L’ensemble des travaux de Cécile Péchu sur les squats est considéré comme une référence (2001 ; 2006a ; 2006b ; 2009). Elle s’intéresse à « l’invention du squat comme mode d’action et aux principaux mouvements qui l’ont utilisé » (p. 121) du XIXe siècle à nos jours. Découvrir la genèse du squat est un travail essentiel. Il correspond à la méthode de l’historien permettant de retracer un processus de construction d’une pratique et des discours qui l’accompagnent. Il permet également de comprendre le squat d’aujourd’hui et nous révèle qu’il s’agit bien d’une pratique ancrée dans l’environnement urbain français et que les actions actuelles reprennent des modes d’action passés. Cette recherche montre aussi que les problèmes de logement et les formes de protestation ou résistance qui en découlent sont d’ordre structurel dans les métropoles contemporaines.
Le squat, « occupation illégale et collective »
Cécile Péchu définit le squat comme « l’action d’occupation illégale d’un local en vue de son habitation ou de son utilisation collective » (p. 8). Ainsi, ce sont des « illégalismes sectoriels », « des actes illégaux localisés permettant la réalisation immédiate de la réclamation » (p. 10). Plus que la stricte acception juridique, c’est la dimension d’action collective qui est centrale pour l’auteure. Deux principaux apports à la théorie des mouvements sociaux forment la trame de l’ouvrage. Le free rider (passager clandestin) de Mancur Olson [1] (1987) est ici remis en cause. Pour obtenir la « rémunération » du squat il faut y participer pleinement. Un « passager clandestin » n’y aurait pas accès. En effet, par son action, le squatter peut avoir accès à des biens divisibles, c’est-à-dire un toit et des liens sociaux, qui peuvent apparaître comme une « rémunération » pour des citoyens dépourvus de ressources économiques et sociales. « Le squat constitue de ce fait une arme particulièrement bien adaptée aux groupes à faibles ressources, dont certaines théories de l’action collective soulignent la difficulté à se mobiliser » (p. 12). L’analyse des squats pousse donc à sortir de la vision des mouvements sociaux en termes de choix rationnel : la mobilisation ne vise pas seulement à la satisfaction d’une revendication mais plutôt à un idéal de vivre ensemble porteur de valeurs alternatives au mode d’habiter traditionnel. Le squatter agit donc à la fois dans son intérêt – être logé et s’insérer au sein d’une communauté – et dans un intérêt collectif – faire vivre un lieu et faire valoir des revendications générales sur le logement et les modes de vie.
Le second apport majeur de l’ouvrage à la théorie de l’action collective est une relecture de la notion de répertoire d’action collective. Il est défini classiquement comme « une série limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré » (Tilly 1995). Il existerait ainsi « un stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu » (Péchu 2009). Penser en termes d’évolution des répertoires permet de comprendre le passage d’une pratique de squat comme résistance à une forme de contestation, des « déménagements à la cloche de bois » et « à la Gandillot [2] » au XIXe siècle, jusqu’aux squats contemporains (chapitre 1, « L’invention du squat »). Cependant, selon l’auteure, l’usage de la notion de répertoire empêche de mettre au jour le lien entre mobilisation collective et individuelle. Les « formes ouvertes de contestation collective et discontinue », pour reprendre les mots de Tilly, et « les formes individuelles de lutte et de résistance » sont liées. Pour Cécile Péchu « il faut renoncer à la césure ». Le squat doit être considéré comme une forme « hybride » entre contestation et résistance et, pour considérer ces formes d’action, il faut prêter attention aux discours qui les accompagnent. La remise en cause du premier modèle de Tilly est une étape nécessaire afin de classer des formes d’action collective qui, sinon, échappent au regard du chercheur. Elle permet alors de réaliser de nouvelles typologies.
- La Petite Rockette, rue Saint-Maur, Paris ©T. Aguilera, 2010
Une typologie des squats
De quel type de squat sommes-nous en train de parler ? Cet enjeu est fondamental car le terme de « squat » recouvre bien souvent des réalités très différentes et le travail de typologie de Cécile Péchu contribue à clarifier le débat. Les chercheurs travaillant sur les squats se trouvent très souvent confrontés au problème de la typologie. Ainsi Florence Bouillon parle de squats d’activité (dont les squats dits « politiques » ou « artistiques ») et de squats de pauvreté (Bouillon 2009). Mais les logiques se combinent et cette distinction est difficilement tenable, comme l’indique Hans Pruijt (2004) qui préfère parler de « configurations » : le squat de privation, de logement alternatif, entrepreneurial, de conservation et le squat politique. Cécile Péchu les présente en détail (p. 16-17) et les discute pour arriver à sa propre typologie. Elle propose de raisonner en termes de logiques.
La première logique est dite « classiste ». Elle consiste à squatter pour revendiquer le droit au logement. Le squat est un moyen d’action et articule bien souvent à la pratique un discours sur le droit des ouvriers ou des pauvres (chapitre 2). La seconde logique est la logique « contre culturelle ». Elle fait du squat non plus un seul moyen d’action, mais bien une fin en soi (chapitre 3). La mise en évidence de ces deux logiques résulte d’une analyse historique, centrée sur la seconde moitié du vingtième siècle, mais elle éclaire aussi les logiques actuelles d’occupation. Décrire des logiques d’action et de discours, plutôt que des types de squats, est utile pour comprendre des situations hybrides ainsi que pour observer les occupations de façon plus dynamique, en repérant les passages d’une logique à l’autre.
Cependant, cette typologie peut être questionnée car elle se fonde surtout sur le répertoire discursif sans le confronter systématiquement aux actions des squatters et à leurs réels besoins en termes de logement, d’autant plus que, selon Cécile Péchu elle-même, les deux logiques se combinent parfois. De plus, l’usage du qualificatif « classiste » semble bien trompeur car la référence à la classe n’est pas systématique voire même, de nos jours, tout à fait absente.
Au-delà de l’histoire des squats
Outre les limites de la typologie présentée, le livre peut susciter la discussion sur trois points. Le premier concerne l’objet lui-même : « On n’analysera ici que les mouvements de squats collectifs avec ou sans revendications, ayant une certaine forme de publicité » (p. 14). Les squats « invisibles » et discrets ne sont donc pas l’objet de cette étude alors qu’ils constituent une grande part de la réalité actuelle des squats. En second lieu, on attendrait d’un livre intitulé Les squats des développements plus longs sur les squats récents. Nonobstant certaines analyses sur la période contemporaine et sur des mouvements de squats à l’étranger, il semble que ce livre soit un ouvrage sur l’histoire du squat en France. Il peut être complété par des travaux sociologiques qui abordent d’autres réalités européennes (Pattaroni 2007 ; Pruijt 2003 ; Uitermark 2004 ; Adell et Martinez 2004). Enfin, le livre, et c’est le cas pour de nombreux autres travaux sur les squats, semble mettre de côté les « gouvernants », c’est-à-dire les décideurs politiques locaux ou nationaux, les élus ou les services techniques en charge des dossiers de squats. Car les squatters ne sont pas isolés et sont en confrontation ou en négociation avec des autorités locales et municipales qui tentent de les contrôler, dans un jeu de gouvernance urbaine complexe (Aguilera 2010). Le squat est bien constitué en problème public puis en cible de l’action publique. Une approche par les politiques publiques permet alors de caractériser les relations entre squatters et décideurs, mais aussi de mieux comprendre les actions mises en œuvre pour gouverner ces espaces d’illégalité.