En mai 2011, Claude Guéant – qui officie alors comme ministre de l’Intérieur – affirme au cours d’une interview que « les deux tiers des échecs scolaires, c’est l’échec d’enfants d’immigrés ». Pris en défaut du fait de l’absence de tout élément statistique à l’appui d’une telle affirmation, mais ayant à cœur de rendre les enfants d’immigré‑e‑s responsables de ce qu’on nomme fréquemment la crise de l’institution scolaire, le même ministre se défend quelques jours plus tard en déclarant : « C’est vrai, et ce sont les chiffres de l’Insee, qu’il y a deux tiers des enfants d’immigrés qui se trouvent sortir de l’appareil scolaire sans diplôme » ; ce qui était tout aussi faux – la direction de l’Insee ayant d’ailleurs pris la peine, fait rare, de démentir publiquement le ministre – mais qui, en outre, ne correspondait pas à ce qu’il avait allégué précédemment, la seconde affirmation n’étant nullement équivalente à la première. On ne saurait pourtant s’en tenir au constat que Claude Guéant dispose d’une fertile imagination statistique et d’une culture scientifique non moins imaginaire [1]. Car ses propos renvoient à un problème beaucoup plus général pointé par Abdelmalek Sayad dès 1991 : « Il n’y a de discours à propos de l’immigré et de l’immigration qu’un discours imposé. […] Et l’une des formes de cette imposition, c’est de percevoir l’immigré, de le définir, de le penser ou, plus simplement, d’en parler toujours en référence à un problème social » (Sayad 2006, p. 53).
L’une des formes principales prises par ce discours imposé et d’imposition sur l’immigration, qui dit bien davantage sur ceux et celles qui le formulent que sur les immigré‑e‑s eux-/elles-mêmes, c’est celle qui n’appréhende les rapports entre l’École et les enfants d’immigré‑e‑s que sous l’angle de l’ « échec » – ou du « décrochage » – scolaire. Il ne suffit donc pas de réfuter cet automatisme de pensée qui fait associer spontanément difficultés scolaires et immigration (ou l’inverse), comme l’ont fait de manière pertinente et utile plusieurs sociologues de l’éducation, montrant qu’à caractéristiques socio-économiques similaires, les enfants d’immigré‑e‑s n’ont nullement des parcours davantage marqués par l’échec (Boulot et Boyson-Fradet 1984 ; Caille et Vallet 1996). Il faut encore questionner les points aveugles, démonter les ressorts et pointer les fonctions de ce discours.
Cela suppose notamment d’interroger « ce que parler de l’école et de l’immigration veut dire » (Sayad 2014, p. 125‑138) [2], mais également de noter le rôle que joue le discours public sur l’échec scolaire des enfants d’immigré‑e‑s. En effet, « l’institution ne s’interroge sur elle-même qu’à la condition de prendre prétexte d’un public qu’elle se donne comme étranger à elle-même. Sans cela, elle ne se poserait pas la question de l’échec » (p. 182). Mais dans le même mouvement où se trouve formulée cette interrogation, on lui dénie tout caractère corrosif en renvoyant cet échec à la responsabilité des familles immigrées : « D’ailleurs, ce sont les enfants qu’on interroge : “Pourquoi échouez-vous à l’école ?’’. On ne pose jamais la question à l’école, ‘‘pourquoi échouez-vous avec ces enfants ?’’ » (p. 183). La parution récente d’un recueil de textes d’Abdelmalek Sayad est donc une excellente nouvelle. Inédits ou inaccessibles, ces textes écrits entre 1977 et 1997 pointent les difficultés que pose la connaissance de la condition scolaire des « enfants de l’immigration » et identifient certaines impasses sociologiques ou politiques qui ont marqué les travaux scientifiques et les politiques éducatives.
Ce livre permet d’interroger le rapport que l’École française entretient aux enfants de l’immigration, dans le contexte des années 1970‑80, où sont mises en œuvre des politiques organisant un traitement spécifique de ces derniers, et parallèlement le rapport des familles immigrées à cette École, trop souvent conçu – notamment dans le monde enseignant – comme simple étrangeté aux règles du jeu scolaire.
La « culture des origines » : une fausse évidence
Les textes rendus disponibles par ce volume permettent en particulier de déjouer la tentation culturaliste qui hante les représentations de la scolarisation des descendant‑e‑s d’immigré‑e‑s, que l’École tend à constituer comme radicalement « étrangers » à son ordre propre, mais aussi de saisir avec finesse le rapport des familles immigrées à l’institution scolaire.
Dans chacun de ces textes, Sayad insiste sur les problèmes inhérents à toute sociologie des rapports entre École et enfants de l’immigration. C’est ainsi en cherchant à établir les fondements d’une telle sociologie qu’il se trouve confronté à cet obstacle spécifique que constitue le culturalisme, en tant que philosophie spontanée généralement partagée par les acteurs et observateurs du monde éducatif confrontés au fait de l’immigration.
Si le culturalisme tend systématiquement à obscurcir ces questions, c’est en particulier qu’il renvoie les enfants de l’immigration à cette fausse évidence que constitue la notion de « cultures d’origine » : cultures réifiées, dont sont postulées – plutôt que constatées – l’emprise, la permanence et la transmission au sein des familles immigrées, quand il faudrait justement s’interroger sur ce que fait l’immigration à la culture transmise et aux modes de transmission dans les familles immigrées.
Ce que l’École a pu nommer « cultures d’origine » apparaît davantage comme une production institutionnelle française que comme la transposition à distance des cultures propres aux sociétés d’origine, et s’avère fort éloignée de la culture en acte des immigré‑e‑s et de leurs descendants. Sayad donne, en effet, à voir l’inflation discursive autour des « cultures d’origine », que celles-ci soient perçues comme menace ou richesse, ainsi que l’attention politique soutenue, sinon constante, qui a été portée à la culture des enfants de l’immigration et de leurs parents à partir des années 1970.
La croissance de cette préoccupation publique peut, d’ailleurs, être reliée à la « panique morale » suscitée par le caractère de plus en plus extra-européen de l’immigration, si du moins l’on voit dans cette « panique » le produit de la construction comme problèmes publics, dès les années 1970, de l’immigration, puis, à partir des années 1980, de l’islam (de la première « affaire » du foulard à l’école en 1989 aux polémiques récentes autour des menus de substitution dans les écoles).
Condition d’immigré‑e et condition de classe
Plus généralement, Sayad indique les difficultés considérables à penser les rapports entre École et immigration. L’École, d’une part, est généralement décrite « abstraite de ses conditions sociales de fonctionnement ainsi que du système de ses finalités objectives » (en particulier tout ce qu’elle doit à sa fonction de reproduction des structures sociales et culturelles à un moment donné d’une société donnée). D’autre part, l’immigration reste le plus souvent saisie déconnectée d’une série de paramètres décisifs qui seuls permettent de la saisir comme phénomène social concret et complet : politiques migratoires passées et présentes, passé pré-migratoire des émigrés, conditions d’existence et de travail spécifiques des immigré‑e‑s dans la société « d’accueil », relation de cette société avec les sociétés d’origine, etc.
Ainsi Sayad prend-il le plus grand soin de déconstruire ces deux abstractions que constituent « l’École » et « l’immigration », si bien qu’il est souvent amené à rappeler les acquis de sa sociologie de l’immigration (Sayad 1999) et, davantage en filigrane, ceux de la sociologie de l’éducation issue des travaux de Bourdieu et Passeron (1964, 1970). L’une des formes prises par le culturalisme tient, en effet, dans l’oubli de ce qui, dans les processus de mise en échec scolaire, tient non à des caractéristiques associées spécifiquement à l’immigration (la langue parlée à la maison notamment, souvent fort éloignée de ce qui a pu être conçu sous le nom de « langue d’origine ») mais « aux conditions sociales et économiques que les immigrés partagent (même si c’est selon une modalité particulière) avec une fraction de la classe ouvrière française » (p. 33), qu’il s’agisse de précarité économique ou de distance à l’égard de la culture scolaire.
Pour autant, Sayad ne ramène pas les immigré‑e‑s à leurs seules positions de classe au sens étroit (c’est-à-dire à la position professionnelle), et encore moins à une dépossession strictement économique, soulignant « le redoublement qui s’opère entre leur condition de classe […] et leur condition d’immigré, condition qui leur est propre et qui les porte à se différencier et à s’écarter des ouvriers français. Celle-ci […] suffit à elle seule à modifier celle-là, lui conférant de ce fait une tonalité particulière qui fait des ouvriers immigrés des ouvriers ‘‘distincts’’ des autres » (p. 61).
Il nous convie ici à une analyse de l’entrelacement, dont les formes varient d’une société à l’autre, entre condition de classe et condition d’immigré‑e. Il n’y a, dès lors, pas à choisir entre une lecture « sociale » et une lecture « ethnique » des scolarités propres aux enfants d’immigré‑e‑s ou du rapport à l’École des familles immigrées. Si la condition d’immigré‑e, ou d’enfant d’immigré‑e‑s, constitue une dimension centrale de l’expérience du monde social et ne saurait être considérée comme un simple voile dissimulant la vérité – de classe – de cette expérience, c’est notamment qu’elle « suffit à aggraver les limites de classe, à leur conférer une force d’imposition et une fixité […] incomparablement plus grandes ; bref, à leur faire subir une transfiguration totale : elles sont ressenties de manière d’autant plus aiguë et discriminatoire qu’elles sont perçues non pas tant comme des données objectives de classe […] mais comme un ensemble de caractéristiques arbitrairement imposées à une catégorie particulière d’agents discriminés » (p. 61‑62).
Le sociologue ne saurait donc se contenter de rechercher en toute occasion les inégalités de classe masquées derrière des inégalités ethno-raciales, ce qui ne peut amener qu’à réduire les secondes au rang de pures illusions ou préjugés, mais doit se donner pour tâche de décrire cette « transfiguration totale » que la condition d’immigré, et plus largement les rapports sociaux de race (même si cette expression n’est pas utilisée par Sayad), font subir à la condition et aux rapports sociaux de classe. Sayad souligne en particulier le fait que, « plus directement perceptible et aussi plus immédiatement perçue par les enfants algériens, cette dernière condition », la condition d’immigré‑e, tend à « médiatiser, en les exacerbant parfois, l’expérience et la conscience qu’ils ont de la première [la condition de classe], produisant sur le fait de l’appartenance objective à la classe sociale (la classe ouvrière) des effets inverses (tantôt elle dévoile, tantôt elle occulte ce fait), elle accentue, en les retraduisant en termes de spécificité ethnique ou nationale (c’est-à-dire en tant qu’immigrés), les limites objectives imposées par la condition de classe, saisies à travers le prisme du statut d’immigré » (p. 61).
Langues et cultures d’origine, un enseignement d’exception ?
Mais la critique par Sayad de l’essentialisation culturaliste prend surtout pour cible la philosophie spontanée qui a présidé à l’invention et à la diffusion d’un « enseignement des langues et cultures d’origine » (ELCO). Assignant les enfants d’immigré‑e‑s à ces langues et cultures, cet enseignement reposerait, selon lui, sur un « contre-ethnocentrisme » (p. 109), qui, au prétexte de lutter contre l’ethnocentrisme, lui emprunte ses armes (en particulier l’essentialisation de différences culturelles), consolidant au passage la bonne conscience de l’institution scolaire. On pourrait ajouter qu’un tel enseignement, en construisant une altérité radicale (cette culture « d’origine » et la catégorie d’élèves qui en serait immanquablement porteuse), ne peut qu’essentialiser en retour la culture « française » et l’abstraire de ses conditions sociales de fonctionnement (notamment les différences et antagonismes culturels entre classes sociales).
Rappelant qu’il n’est évidemment en rien opposé aux cours de langues étrangères mis en place dans ce cadre, il met en évidence que l’ELCO, sous les formes prises lors de son développement dans les années 1970, est voué à constituer « un corps étranger au sein d’une école dont toute la finalité est d’être une école française et d’enseigner à des Français » : « d’ailleurs, tout dans cet enseignement dit qu’il est fait par exception » (p. 80). Sayad en vient alors à pointer la mauvaise foi institutionnellement entretenue à propos de cet enseignement, justifié au nom de la richesse qu’apporterait l’enseignement des « langues et cultures d’origine » à l’École française alors même que se trouvent seuls concernés par cet enseignement les enfants d’immigré‑e‑s.
Cet enseignement a pu être conçu, notamment par les enseignants qui de bonne foi s’y sont investis, comme un moyen de lutter contre la hiérarchisation des langues et des cultures, souvent même comme le prolongement – sinon le substitut – d’un engagement antiraciste. Mais « découvrir ou redécouvrir […] l’existence des ‘‘langues d’origine’’, c’est mettre à nouveau l’accent sur la dimension nécessairement provisoire de l’immigration » (p. 78). La création de cet enseignement a ainsi été justifiée institutionnellement par la perspective largement illusoire – mais dont les effets n’ont rien d’illusoire – d’un « retour » des immigré‑e‑s et de leurs enfants. L’ELCO a donc pu fonctionner objectivement comme le versant scolaire d’une politique visant, à partir de 1974, le « retour » – ou plutôt le départ – des immigré‑e‑s et de leurs enfants (Laurens 2009), même s’il faut noter le rôle important et conjoint joué par les États « d’origine » dans la mise en œuvre concrète de cet enseignement (recrutement, formation et rémunération d’enseignants) et, sur un plan symbolique, dans cet entretien du mythe du retour.
Le temps passant, et peut-être à mesure que s’accroît l’emprise des illusions associées à l’ELCO, la critique de Sayad semble s’aiguiser. C’est dans ce cadre qu’il en vient à quitter la « commission Berque », constituée à l’initiative du ministre de l’Éducation nationale de l’époque (Jean-Pierre Chevènement) pour réfléchir à « l’intégration scolaire des enfants d’immigrés ». Cette commission rendit pourtant un rapport plutôt critique sur les initiatives d’ELCO, sans doute sous l’influence des notes écrites et transmises, tout au long de la préparation du rapport, par Sayad. Celui-ci en vient progressivement à penser l’ELCO comme un moyen que se donne l’École française pour masquer la réalité des inégalités scolaires que subissent les enfants d’immigré‑e‑s, essentiellement en tant qu’enfants des classes populaires, et de se retrouver ainsi quitte de toute interrogation et de toute action conséquente contre ces inégalités.
L’analyse de Sayad permet de préciser l’une des thèses développées par Bourdieu et Passeron dans Les Héritiers, selon laquelle les inégalités scolaires procéderaient, au moins en partie, d’une action éducative « indifférente aux différences » entre élèves appartenant à des milieux sociaux opposés – indifférence de l’institution scolaire en général, notamment à travers les moyens alloués aux établissements et filières, et des enseignants en particulier, d’un point de vue pédagogique et didactique. Cette formule séduisante a pu engendrer un malentendu lourd de conséquences : si l’on se fonde sur l’ensemble de leurs travaux sur ces questions, on comprend que ce n’est guère aux différences culturelles en tant que telles – et certainement pas à des différences culturelles présumées entre nations, peuples ou ethnies – que se référaient Bourdieu et Passeron, mais aux inégalités sociales d’accès à la culture scolaire.
Tout l’intérêt des remarques de Sayad sur l’ELCO consiste à révéler que l’attention aux « différences culturelles » peut paradoxalement fonctionner comme indifférence aux inégalités de capital culturel, et ainsi contribuer non seulement à la reproduction des inégalités scolaires, en modulant le niveau d’exigence scolaire au nom de différences culturelles postulées, mais aussi à la légitimation des inégalités sociales devant l’École, en fournissant une puissante sociodicée de ces inégalités, fondée sur l’attribution aux enfants d’immigré‑e‑s de propriétés culturelles les rendant impropres aux apprentissages scolaires mais riches d’une « autre culture » (leur culture dite « d’origine »), maigre consolation pour ceux et celles qui se savent, se sentent et se retrouvent exclu‑e‑s de (et par) l’institution scolaire.
Les familles immigrées face à l’institution scolaire
C’est en particulier dans sa longue contribution au « rapport Berque », jamais publiée pour les raisons indiquées plus haut, que Sayad esquisse une sociologie du rapport des familles immigrées à l’institution scolaire. Il y reprend une série d’arguments concernant les contradictions de l’action scolaire à l’égard des enfants d’immigré‑e‑s, mais livre également un ensemble d’éléments susceptibles de fonder une compréhension juste de la condition scolaire des familles immigrées.
Sayad insiste en particulier sur le mixte d’espérance et de méfiance que suscite l’action éducative accomplie par l’École du côté des parents immigré‑e‑s, dont l’attitude est « tout à la fois totalement confiante et extrêmement méfiante et soupçonneuse, aussi confiante qu’elle deviendra méfiante » (p. 154). L’espérance scolaire des familles immigrées dans leur ensemble peut d’ailleurs prendre la forme, notamment parmi les « immigrés ex-colonisés qui ont été longtemps marqués par l’école française ou, plus exactement, par son absence » (p. 83), d’un véritable « acte de foi » (p. 151) et d’une remise de soi, précisément en raison des rapports de domination économique mais surtout politique et culturelle entre la France et les pays dont sont issus les parents.
Toutefois, Sayad a l’intuition que, au fil du temps, « l’attitude à l’égard de l’école française » des familles immigrées se transforme d’une manière « peut-être radicale » : « ayant déçu – quand ce n’est pas scolairement (échecs scolaires), c’est socialement (la distance que les enfants prennent avec l’univers mental, social, culturel des parents) – les espérances placées en elle, l’école française a tendance à être perçue comme une ‘‘école de l’échec’’ » (p. 83). Or, ces espérances sont « d’autant plus grandes que les chances objectives de les satisfaire sont réduites », si bien que « ce sont les familles qui maîtrisent le moins leur condition présente et, plus précisément, leur relation présente à l’école qui sont portées à attendre de celle-ci plus qu’elles ne peuvent en recevoir ».
On ne saurait pourtant s’en tenir à ce constat d’une espérance se muant irrésistiblement en désillusion à mesure que l’institution scolaire se montre incapable de corriger un tant soit peu les inégalités scolaires dont pâtissent les enfants d’immigré‑e‑s, quand elle ne les condamne pas massivement à des filières de relégation. Car Sayad développe une analyse moins classique du « procès très secret que la population immigrée fait à l’école française » :
« Pour avoir beaucoup enquêté auprès des familles immigrées (surtout algériennes), sur l’état de la scolarisation de leurs enfants, j’ai appris […] que les immigrés font à l’école française un procès extrêmement sévère, mais un procès silencieux, qu’ils n’ont l’occasion de formuler qu’en aparté, entre partenaires ‘‘complices’’ (c’est-à-dire soumis au même traitement par l’école). Aussi pénible que soit l’accusation qu’ils portent de la sorte contre l’école, on ne peut ignorer qu’elle soit taxée de racisme. […] Il est encore plus triste de constater que cette accusation n’est pas toujours, malheureusement, dénuée de tout fondement : non seulement elle correspond à la perception subjective que les immigrés ont du traitement sélectif […] que l’école réserve à leurs enfants, et toujours aux dépens de ces derniers, mais c’est souvent aussi que cette perception est confirmée çà et là par maintes expériences » (p. 154).
Les parents immigré‑s et leurs enfants perçoivent ces manifestations de racisme d’autant plus intensément que, selon Sayad, ils « attendent de l’école, et plus précisément de la ‘‘métamorphose’’ que celle-ci est censée opérer sur la personne de leurs enfants, qu’elle leur autorise ce qu’ils ne peuvent s’autoriser eux-mêmes et ce que ne peut leur autoriser aucune autre instance – ni leur résidence, même ancienne et continue, ni le travail qu’ils effectuent […] –, à savoir s’enraciner, se donner à leurs propres yeux et aux yeux des autres une autre légitimité (moins discutable et moins révocable que celle qui leur vient du travail), s’accomplir totalement et authentiquement, exister pleinement » (p. 159).
Immigration, scolarisation et essentialisation
Les élites politiques ont, dès les années 1970, construit les rapports entre immigration et scolarisation comme l’une des dimensions particulières du « problème de l’intégration des immigrés ». Posée ainsi, la question de la scolarisation des enfants d’immigré‑e‑s ne pouvait qu’alterner entre deux tentations : celle, régressive, de l’assimilation culturelle fondée sur une mythification rétrospective de la République, « une et indivisible », qui peut assez aisément dériver vers la rhétorique du « choc des civilisations », voyant l’intégrité culturelle de la nation menacée par de prétendus « particularismes culturels » ; et celle, illusoire, de la promotion culturelle de la « diversité », expression dont la fortune ces dernières années traduit une redéfinition culturaliste et néolibérale de la lutte contre le racisme.
En effet, plutôt que des politiques publiques ciblant spécifiquement les discriminations racistes sur les marchés du travail et du logement, ou permettant de lutter contre les contrôles au faciès, les violences policières et la ségrégation scolaire, supposant un appareil statistique permettant de mesurer et de rendre visible l’ampleur des inégalités ethno-raciales structurant la société française, ce sont des dispositifs de promotion culturelle et de « discrimination positive », ou plutôt de compensation scolaire sur une base spatiale, qui se sont développés ces quarante dernières années. Or, non seulement ces dispositifs ne sauraient lutter efficacement contre la marginalisation croissante des descendant‑e‑s de colonisé‑e‑s, largement accentuée par une crise économique et sociale qui n’en finit plus de s’approfondir, mais ils ont, en outre, eu pour effet de masquer le caractère structurel du racisme et donc de désarmer la lutte contre le racisme institutionnel.
L’enseignement des langues et des cultures d’origine pouvait s’autoriser à la fois d’une volonté louable de prendre en compte la « culture » des élèves et d’une appropriation (faussée) de la sociologie des inégalités socio-culturelles de Bourdieu et Passeron, en particulier de la thèse de l’ « indifférence [de l’école] aux différences ». À la lecture des textes de Sayad, on peut se demander si cet enseignement n’a pas constitué le laboratoire d’un culturalisme non seulement inoffensif face aux inégalités sociales devant l’École et aux structures matérielles du racisme mais aussi porteur d’une vision essentialisante – même lorsqu’elle paraît bienveillante – des enfants d’immigré‑e‑s, fournissant à l’institution scolaire une justification commode des inégalités et ségrégations scolaires, tout en mettant en circulation des catégories culturalistes d’appréhension de l’immigration, des immigré‑e‑s et de leurs descendant‑e‑s.
Bibliographie
- Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. 1964. Les Héritiers, Paris : Minuit.
- Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. 1970. La Reproduction, Paris : Minuit.
- Caille, J.-P. et Vallet, L.-A. 1996. « Les élèves étrangers ou issus de l’immigration dans l’école et le collège français », Éducation et Formations, n° 67.
- Laurens, S. 2009. Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Paris : Belin.
- Sayad, A. 1999. La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Seuil.
- Sayad, A. 2006 [1991]. L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, Paris : Raisons d’agir.