoptant un ton parfois moralisant, le livre parle de « démobilisation collective » (p. 23) et d’« individualisme ambiant » (p. 448) pour expliquer la moindre vigueur de la contestation politique noire depuis 1975. Cette situation est pourtant davantage la conséquence de la destruction par les institutions d’État, comme le FBI, de dizaines d’organisations radicales, au premier rang desquelles le Black Panther Party for Self-Defense, qui avaient constitué autant de supports pour les mobilisations noires depuis la Seconde Guerre mondiale (p. 376‑380, 408‑409).

Sous couvert de la rhétorique de « la loi et l’ordre », la violente répression policière et pénale à l’encontre des minorités raciales à partir des années 1970 renforça cette désintégration militante par l’incarcération massive des exclus de la démocratie capitaliste américaine (p. 455‑456). Fondé en 2013, le mouvement Black Lives Matter, en s’attaquant aux structures institutionnelles de cette répression, a permis de rassembler de multiples organisations militantes noires à l’intérieur d’une mobilisation politique de masse sans précédent depuis 50 ans.

Réformisme et radicalisme : deux modes de lutte complémentaires

Le deuxième axe d’analyse insiste sur la coexistence, voire l’alliance à l’intérieur des luttes noires, de deux traditions militantes opposées par l’historiographie traditionnelle : l’option réformiste et l’option radicale. La première tactique insiste sur la possibilité d’un changement social graduel par le jeu démocratique. La seconde défend la nécessité d’un développement autocentré sur la communauté noire, si nécessaire au moyen d’une lutte armée, pour faire advenir la justice raciale. L’expression choisie comme titre de l’ouvrage, « luttes pour l’égalité et la justice », dépasse la seule question des droits civiques pour insister sur les enjeux économiques et sociaux mis en avant par les mobilisations des classes populaires africaines-américaines depuis l’émancipation en 1865.

Black America démontre très clairement comment ces deux options furent moins opposées que complémentaires, notamment à l’échelle locale, et parfois adoptées par les mêmes individus au cours de leur vie. Cette complémentarité rend simplistes les oppositions rebattues comme celle opposant Martin Luther King et Malcolm X. Dans les années 1950 et 1960, les succès politiques des partisans de la non-violence furent en partie le résultat de la pression exercée sur le gouvernement fédéral par les partisans de l’autodéfense armée. En outre, le discours politique de King se fit de plus en plus radical au cours de cette période, comme dans son dernier ouvrage Where Do We Go From Here ? Chaos or Community (1967) dénonçant les rapports entre le racisme, l’impérialisme et le capitalisme américains.

Parmi les options politiques africaines-américaines, la tactique d’élévation de la race (racial uplift) est considérée dans le livre comme foncièrement conservatrice (p. 52, 449). Historiquement, cette tactique, définie à la fin du XIXe siècle, cherchait à démontrer la respectabilité noire par le biais d’une réforme de soi-même visant à subvertir les normes dominantes blanches, soit en les incarnant, soit en les rejetant. Par exemple, l’insistance sur une présentation impeccable de soi-même en public a constitué et constitue encore une dimension infrapolitique fondamentale de la lutte pour la justice raciale dans un contexte violemment hostile. Loin d’être uniquement conservatrice, cette tactique eut donc une visée révolutionnaire, partagée par des « réformistes » comme Booker T. Washington, Martin Luther King et Barack Obama aussi bien que par des « radicaux » comme W. E .B. Du Bois, Marcus Garvey et Malcolm X.

De même, la diversité des tactiques politiques africaines-américaines aurait pu être replacée dans le cadre international des luttes politiques des populations de la diaspora africaine contre la domination impériale et coloniale occidentale. Internationalisme révolutionnaire et électoralisme municipal furent, par exemple, promus simultanément par les Panthers dans les années 1960 et 1970.

Bien que les tactiques réformiste et radicale aient été entremêlées, l’ouvrage montre bien qu’elles ont aussi profondément divisé la communauté africaine-américaine entre ses classes moyennes et ses classes populaires (p. 32, 110‑120, 152‑154, 420‑423). En insistant sur le chômage, le sous-emploi, la pauvreté, les problèmes de logement et d’éducation, les violences policières, l’ouvrage met en lumière l’expérience quotidienne et l’exaspération politique des classes populaires noires reléguées dans des quartiers abandonnés par les services publics et les entreprises privées. L’auteure rappelle à juste titre que ladite « communauté » africaine-américaine n’a jamais été socialement et politiquement monolithique. Elle n’existe comme communauté que parce que ses membres sont collectivement victimes de processus d’infériorisation raciale.

La réhabilitation du rôle des femmes dans les luttes africaines-américaines

Le troisième axe d’analyse de l’ouvrage propose une histoire du rôle central des femmes dans les luttes africaines-américaines. Un des sous-chapitres de l’ouvrage, « Les femmes noires, petites mains du Mouvement » (p. 290‑293), illustre cette perspective, tout comme la photo de couverture présentant une femme noire au regard intrépide arrêtée par deux policiers blancs pendant la campagne de Birmingham (Alabama) en 1963.

Tout au long du récit, Black America présente des portraits de femmes célèbres et anonymes. Le sous-titre « Ida B. Wells et les blanchisseuses d’Atlanta » (p. 46) est en ce sens particulièrement bien choisi en ce qu’il relie la grande militante politique – dénonciatrice du lynchage et fondatrice de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) – et ces femmes anonymes en grève pour de meilleures conditions de travail. Cette insistance sur les femmes, qui synthétise brillamment un champ historiographique en expansion depuis 30 ans, est une dimension très enthousiasmante du livre.

Caroline Rolland-Diamond insiste, par exemple, sur Rosa Parks, devenue comme Martin Luther King une figure consensuelle du Mouvement des droits civiques. Contrairement au mythe, Parks n’était pas qu’une « petite couturière fatiguée » de laisser sa place dans le bus mais une militante politique chevronnée, active au sein de la NAACP depuis la fin des années 1930 (p. 175‑177). Ce premier portrait de Parks, situé dans le chapitre consacré à la Seconde Guerre mondiale, permet ensuite à l’auteure de mettre en perspective son geste fondateur lorsqu’elle décida de se faire arrêter le 1er décembre 1955 pour protester contre la ségrégation des bus de Montgomery (Alabama), participant ainsi au déclenchement de la phase la plus active du Mouvement des droits civiques (p. 229‑234).

Leur histoire montre que les Africaines-Américaines ont emprunté aux deux traditions militantes, réformiste et radicale, afin de répondre à l’urgence de problèmes de survie immédiats et concrets. De ce point de vue, les femmes noires ont en général été plus radicales que leurs homologues masculins, précisément à cause de leur position sociale doublement dominée au sein de la société américaine et de la communauté africaine-américaine (p. 250, 285, 290‑293, 369‑371). L’attention du livre aux enjeux politiques du quotidien, que ce soit à l’échelle de la famille (scolarisation des enfants, salaire minimum) ou du quartier (accès au logement, aux services publics), permet de mettre au jour le « nationalisme pragmatique » (p. 14) des femmes de la classe ouvrière noire, force motrice de la radicalité des mouvements africains-américains.

Il ne s’agit donc pas simplement de faire sortir de l’oubli des militantes aujourd’hui méconnues. Black America démontre, en effet, que l’invisibilisation des femmes noires dans l’historiographie a longtemps contribué à masquer la complexité des pratiques militantes au sein des luttes africaines-américaines (p. 290‑293, 300, 401‑408). L’accent mis dans l’ouvrage sur les femmes permet donc une révision fondamentale de l’histoire contemporaine des luttes pour l’égalité et la justice aux États-Unis au croisement des enjeux de race, de classe et de genre.

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Pour citer cet article :

Nicolas Martin-Breteau, « Des luttes inachevées : les Noirs américains face à l’injustice raciale », Métropolitiques, 28 septembre 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Des-luttes-inachevees-les-Noirs.html

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