Accéder directement au contenu
Essais

La guerre d’Algérie à Lyon : la bataille pour le contrôle de l’habitat

À mesure que la guerre d’Algérie s’installe en métropole, le contrôle des migrants et de leurs territoires devient un enjeu stratégique. La ville de Lyon, où l’immigration algérienne est ancienne et bien implantée, a été le théâtre d’une véritable bataille pour le contrôle de l’habitat.


Dossier : L’empreinte de la guerre d’Algérie sur les villes françaises


Avec le développement de la guerre d’Algérie en métropole, la prise en charge des migrants devient peu à peu un enjeu stratégique. À Lyon, où l’immigration algérienne est ancienne et bien implantée, le conflit se mue en bataille pour le contrôle de l’habitat. À partir des années 1957-1958, aussi bien les services administratifs et policiers que les militants des mouvements indépendantistes essaient de mettre en place des dispositifs pour contrôler la population algérienne à partir de la maîtrise du territoire. Pour comprendre ces dispositifs, il faut d’abord revenir sur les conditions de logement des Algériens et sur des initiatives sociales mises en place localement dans les années 1950 pour leur fournir un hébergement. C’est dans ce contexte que le FLN, puis les services de l’État, mettent en place des stratégies pour tenter de quadriller, dans l’agglomération, les lieux d’habitation des Algériens.

Des initiatives pour héberger les Algériens au début des années 1950

Avec environ 2 000 personnes, la migration algérienne est présente à Lyon dès l’entre-deux-guerres [1]. Les flux migratoires, ralentis pendant la guerre, repartent à la fin des années 1940 : en 1948, entre 5 000 et 6 000 travailleurs « Nord-Africains » sont recensés dans le département du Rhône, 7 500 en 1951 [2]. En 1955, un an après le début de la guerre d’Algérie, la migration algérienne progresse dans le département : 16 600 hommes célibataires sont comptabilisés, dont 90 % dans l’agglomération lyonnaise [3]. Ces migrations de « travailleurs » commencent à s’accompagner de l’arrivée de femmes et d’enfants qui fuient le conflit en Algérie. En 1955, selon un rapport rendu à la préfecture du Rhône, 1 000 familles algériennes et plus de 2 000 enfants vivent dans le département dont 90 % dans l’agglomération lyonnaise.

Le principal problème des Algériens qui arrivent à Lyon est alors celui du logement [4]. En 1955, sur les 16 600 hommes célibataires officiellement comptabilisés par les services, environ 13 000 se logent par leurs « propres moyens », c’est-à-dire en dehors des centres d’hébergement ou des cantonnements d’entreprise. Beaucoup vivent dans des hôtels meublés ou en locations privées, dans des conditions de salubrité et d’hygiène « impropres à l’habitation ». Pour ce qui est des familles, Marthe Massenet, femme du préfet du Rhône, décrit les situations qu’elle rencontre comme un « dossier de la peur » : les « familles, dès leur arrivée en métropole, se heurtent aux difficultés de logement : entassement dans des pièces de dimensions réduites, séjour difficile dans les asiles de nuit… » [5]. Tout comme les hommes célibataires, elles vivent dans des garnis (dont beaucoup sont tenus par des Algériens), des bidonvilles ou des logements vétustes du centre-ville comme ceux des pentes de la Croix-Rousse.

Pour répondre à l’accueil de cette population, des actions sociales d’aide à l’hébergement et au logement sont mises en place dans l’agglomération autour d’associations locales. En 1948, un centre d’hébergement est créé dans les anciens locaux de la caserne militaire de la Part-Dieu, au 6 boulevard Eugène Deruelle. Géré par l’Association lyonnaise pour l’hébergement des travailleurs nord-africains (ALHTNA), qui se compose de représentants de l’État, du patronat, des syndicats et des représentants d’Algériens, le centre de la Part-Dieu a une capacité d’accueil officielle de 1 600 places [6]. En 1952, un autre centre d’hébergement de 400 places est créé dans les anciennes casernes militaires de la Doua à Villeurbanne. Il est pris en charge par une autre association, la Maison de l’Afrique du Nord (MAN), créée par Marthe Massenet et Pierre Lombard, président directeur général de l’entreprise Rhodiacéta. Pour tenter de coordonner l’ensemble des actions sociales sur l’agglomération, un service des Affaires musulmanes (SAM) est créé à la préfecture du Rhône avec, à sa tête, un conseiller technique, George Martin [7]. Malgré ces initiatives, un nombre important d’Algériens continuent de vivre dans des conditions de mal-logement. À la fin des années 1950, des zones de concentration se forment dans l’agglomération et constituent, selon Andrée Michel, « de véritables “médinas” nord-africaines sans présence européenne » [8].

Alors qu’on observe cette montée des préoccupations pour les conditions d’habitat des Nord-Africains, à partir de 1957, le conflit algérien devient de plus en plus sensible en métropole. Pour les mouvements indépendantistes, à partir de cette période, tous les migrants algériens doivent être des soutiens engagés dans l’action de libération du pays. Les lieux de vie des Algériens deviennent donc un enjeu de pouvoir pour et entre les mouvements indépendantistes. Parallèlement, cette volonté de mainmise sur la population algérienne inquiète les services de l’État. Une lutte s’installe alors pour la maîtrise des lieux d’habitation dans le but de contrôler la population.

Le quadrillage des lieux d’habitation par le FLN

À partir de 1957, Lyon devient le théâtre d’affrontements violents entre le Mouvement national algérien (MNA) et le Front de libération nationale (FLN). Entre mai 1957 et mai 1958, 64 personnes trouvent la mort au cours d’attentats [9]. De cette bataille entre les deux grands mouvements indépendantistes, le FLN sort vainqueur. Cette victoire s’appuie, en partie, sur la nouvelle organisation mise en place par le FLN, qui, dès 1957, à la différence du MNA, se dote d’une organisation territorialisée en métropole, basée sur les lieux d’habitation [10]. Ainsi, à partir de cette date, le grand centre d’hébergement de la Part-Dieu est-il pris dans cette organisation.

Situé dans les anciens locaux d’une caserne militaire, le centre est un univers clos : les bâtiments qui le composent sont fermés sur eux-mêmes et il n’existe qu’une seule sortie contrôlée par des gardes, chaque hébergé possédant une carte qui lui donne le droit d’entrer. Dans ce « petit village » [11], les hommes ont à leur disposition des magasins, un réfectoire, un coiffeur, un café et un centre de prière [12]. Officiellement d’une capacité d’accueil de 1 600 lits, le nombre d’hébergés a pu atteindre, avec les clandestins, c’est-à-dire les hébergés qui ne possèdent pas de carte, plus de 2 000 personnes, réparties dans 19 dortoirs de 80 à 150 lits. À partir de 1957, ce territoire est quadrillé par le FLN : les chambres sont des cellules, les dortoirs des sections, les bâtiments des kasmas et le centre est un secteur [13].

Dans les hôtels meublés, les responsables du mouvement FLN s’appuient sur les propriétaires ou les gérants algériens [14]. Responsables de leur clientèle, ils doivent percevoir, en même temps que le loyer, le montant de la cotisation à verser au mouvement [15]. Cette situation n’échappe pas aux Renseignements généraux, qui signalent dans un rapport dès la mi-août 1957 l’emprise territoriale du FLN sur la population algérienne à Lyon. En réaction, un dispositif de surveillance, calqué sur cette stratégie territoriale est mis en place. Il se construit essentiellement autour du renseignement et d’une action psychologique.

Contrôler les logements : un impératif policier

Dès 1957, une circulaire du ministère de l’Intérieur renforce l’obligation de contrôle des centres d’hébergement et des garnis. Tout responsable d’un foyer ou d’un hôtel meublé doit établir une « fiche blanche », qui mentionne le nom, le prénom, la profession ainsi que la nature de la pièce d’identité produite pour chaque hébergé. Les responsables sont tenus d’établir et de tenir à jour un registre qui reprend les informations de la fiche blanche et qui indique, en outre, les dates d’arrivée et de départ des occupants. Ce registre doit pouvoir être présenté lors de chaque réquisition des services de police ou de gendarmerie [16]. Cette circulaire, renforcée par l’ordonnance du 26 février 1958, fait des gérants de foyers – souvent issus des associations, comme la MAN ou l’AHLTNA – et de garnis un des relais de la chaîne de l’information policière.

À partir de 1958, les conseillers techniques des Services des affaires musulmanes (SAM) reçoivent comme consigne de transmettre toutes les informations susceptibles d’être importantes sur les affiliations des Algériens aux mouvements indépendantistes MNA ou FLN, présentant une menace pour la sécurité intérieure. Une circulaire du 10 février 1958 du ministère de l’Intérieur souligne cependant que « leur intervention dans le domaine politique ou de l’information policière devra se faire pour ne pas gêner leur action sociale » [17]. Les associations sont également appelées à coopérer avec les services de police.

En 1958, la Maison de l’Afrique du Nord accueille un nouveau directeur : le colonel Le Page, fidèle de la politique du général de Gaulle. À partir de 1959, il met en place une « action psychologique » en faveur de l’Algérie française qui vise à influencer, à travers les actions sociales, les populations algériennes prises en charge par l’association. Le Page insiste sur la nécessité « d’affirmer aux yeux des Français musulmans d’Algérie [l’]identité nationale » [18]. Il s’aligne sur les directives du gouvernement français et oriente les politiques internes de l’association dans ce sens. Cette action psychologique est menée, par exemple, dans le cadre des actions socio-éducatives mises en place dans le foyer-hôtel Sonacotral, rue Francis de Pressensé à Villeurbanne, ouvert par la MAN en 1959 [19].

Par ailleurs, lors d’une réunion en 1958, le préfet du Rhône inscrit comme une priorité la démolition du centre de la Part-Dieu au plus tard en 1961 [20]. Les raisons officiellement évoquées renvoient à des questions d’hygiène et à la volonté de rénover le quartier, mais, dès 1958, le centre de la Part-Dieu est identifié par les autorités comme un centre fortement politisé et comme un « fief du FLN » [21]. Perçu comme une menace pour la sécurité intérieure, il doit être détruit le plus rapidement possible. Cette tâche est confiée aux responsables d’une nouvelle structure : les Sections administratives techniques (SAT).

Pour faire face à la multiplication des attentats, certains départements (dont le Rhône) sont, en effet, dotés de SAT, des services civils animés par un personnel militaire, à savoir des officiers des Affaires algériennes. En 1959, deux SAT sont créées à Lyon : Lyon-Sud et Lyon-Nord. Placées sous l’autorité et la direction de Georges Martin, elles sont directement rattachées au service des Affaires musulmanes. Les responsables de la SAT Lyon-Nord sont chargés de procéder au relogement des hommes du centre de la Part-Dieu dans des unités de vie plus petites et plus contrôlables, comme les foyers Sonacotral. Dans les faits, l’évacuation de tous les hébergés ne sera effective qu’en 1965. Les responsables de la SAT sont, en effet, ralentis par une montée de la violence dans le centre d’hébergement. Ces violences s’exercent entre hébergés, comme le signale un rapport du capitaine de la SAT Nord : « le CNA [le Centre nord-africain] est toujours un foyer des plus politisés par le FLN. Les locataires récalcitrants y sont soumis aux pires exactions » [22]. La violence s’exerce également en direction des personnels et, à partir de 1960, les contrôleurs du centre sont armés et une lutte s’engage contre les clandestins. Tous les hébergés sont soumis à des contrôles de police réguliers, souvent de nuit, qui permettent aux agents de la SAT, à travers des vérifications d’identité, de procéder à des arrestations.

Mais les dispositifs de surveillance mis en place par les pouvoirs publics ont leurs limites. Certaines structures de la société civile ont ainsi pu servir de courroie de transmission avec le FLN, sans être soupçonnées par la police. Ainsi, une partie des familles algériennes qui vivent dans les logements et les garnis insalubres des pentes de la Croix-Rousse reçoivent l’aide des travailleuses familiales de la Confédération syndicale des familles [23]. Certaines d’entre elles sont en contact avec des militants du FLN et, lorsqu’une famille algérienne a des problèmes d’argent, elles transmettent l’information à des membres du mouvement, qui peuvent ainsi agir pour aider la famille dans le besoin. Pour les agents des services de police, ces travailleuses sociales ne sont pas des éléments à surveiller. Ils ne peuvent soupçonner des connexions entre elles, des femmes françaises, et des membres du FLN [24].

Avec l’indépendance algérienne, les dispositifs de surveillance associés aux politiques d’aide au logement et à l’hébergement disparaissent. Les pouvoirs publics affichent la volonté de rompre avec le système institué à l’époque coloniale et avec l’appareil répressif créé pendant la guerre d’Algérie. Les Sections administratives techniques sont supprimées en juin 1963. En 1965, le service des Affaires musulmanes devient le « service de Liaison et de promotion des migrants » et l’association de la Maison de l’Afrique du Nord, la « Maison du travailleur étranger ». Les noms changent, mais les structures conçues à l’époque coloniale restent la base de la nouvelle organisation d’accueil pour l’ensemble des migrants. Il s’agit, dans les faits, d’une rupture dans la continuité.

La période de la guerre d’Algérie a ainsi laissé des traces dans les politiques de logement. Dans les années 1960, les services administratifs et de police gardent en mémoire la période où les militants indépendantistes faisaient des foyers et des centres d’hébergement des lieux pour contrôler la population immigrée et structurer leurs organisations. En 1965, une circulaire du ministère de l’Intérieur demande à ce que tous les foyers restent sous contrôle national [25]. L’objectif est d’éviter l’influence d’acteurs extérieurs sur le territoire – notamment celle de l’ambassade d’Algérie, qu’elle soit directe ou exercée par l’intermédiaire de personnes ou d’associations interposées – afin de se prémunir contre toute source de troubles. La peur d’une ingérence sur le territoire national s’est installée : pour conserver la maîtrise du territoire, il faut désormais conserver la maîtrise des lieux d’habitation des migrants.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

En savoir plus

Récits d’engagement, 1954-1962


Des événements et deux expositions dans l’agglomération lyonnaise sur les engagements auprès d’Algériens en guerre pour leur indépendance :

  • Solidarités franco-algériennes, au Rize à Villeurbanne, du 15 mars au 9 juin 2012 : lerize.villeurbanne.fr
  • Des avocats lyonnais auprès d’Algériens en guerre, aux Archives municipales de Lyon, du 10 mai au 28 juillet 2012 : archives-lyon.fr

Pour citer cet article :

Émilie Elongbil Ewane, « La guerre d’Algérie à Lyon : la bataille pour le contrôle de l’habitat », Métropolitiques, 22 février 2012. URL : https://metropolitiques.eu/La-guerre-d-Algerie-a-Lyon-la.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires