Le « retour » de l’habitat dit « précaire » a fait couler beaucoup d’encre dans la presse ces dernières années, qu’il s’agisse des squats ou des hôtels meublés, de la résurgence des bidonvilles ou encore de la multiplication des tentes et cabanes dans l’espace public. « Abris de fortune », « précaires », « indignes »… Les termes rappellent combien ces espaces et leurs habitants sont systématiquement perçus, du point de vue des « bien-logés », de manière misérabiliste (Grignon et Passeron 1989). Trop souvent donnée comme une évidence, cette conception occulte pourtant deux dimensions centrales. La diversité des expériences vécues d’abord : qualifier uniformément ces habitats de façon négative, c’est masquer les compétences, les désirs d’habiter et les enracinements locaux de certains habitants qui peuvent émerger dans une situation très fortement contrainte. La dimension politique ensuite : la précarité de ces habitats doit être appréciée non pas dans une perspective essentialisante mais au regard de la violence symbolique et matérielle d’actions et de politiques publiques qui se réclament précisément de la lutte contre la vulnérabilité.
C’est ce que montre une enquête ethnographique réalisée dans les bois parisiens, espaces qui concentrent aujourd’hui la grande majorité des personnes vivant dans des tentes ou cabanes à Paris. Ces dernières décennies, le nombre de ces habitants n’a cessé de croître, en raison de l’instauration d’un contexte de vulnérabilité de masse (Castel 1995) et de fortes hausses des loyers. La « ville dissuasive » (Terrolle 2014) réduit drastiquement les possibilités de trouver refuge en milieu urbain. À l’écart des habitations, à l’abri des regards, depuis une dizaine d’années, entre 150 et 350 personnes [1], selon les saisons, élisent domicile dans des habitats au cœur des bois. En s’éloignant des circuits de l’hébergement, en s’appropriant l’espace public, les habitants de ces lieux dérangent, dérogeant à l’image de dénuement au fondement de leur prise en charge institutionnelle. Dans le prolongement d’autres situations qualifiées par les pouvoirs publics et les associations caritatives d’indignes et de dangereuses, leurs habitats sont enserrés par un ensemble de préoccupations et de dispositifs d’action publique. À la croisée des figures de la vulnérabilité et de l’indésirablité (Agier 2008), nous voudrions ici questionner l’association entre discours de type misérabiliste et gestion coercitive et répressive de ces populations.
Contre la « ville dissuasive », les bois refuges
Tentes de voyage achetées en magasin – de l’ « igloo » à la tente « huit places » –, cabanes d’une dizaine de mètres carrés construites avec les moyens du bord, à partir de matériaux trouvés dans les bois ou dans les communes alentour : nul doute que l’écart avec le confort du logement standard puisse être source de contraintes, par ailleurs abondamment décrites par la presse, comme l’exiguïté, le froid en hiver, ou encore l’absence de sanitaires. Cependant, par opposition à d’autres situations – la « rue », les centres d’hébergement, ou les hôtels, par exemple – ces habitats offrent aussi des ressources (principalement la stabilité, la tranquillité, et l’intimité) qui ne sauraient être passées sous silence, pas plus que les compétences déployées par les habitants pour faire face aux difficultés et rendre l’espace habitable et habitable en commun. Des formes de savoir-faire et de débrouillardise sont développées pour survivre, mais aussi bien vivre, dans des conditions difficiles, pour – expression récurrente chez les habitants – « être bien malgré tout ».
© Gaspard Lion, 2013
Les abris sont de la sorte progressivement constitués en habitations et apprêtés en « chez-soi ». Investis, décorés, aménagés, ils offrent aux habitants la possibilité de renouer avec des actes de la vie quotidienne (cuisiner, ranger, bricoler, jardiner, s’inviter les uns chez les autres, etc.), de retrouver une certaine maîtrise d’un espace et d’un environnement familiers (Lion 2014), dont ils seraient dépossédés s’ils acceptaient les propositions de « relogement » dans des centres d’hébergement ou des hôtels. L’enquête a montré que, au final, c’est bien de la figure des squats décrits par Florence Bouillon que les tentes et cabanes doivent être rapprochées, dans le triple refus de la rue et des centres d’hébergement qui s’y exprime : celui du dénuement extrême, de l’humiliation et de l’hétéronomie (Bouillon 2009). Aux représentations homogénéisantes qui qualifient ces situations uniquement par défaut (« sans-abri », « démunis », etc.) et en termes de désocialisation s’opposent des parcours et expériences marqués par une quête d’autonomie et de stabilité dans l’habitat.
« Faites qu’ils (s’en) sortent »
Une partie importante des acteurs institutionnels et associatifs considère pourtant que n’importe quelle situation serait préférable à ce qui a été décrit comme un « mouroir » de « SDF » en danger et qu’il faudrait, coûte que coûte, « faire sortir » ces habitants des bois. Une mission publique, réunissant dans le cas du bois de Vincennes une dizaine d’acteurs, pilotée par une association caritative et la mairie de Paris [2], a ainsi été mise en place fin 2008 afin que les habitants fassent l’objet d’un suivi social et quittent les bois pour rejoindre le circuit d’hébergement d’urgence.
Une forte coopération et interdépendance s’est donc créée avec des actions qui oscillent entre assistance et maintien de l’ordre public, entre « la potence et la pitié » (Geremek 1987). Ces deux logiques se rejoignent dans un même principe, celui du « faites qu’ils (s’en) sortent » mis en évidence par Emmanuel Soutrenon au sujet du traitement des sans-abri du métro parisien (2001). L’objectif réunissant ces acteurs est celui de les « faire sortir » des bois, dans l’optique de les aider à « s’en sortir », et/ou de préserver l’usage normatif de l’espace public. Il s’agit, pour eux, de mettre fin à une situation avant tout jugée problématique. Acteurs associatifs et municipaux insistent ainsi très fortement pour qu’ils rejoignent le circuit de l’hébergement d’urgence et ce malgré le risque de fragilisation important que cela représente. Pour la plupart des personnes suivies, la décision de quitter les bois a en effet entraîné la perte d’une grande partie de leurs biens et s’est soldée par le retour au même endroit quelques mois ou années plus tard plus tard, faute de perspectives d’accueil en logement social, mais cette fois dans une simple tente, la tolérance envers les nouvelles constructions ayant disparu avec le lancement de la mission.
Protéger les « vulnérables » contre eux-mêmes
Face au nombre très restreint de « sorties » des bois, des règles toujours plus strictes ont de fait été progressivement instaurées. Ces règles s’organisent grosso modo autour de la poursuite de trois objectifs qui visent à éviter que les habitants ne soient trop visibles, qu’ils ne s’installent à demeure dans les bois et qu’ils ne soient en « danger ». Dans le discours des acteurs, cette notion de danger s’appuie sur différents « risques ». Des personnes souffrant de problèmes psychiatriques graves ou d’alcoolisme pourraient, par exemple, investir ces abris et, en l’absence de suivi, décéder d’hypothermie durant les périodes de grand froid. Cette hypothèse justifie en partie la surveillance mise en place, à partir de cartes renouvelées toutes les semaines qui localisent les habitants afin d’intervenir rapidement en cas de signalement. Mais l’usage des cartes montre qu’il s’agit aussi de contrôler les habitants – en limitant le nombre de personnes par « camp » et en s’assurant qu’ils n’étendent pas trop la superficie de leur habitation – et de faciliter les opérations, fréquentes, d’expulsions.
© Gaspard Lion 2013
© Gaspard Lion 2013
Un autre exemple parmi d’autres témoigne également de l’entrecroisement de ces trois objectifs : le cas de l’interdiction de construire de nouvelles cabanes. Il s’agit avant tout d’éviter l’installation des habitants dans la durée, en les empêchant de s’accommoder de leur situation, mais aussi de restreindre leur visibilité, puisque les cabanes occupent davantage de place que les tentes et peuvent laisser croire à la constitution progressive d’un bidonville. La dangerosité est enfin mentionnée avec la crainte d’une asphyxie au gaz de chauffage dans des cabanes trop hermétiques. À partir de risques réels, mais maîtrisés par la grande majorité des habitants qui restent en pleine possession de leurs moyens d’action et d’évaluation de la situation, les acteurs publics et associatifs ont mis en place un dispositif qui empêche de fait l’installation à demeure dans les bois, contribuant ainsi à la précarisation des habitats. Ces derniers doivent rester les plus sommaires, voire les plus vulnérables possibles : les tentes remplacent petit à petit les cabanes, et leur taille trop importante peut être un motif d’expulsion, de même que des aménagements extérieurs trop visibles, bâches ou meubles. Toute tentative d’amélioration est, sinon strictement empêchée, du moins soumise à négociations, lesquelles s’avèrent toujours plus tendues. Autrement dit, sous couvert d’un discours de protection, sont justifiées des formes de domination qui détériorent davantage encore les conditions de vie des habitants. Sans compter les expulsions qui rappellent que, si la plupart d’entre eux sont tolérés depuis des années, leur présence dans les bois reste néanmoins tributaire du bon vouloir des pouvoirs publics : ils ne sont jamais à l’abri de la destruction de leurs habitations. C’est là l’aspect le plus important de leur précarité. Ces habitants dépendent d’un pouvoir politique qui s’impose à eux, celui de la mairie de Paris et de la préfecture. S’il est décidé de les expulser, ils perdent tout, du jour au lendemain.
Vulnérables parce qu’indésirables, ou indésirables parce que vulnérables ?
Cette confrontation de perspectives – habitants versus acteurs institutionnels et associatifs – soulève in fine la question de la légitimité de l’usage de l’espace et de la manière dont il est défini, par qui et pour qui. Les habitants des bois contestent en effet les discours « hétéro-normatifs » produits autour de leur situation, en particulier lors des expulsions, lorsque celles-ci sont justifiées par l’arrivée de l’hiver et la volonté de leur proposer des « solutions d’hébergements plus dignes ». Ils revendiquent le droit à décider de ce qui constitue un abri salubre ou insalubre, digne ou indigne – bref, à être appréhendés comme sujets de parole. Tout se passe pourtant comme si l’imposition du paradigme de l’exclusion, conjointement au développement de la « raison humanitaire » (Fassin 2010), contribuait à les placer aux « bords du politique » (Rancière 1998), rendant leurs discours totalement inaudibles, leur protestation insensée. La question de la pauvreté est de moins en moins appréhendée en termes de rapport social (Bec 2007), d’inégalités, d’injustices ou de violences, mais de plus en plus en termes d’exclusion, de souffrance, de détresse ou de traumatisme. Plutôt que de souligner l’inscription de ces situations dans des dynamiques de fragilisation plus générales des classes populaires, sur le plan du rapport au travail comme sur celui du logement, on occulte leur passé et leurs trajectoires. Se dégage ainsi une conception de la vulnérabilité définie par des causes individuelles ou par l’absolu d’une condition, qui permet une prise en charge dépolitisée, de type humanitaire et/ou policière.
Prédisposant à un traitement coercitif et répressif de ces situations, cette conception essentialiste de la vulnérabilité peut alors justifier des rapports de domination, sans qu’il n’y ait vraisemblablement de hasard à ce que les habitants jugés « vulnérables » se trouvent être considérés comme les plus indésirables (Agier 2008). C’est d’abord parce que le droit au logement leur est dénié, et que leur place dans les bois est contestée, que la représentation de ces habitants comme étant entièrement démunis, « sans abri » est possible. L’appropriation de l’espace à laquelle ils parviennent n’est en effet quasi jamais reconnue pour ce qu’elle est – la constitution d’une habitation – ni leur parole prise comme l’expression d’un droit de cité, ou de la défense d’une solution raisonnée. Elle est avant tout considérée comme le signe d’une simple détresse, et l’on croit alors (ou l’on fait croire) les secourir en les expulsant du lieu qu’ils habitent pourtant. Ce recours à la catégorie humanitaire d’indignité est aussi une manière pour les pouvoirs publics de les faire « rentrer dans le rang », de les contraindre à regagner les centres d’hébergement, l’usage de cette catégorie servant davantage à justifier des expulsions qu’à ouvrir de nouveaux droits aux habitants (Pichon 2007 ; Thomas 2010). C’est là un moyen de disqualifier les pratiques de toutes celles et ceux qui dérogent à l’usage normalisé de l’espace public en le détournant dans une visée résidentielle, et, au final, de masquer la critique sociale qu’inflige aux politiques publiques ce type d’initiative.
Bibliographie
- Agier, M. 2008. Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris : Flammarion.
- Bec, C. 2007. De l’État social à l’État des droits de l’homme ?, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Bouillon, F. 2009. Les Mondes du squat. Anthropologie d’un habitat précaire, Paris : Presses universitaires de France.
- Castel, R. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris : Fayard.
- Fassin, D. 2010. La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris : Seuil.
- Geremek, B. 1987. La Potence ou la Pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris : Gallimard.
- Grignon, C. et Passeron, J.‑C. 1989. Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris : Seuil.
- Lion, G. 2014. « En quête de chez-soi. Le bois de Vincennes, un espace habitable ? », Annales de géographie, n° 697.
- Pichon, P. 2007. « De l’habitat précaire à l’habitat indigne : les politiques publiques en question », in Laflamme, V., Lévy-Vroelant, C., Robertson, D. et Smith, J. (dir.), Le Logement précaire en Europe. Aux marges du palais, Paris : L’Harmattan.
- Rancière, J. 1998. Aux bords du politique, Paris : La Fabrique.
- Soutrenon, E. 2001. « Faites qu’ils (s’en) sortent… À propos du traitement réservé aux sans-abri dans le métro parisien », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 136, n° 136‑137, p. 38‑48.
- Terrolle, D. 2004. « La ville dissuasive : l’envers de la solidarité avec les SDF », Espaces et Sociétés, n° 116‑117, p. 143‑157.
- Thomas, H. 2010. Les Vulnérables. La démocratie contre les pauvres, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.