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"Le loup, la femme et la gare", Henri Bony, 2021.
Terrains

Vers une nouvelle place du vivant dans les projets architecturaux et urbains

Les architectes peuvent-ils construire tout en préservant les milieux vivants ? Interrogeant la notion de biodiversité urbaine, Léa Mosconi observe la manière dont plusieurs architectes s’y confrontent dans le cadre d’expositions et projets récents.


Dossier : L’urbanisme écologique : un nouvel impératif ?

Alors que la notion de biodiversité, et le constat de son effondrement, prennent racine dans les années 1980, c’est avec le Sommet de la terre de Rio de 1992 qu’un cadre opérationnel est suggéré, celui de la Convention sur la diversité. Comment les architectes, les urbanistes, les paysagistes, les politiques, et plus largement les différents acteurs de la ville, s’emparent aujourd’hui de cette notion de manière à s’inscrire dans ces actions ? Quels dispositifs proposent-ils pour intégrer le vivant en ville ? Comment les architectes affrontent-ils ce paradoxe, à savoir celui de construire tout en préservant les milieux habités ? Cet article cherchera à cerner les contours législatifs de la notion de biodiversité urbaine avant d’observer comment ce thème se structure dans les expositions, les projets urbains et les projets architecturaux que conçoivent certains architectes d’aujourd’hui.

Les contours législatifs incertains de la biodiversité urbaine

En 2000, l’article L121-1 du code de l’urbanisme porte dans les documents d’urbanisme l’injonction de préservation des espaces naturels : conciliant difficilement les intérêts des humains et des êtres vivants, ces conditions sont jugées insatisfaisantes pour les uns et contraignantes pour les autres (Chalot 2015). Neuf ans plus tard, la loi Grenelle 1 énonce six secteurs d’interventions : bâtiments, transports, énergie, santé, agriculture, biodiversité. La biodiversité est abordée par la question de la trame, notamment la trame verte qui pourrait relier différents espaces naturels pour permettre une continuité de la faune et de la flore. L’année suivante, en 2010, la loi Grenelle 2 énumère elle aussi six grands chantiers, dont « la préservation de la biodiversité », énonçant une attention particulièrement à l’agriculture, la protection des espèces, aux réserves en eau. En 2016, enfin, la loi « pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » amorce elle aussi un tournant, qui modifie le code de l’urbanisme à trois niveaux. En premier lieu, la loi réaffirme l’importance à accorder aux trames vertes et bleues en les protégeant par une nouvelle classification, la catégorie d’« espaces de continuité écologiques ». Le PLU peut s’appuyer sur celle-ci et imposer une part minimale de surfaces non imperméabilisées. D’autre part, la loi porte l’injonction de végétaliser les toitures de certains établissements commerciaux. Enfin, elle permet la création de servitudes dans les PLU pour des espaces verts à venir. Certains architectes et urbanistes ont toutefois des réserves ; la première est une ambivalence législative qui conduit à des situations paradoxales, où à côté d’un travail fin sur la biodiversité, on demande par exemple la création de nombreuses places de parkings qui imperméabiliseront le sol. La seconde est que, dans les différentes lois, ainsi que dans les documents d’urbanisme, la biodiversité est abordée de manière statique, il est peu question de qualité et de diversité des habitats écologiques, ce qui là aussi est dommageable.

Dans les années 2000 et 2010 émerge ainsi un cadre législatif destiné à la préservation de la biodiversité, qui affecte aussi bien le code de l’urbanisme et la manière dont sont pensés les projets urbains que les discours des architectes et des urbanistes. De l’hégémonie du durable et de l’énergie dans les années 2000, le discours se réoriente dans la décennie suivante vers le vivant, la nature en ville et la biodiversité urbaine. Mais que mobilisent ces notions et quelles sont leurs limites ? La notion de biodiversité constitue-t-elle un levier efficace pour penser, faire exister et préserver la diversité du vivant ? Pour le biologiste Gilles Bœuf, l’idée de nature renverrait à une totalité insaisissable, quand la biodiversité serait une portion située : « La nature rassemble l’ensemble des systèmes existants – constitué en même temps que la terre – alors que la biodiversité est la fraction vivante de la nature née sur un substrat minéral, sur une géo-diversité antérieure » (Bœuf 2017).

Que mobilisons-nous quand nous invoquons la nature en ville ? Est-ce la radicalisation d’une nature décor ou bien une manière de déconstruire cette distinction entre nature et société, en pensant leurs points de friction et d’hybridation ? Dans Sur la piste animale (Morizot 2018), Baptiste Morizot raconte cette anecdote : quand l’un de ses amis demande, un vendredi, « où allons-nous demain ? », et qu’un autre répond, comme à l’habitude « dans la nature », le philosophe se trouve pris entre sa connaissance de l’aporie de l’idée de nature et la difficulté à mobiliser un autre terme, appropriable par tous, pour rendre compte de cette pratique partagée de se promener en forêt, en montagne ou ailleurs, « dans la nature ». Morizot propose plusieurs termes, « nous allons dehors », « nous allons dans le bush », « nous allons au grand air », avant de formuler l’alternative qu’il défend : « nous allons nous enforester ».

Si le philosophe nous prévient que l’on peut s’enforester sans forêt – « on va autant en forêt qu’elle emménage en nous. S’enforester n’exige pas une forêt au sens strict, mais simplement un autre rapport aux territoires vivants » (Morizot 2018, p. 25) –, que fait le terme « s’enforester » à la pratique de la ville ? Peut-on s’enforester en ville ? Avec le dispositif de la dérive, les situationnistes avaient par exemple proposé, en leur temps, un moyen de changer radicalement ses attitudes et conduites dans le tissu de la ville : s’abstraire d’une mobilité fonctionnelle pour errer en considérant ses impressions, ses doutes, ses désirs. Le territoire devient alors un réseau d’expériences vécues.

Figure 1. Le Loup, la femme et la gare, Henri Bony, 2021

La biodiversité dans les médiations du monde de l’architecture

On assiste, dans les années 2000, dans les médiations du milieu de l’architecture, expositions, colloques et publications, à une victoire écrasante des thématiques du durable et de la performance énergétique. Au début des années 2010, les discours environnementaux s’intéressent de plus en plus à des situations concrètes et locales, interrogeant avec une précision accrue le milieu du projet et les conditions de sa réalisation. Les questions de matériaux (et de réemploi) ainsi que celle du vivant deviennent alors de plus en plus saillantes dans les débats et les projets. Deux expositions d’envergure participent à cette dynamique : La Ville fertile, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, sous le commissariat de Nicolas Gilsoul et de Michel Péna, et Capital Agricole, au Pavillon de l’Arsenal, en 2018, dont le commissariat est assuré par Augustin Rosenstiehl. L’exposition La Ville fertile introduit la question du vivant par une approche sensible, comme le souligne l’un des deux commissaires, Nicolas Gilsoul : « L’objectif de l’exposition était de faire découvrir une nouvelle échelle du paysage et d’aborder le traitement du paysage urbain. On a beaucoup mobilisé la question des logiques du vivant [1]. »

Sept ans plus tard, la question de la biodiversité émerge à nouveau dans Capital Agricole, avec une approche plus fonctionnelle, comme l’explique Augustin Rosenstiehl :

Si on prend la question de la qualité de la terre, on parle forcément de la biodiversité : plus une terre est pauvre en terme agronomique, plus elle sera riche au niveau de la biodiversité, et vice versa, bien que ce soit en réalité un peu plus complexe que cela. Si on prend les écoquartiers de Fribourg, dans lesquels se tiennent des pratiques écolo-militantes, avec un développement massif du compost, on se rend compte que la terre des environs est bien trop riche et ne permet pas d’accueillir la biodiversité, tout cela est lié [2].

Avec ces deux expositions, deux approches du vivant, sensibles et fonctionnelles, sont portées au débat dans le milieu des architectes des années 2010.

Biodiversité et échelle urbaine : les places du Grand Paris

En 2017, l’agence parisienne d’architecture et d’urbanisme TVK [3] est mandatée pour définir les principes de conception d’espaces publics aux abords des soixante-huit gares du futur métro du Grand Paris Express. La question écologique, et plus précisément celle de la biodiversité, n’y est pas prédominante mais elle revient à plusieurs reprises dans les quarante principes que compte l’étude. David Enon, qui pilote le projet, explique que les questions sur lesquelles le commanditaire, la Société du Grand Paris, interroge au départ TVK, sont principalement celles du confort, de l’efficacité et de l’intermodalité. Les thèmes de l’environnement et de la biodiversité ne figurent pas parmi les objectifs centraux du cahier des charges : c’est TVK et TN+ qui ajoutent, au fur et à mesure du travail, ces paramètres, et orientent les études vers ce sujet [4].

Dans cette étude, la question de la biodiversité est abordée par le biais de propositions que l’on pourrait rassembler autour de trois approches. La première est la mise en place d’une « biodiversité utile ». L’exemple le plus évident est celui des arbres plantés sur les places « qui permettent à la fois aux humains d’attendre à l’abri de l’ombre et qui accueillent en même temps les oiseaux et la biodiversité [5] ». La deuxième approche est celle d’une biodiversité « non utilitariste du vivant », en développant des rubans de sous-trames arbustives diversifiées, en augmentant la sous-trame herbacée non tondue, en complétant les trames vertes et bleues par une trame noire [6] et surtout en pensant des zones « d’exclusion, d’indécision, des refuges de biodiversité : zones non aménagées, territoires en réserve, de non-intervention, non accessibles aux usagers [7] ». Enfin, le projet tente de favoriser les échanges entre l’habitant et le milieu, grâce à deux leviers. D’une part, les vues mettent en relation l’humain et le paysage proche et lointain. D’autre part, un travail sur les mobilités vise à rendre possibles les parcours à pied et à vélo, ainsi qu’une relation de proximité avec la faune, la flore et le climat.

L’incursion de la question de la biodiversité dans cette étude d’envergure est-elle le fait d’une injonction écologique que porte tout projet urbain d’aujourd’hui ou illustre-t-elle un tournant de TVK vers une réflexion sur l’intégration de la faune et de la flore comme partie intégrante des conditions du projet ?

Biodiversité et architecture : le groupe scolaire de la biodiversité de Boulogne

À l’échelle urbaine et à l’échelle architecturale, l’agence parisienne Chartier-Dalix [8] revendique prendre en compte, dès la conception du projet, la question de la cohabitation entre humain et non-humains. En 2019, ils accueillent en contrat Ciffre, en partenariat avec le Muséum d’histoire naturelle et l’ENSA Paris Malaquais, Delphine Lewandowski, doctorante en architecture. Sa thèse, intitulée « Vers une conception biodiversitaire des façades », vise à structurer les recherches de l’agence sur l’accueil du vivant dans les façades des bâtiments. L’école des sciences et de la biodiversité de Boulogne, livrée en 2014, illustre le positionnement de l’agence. Porté par une mairie aux fortes ambitions environnementales et réalisé dans le cadre d’un écoquartier, le projet émerge dans un contexte favorable à l’éclosion d’une réflexion écologique. La programmation est réalisée avec un écologue, Aurélien Huguet, qui suivra le projet en étroite collaboration avec Chartier-Dalix.

Deux leviers sont mobilisés : la toiture « prairie » et la façade « écorce ». Une toiture avec une épaisseur de terre qui oscille entre 30 et 150 cm permet d’accueillir une végétation dense. À 10 km du site du projet, les architectes et l’écologue ont identifié des prairies sèches marnicoles au sein du Domaine national de Marly-le-Roi et ont sélectionné une parcelle « en tant que donneur idéal pour le toit de Boulogne ». Les graines des espèces les plus précoces (sauge des prés, brome érigé, amourette) ont été collectées à la main et ont été ensuite semées sur la toiture du groupe scolaire. La toiture est composée d’un cœur forestier (550 m²) de 220 arbres, d’un ourlet de fruticée et de sous-bois (environ 500 m²) et d’une prairie mésophile (environ 850 m²) (Chartier-Dalix 2019). Le second levier est un mur en béton conçu pour se végétaliser avec l’humidité et le temps. Le mur est constitué de 1 436 blocs de béton dont l’agencement est pensé pour abriter la faune et la végétalisation spontanée. Différentes variétés de nichoirs sont sculptées dans les façades. Les architectes expliquent, dans Accueillir le vivant (Chartier-Dalix 2019), avoir choisi le béton pour la proximité de sa texture avec celle de la pierre, « dans l’optique de reproduire les conditions morphologiques d’un vieux mur qui serait progressivement colonisé par les mousses et la végétation » (Chartier-Dalix 2019, p. 20-21) et pour sa malléabilité qui rend possible la création de nichoirs au sein de blocs de béton.

Fin 2019, un architecte et docteur en architecture raillait sur les réseaux sociaux les paradoxes du positionnement de Chartier-Dalix (que l’on pourrait sans difficulté projeter aussi sur TVK), à savoir revendiquer préserver la biodiversité tout en participant largement à un système qui la détruit massivement. Peut-on s’emparer sans naïveté ni cynisme de la question de la préservation de la biodiversité quand on présente une étude urbaine commanditée par la Société du Grand Paris ? Peut-on citer la préservation du vivant quand on a déjà construit des dizaines de milliers de mètres carrés ?

Ce débat nous renvoie à celui qui s’est tenu, il y a quelques mois, lors de l’organisation du forum « Agir pour le vivant », forum organisé par la maison d’édition Actes Sud, avec la participation d’une centaine d’intervenants. Les philosophes Isabelle Frémeaux et John Jordan avaient publié dans la revue en ligne Terrestres, quelques jours auparavant, un « appel à déserter le forum Agir pour le vivant ». Ils pointaient le paradoxe de l’événement financé par ceux-là mêmes qui « font partie de la logique délétère qui ne cesse de traiter le vivant comme n’ayant de valeur que si celle-ci peut être calculée comme une marchandise ou un service au sein du marché » (Frémeaux et Jordan 2020). Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual, qui participaient au forum, avait publié en réponse le texte « Quel trouble voulons-nous habiter », dans la revue Terrestres également, revendiquant qu’une approche sensible de l’anthropocène est confuse, épaisse et complexe, et que celle-ci ne peut pas être strictement cohérente et pure :

Pour le dire frontalement, et déplacer définitivement le débat dans un autre espace de problème, de sentir : nous sommes et resterons incohérents, ce n’est pas le signe d’une faute morale ou d’une malédiction, mais de notre condition de vivant héritant de la modernité, nous n’en sortirons pas, et nous ne nous en laverons pas, nous en subissons les tensions, elles nous font et nous aiguillonnent, nous les reconnaissons comme notre identité mouvante, notre trouble et notre chemin (Morizot et Zhong Mengual 2020).

Cette question, de la pureté ou du trouble, de la cohérence ou de la complexité, se pose aussi au milieu de l’architecture. L’architecte qui revendique une architecture écologique, en déployant des ressources et de l’énergie, en altérant les milieux habités, n’est-il pas d’emblée dans une forme de paradoxe, d’incohérence ou de trouble ? Face à cela, certains jeunes architectes refusent de construire, se tournant vers l’architecture de papier. D’autres s’engagent vers la transformation de l’existant, pratique plus cohérente avec les idées qu’ils portent.

Face à l’idée d’anthropocène qui exalterait notre puissance (dévastatrice certes, mais puissance tout de même), l’historien Jean-Baptiste Fressoz défend une approche de l’écologie par la modestie. Et si ce thème de la modestie pouvait nous sortir de la binarité que nous venons d’exposer ? Il s’agirait d’être attentif, patiemment, aux actions mineures et souvent silencieuses de certains architectes, aux gains de quelques centimètres de pleine terre, à la possibilité pour les moineaux de se nicher dans une façade, à la mise en place d’une petite trame noire. La modestie et la patience, comme puissances subversives face au basculement géologique du monde.

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Pour citer cet article :

Léa Mosconi, « Vers une nouvelle place du vivant dans les projets architecturaux et urbains », Métropolitiques, 2 juillet 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Vers-une-nouvelle-place-du-vivant-dans-les-projets-architecturaux-et-urbains.html

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