L’anthologie L’Écologie sociale. Penser la liberté au-delà de l’humain rassemble huit textes majeurs de la pensée de Murray Bookchin (1921-2006) issus de trois ouvrages : The Ecology of Freedom (1982), Remaking Society (1990) et The Philosophy of Social Ecology (1990). Ouvrier puis professeur, écrivain et homme politique, trotskyste puis anarchiste, militant antiraciste, antinucléaire et anticapitaliste, Bookchin est un penseur écologiste libertaire, notamment connu pour être le fondateur de l’écologie sociale. Cette théorie philosophique et politique véhicule une vision critique des relations entre les êtres humains et les milieux naturels, et prône un « municipalisme libertaire » comme nouvelle organisation sociale. Habilement composé, traduit et commenté par l’ethnologue Marin Schaffner, ce recueil rend compte du projet de Bookchin d’explorer les liens constitutifs et réciproques entre société et nature, dans l’optique de dépasser les dualismes hiérarchiques occidentaux, responsables de la crise écologique et sociale. L’enjeu théorique sous-jacent est ainsi de déployer une pensée processuelle qui puisse réconcilier les différentes critiques de la domination.
De la hiérarchie à l’association : une pensée organique libertaire
Bookchin inscrit son propos dans le cadre théorique d’une critique radicale de la domination. La civilisation est, à ses yeux, structurée par les notions de maîtrise, de hiérarchie et de domination, qui renvoient à des systèmes d’obéissance non seulement économiques et politiques, mais aussi culturels et psychologiques. Au sein d’une économie de marché devenue société de marché (p. 191, « La dialectique écologique »), l’auteur constate une confusion trompeuse, élaborée par les élites dirigeantes, entre leurs propres systèmes hiérarchiques de domination et la vie communautaire en tant que telle.
Contre l’essentialisation de la hiérarchie et de la domination, l’enjeu est de montrer qu’elles menacent l’existence de la vie en société et ne peuvent continuer de constituer un fait social. Réexaminer l’ensemble du concept de domination semble donc permettre de faire émerger une continuité entre l’humanité devenue hiérarchique et une nature non hiérarchique. Il s’agit par là de travailler à une nouvelle culture qui fasse disparaître l’orientation hiérarchique, artificiellement créée, de la société et de nos psychés, dans une perspective libertaire où la solidarité sommeille en chacun·e de nous.
La convergence de la crise sociale et de la crise écologique permet à l’auteur de mettre en place une double critique. Il propose d’analyser les problèmes écologiques en termes de hiérarchie sociale humaine et d’étudier les origines de la domination pour remédier au désastre écologique, mettant l’accent sur la nécessité d’un profond changement social. Contre les courants environnementalistes dominants, comme l’éthique environnementale et l’écologie profonde, il inaugure ainsi une nouvelle manière de penser et de faire de l’écologie, en cessant de se focaliser uniquement sur les aspects environnementaux.
La démarche repose sur un réexamen historique de la signification de la hiérarchie, susceptible de nous en libérer. Il s’agit de démêler les héritages humains enchevêtrés de domination et de liberté, en nous tournant vers des événements passés, parfois riches en apprentissages. Pour Bookchin, une anthropologie et une lecture claire de l’histoire permettent de reconsidérer les techniques et institutions humaines.
Cette démarche historique se combine à une approche processuelle. Soulignant l’impossibilité de décrire les écosystèmes en termes de hiérarchie – ce qui relèverait de l’anthropomorphisme –, il met l’accent sur l’interdépendance des choses vivantes et sur l’importance de l’entraide. La complémentarité, la participation et l’association interspécifiques apparaissent comme partie prenante de l’évolution des espèces, y compris de l’espèce humaine. L’épistémologie des sciences amène ainsi à contextualiser les vertus de compétition et d’égoïsme de la société moderne, et à remettre en cause la hiérarchie par l’association.
La méthode n’étant pas détachée des contenus qu’elle produit, Bookchin suit la logique erratique d’une pensée organique, et non le rythme des catégories logiques, analytiques et classificatoires. L’enjeu est de restaurer une manière de sentir et de connaître la nature depuis l’intérieur de la nature. Une telle pensée oppose à la mentalité hiérarchique, qui classe les phénomènes en pyramides antagonistes, une sensibilité organique, qui présente les phénomènes comme unité dans une diversité (p. 30, « Pour une écologie de la liberté »).
La pensée organique requiert de renouer avec la tradition utopique, à ne pas négliger en raison de la capacité de l’imagination à nous donner une direction et un sens de la place à occuper (p. 219, « La société écologique et ses utopies »). Il est alors question d’instaurer, comme événement public, un dialogue utopique, qui serait à la base d’une lutte collective (p. 235). Ainsi, l’effort de restauration d’une sensibilité organique, mise à mal par les tendances de la civilisation à la hiérarchie, s’inscrit chez Bookchin dans une dynamique révolutionnaire. La pensée libertaire intervient pour esquisser une politique nouvelle, opposée aux normes dominantes autoritaires et destructrices. Elle invite à se mettre en résistance, en se désengageant des mécanismes sociaux existants et en mettant en place des institutions libertaires – ou peuplées – fondées sur des relations directes et sur une organisation autogérée.
Écologie et société : une pensée de l’évolution naturelle et sociale
Dans ce cadre organique et libertaire se déploie l’écologie sociale, identifiée comme nécessaire à une époque où le besoin d’une société écologique s’avère tangible. Face à l’urgence des destructions contemporaines, mettre en œuvre des solutions partielles reviendrait selon l’auteur à dissimuler la nature profonde de la crise écologique. Au contraire, passer radicalement d’une société capitaliste à une société écologique permettrait d’arrêter la destruction des écosystèmes. Bookchin s’oppose ainsi à une vision mécaniste et instrumentale de la nature, qui pense en termes de ressources naturelles et de matières premières.
L’écologie sociale apparaît alors comme une science libératrice permettant tant la critique de l’ordre actuel que l’élaboration d’une société nouvelle. Étude des « rapports naturels et sociaux » (p. 56, « La notion d’écologie sociale »), « ontologie éthique » (p. 191, « La dialectique écologique ») ou encore « philosophie de l’évolution » (p. 299, « Commentaire final »), elle analyse les développements et associations biotiques pour montrer comment nature et société se connectent. Elle repense ainsi nos manières de construire, de transmettre et de mettre en pratique les savoirs, en décloisonnant sciences humaines et naturelles.
L’écologie sociale inaugure un changement de vision selon une perspective évolutionnaire, où la nature apparaît comme active, organique, variée et non hiérarchique. Bookchin met l’accent sur l’évolution d’éco-communautés et sur la coopération multispécifique, afin de cesser d’opposer le monde vivant au monde non vivant.
Dans ce cadre, l’histoire humaine peut d’autant moins se déprendre de la nature, que le social et le naturel s’imprègnent continuellement l’un l’autre. C’est même l’interaction entre nature et humanité qui actualiserait leurs potentialités communes. Il y a une mise en œuvre de la nature au sein de l’humanité : « le social est donc combiné avec le naturel, et la raison humaine est combinée à la subjectivité non humaine » (p. 193-194, « La dialectique écologique »).
Avec cette conception organique, l’écologie sociale développe la thèse centrale d’une évolution du naturel au social, qui rendrait possible le dépassement de la rupture entre humanité et nature. En rendant intelligible la complétude du monde vivant, Bookchin soutient que la société émerge à l’intérieur de la nature dite primitive et que cette nature est la condition préalable du développement de la société. Ainsi, prise dans un continuum développemental où l’humanité est un dérivé de la nature, la vie sociale a toujours une dimension naturelle : chaque évolution sociale apparaît comme « une extension de l’évolution naturelle dans un domaine humain » (p. 103, « Du caractère naturel des sociétés »).
Si les éco-communautés existent dans la nature autre qu’humaine, l’auteur ne cesse cependant d’insister sur le fait que les sociétés humaines ne sont pas de simples communautés, mais des communautés devenues fortement institutionnalisées et stables. Loin d’une conception fixe de la société, le passage de la communauté à la société est assuré par un processus de socialisation. Le social semble inséparable de la notion de progrès écologique, d’autant plus que l’évolution vers la complexité est présentée comme cumulative. Des communautés « primitives » à la « maturité » sociale, l’auteur est ici pris en défaut par un retour de la pensée pyramidale qu’il disait pourtant vouloir évacuer.
Bookchin soutient que l’opposition actuelle entre nature et humanité a une origine sociale : ce sont des ruptures au sein de la communauté humaine qui l’ont provoquée (p. 91, « La notion d’écologie sociale »). L’écologie sociale ramène ainsi la société au premier plan de l’écologie. Loin de conclure que la société est en soi dévastatrice, l’objectif est d’examiner les causes sociales de la crise pour y remédier par des méthodes sociales (p. 102, « Du caractère naturel des sociétés ») : il s’agit de comprendre la relation de la société à la nature, les raisons pour lesquelles elle peut la détruire et les moyens par lesquels elle peut contribuer à l’évolution naturelle.
Cette thèse semble toutefois reposer sur une réduction historique problématique. En effet, selon Bookchin, la domination de la nature est venue après la domination de l’être humain par l’être humain : elle lui serait, historiquement et épistémologiquement, entièrement secondaire. Cette affirmation impliquerait de devoir d’abord créer une société dans laquelle toutes les formes de hiérarchie humaine sont éliminées, avant de pouvoir espérer parvenir à une société écologique. On discerne ici la tentative douteuse de résoudre le problème des relations entre les différentes formes de domination via la création d’une hiérarchie des oppressions, laissant en l’occurrence de côté la question de la domination humaine sur la nature.
Cela dit, les pistes libertaires ouvertes ici demeurent justes et exaltantes, en tant qu’elles permettent de développer des perspectives concrètes de « réempuissancement » (p. 239, « La société écologique et ses utopies ») dans la manière de s’associer et de s’inscrire dans les milieux. Société et nature n’étant nullement antithétiques, la notion de société écologique esquisse un renouvellement radical social et écologique, avec des implications politiques concrètes à plusieurs échelles. D’une part, elle permet d’initier un mouvement de recommunalisation (p. 253), où des affinités culturelles conscientes et directes sont une base créative pour l’association et l’entraide. D’autre part, elle en appelle à un municipalisme libertaire (p. 303, « Commentaire final »), c’est-à-dire à des communes composites reliées en réseau au niveau fédéral par des écosystèmes, des biorégions et des biomes [1]. L’écologie sociale ravive donc l’écologie politique sur la base de communes écologiques autonomes et solidaires, adaptées et entrelacées à leurs environnements naturels, au sein d’un confédéralisme d’éco-communes. Quoique la pensée urbaniste de l’auteur, pensée critique de la métropolisation et favorable à l’autonomie alimentaire, soit développée dans d’autres ouvrages [2], l’anthropologie suggère bien des pistes fondamentales pour des politiques urbaines soucieuses à la fois des enchevêtrements multispécifiques, des réalités géographiques et topographiques et des modes de vie collectifs et libres.
Le paradigme de la raison : une pensée de la singularité humaine
Bookchin invite parallèlement à reconnaître l’exceptionnalité de l’espèce humaine, en soulignant la place dite extraordinaire de l’humanité dans la nature. Il dresse un tableau des spécificités qui seraient sans égal dans les espèces autres qu’humaines et établit ainsi une distinction claire entre humanité et animalité, selon une logique de différenciation. Outre le fait que l’éthologie animale tend à contredire fermement la plupart de cette exclusivité, l’acharnement de Bookchin à la défendre agit à contre-courant de sa volonté de combler le fossé créé par le dualisme. Considérant toute approche égalitaire comme antihumaniste et avilissante pour l’être humain, il propose des résumés malheureusement simplistes du biocentrisme et de l’écologie profonde, de manière explicitement hostile à une critique des anthropocentrismes. Son apologie des attributs humains l’amène de plus à se référer à des dichotomies qualitatives – entre nécessité et liberté, communauté et société, sociétés primitives et sociétés modernes, ou encore choix animal et volonté humaine – qui confortent le dualisme en question, selon la tendance occidentale à interpréter les différences en termes de hiérarchie.
L’écologie sociale affirme plus précisément la suprématie de la raison comme attribut distinctif, en insistant sur l’intellectualité des êtres humains. Ceux-ci peuvent conceptualiser, relier des idées, communiquer symboliquement, prévoir, comprendre ou encore opérer volontairement des changements dans le monde : ils possèdent une complexité structurelle, psychologique et neurologique (p. 132, « Liberté et nécessité dans la nature »), dont témoigne l’apparition de la subjectivité consciente.
La raison apparaît comme le résultat de l’histoire évolutionnaire de l’esprit. En effet, les êtres humains auraient acquis un niveau de conscience et de sophistication intellectuelle dont les premières tribus n’auraient pas eu besoin (p. 210, « La société écologique et ses utopies »). La civilisation aurait ouvert la voie à l’émergence d’individus intentionnels, leur permettant de devenir le « connaître » de la nature lui-même (p. 84, « La notion d’écologie sociale »), voire l’incarnation de l’évolution naturelle vers l’intellect, l’esprit et l’autoréflexivité. Ainsi, dans une société écologique, la nature humaine, ou seconde nature, « deviendrait la première nature rendue autoréflexive, une nature pensante qui se connaîtrait elle-même » (p. 194, « La dialectique écologique »).
Quoiqu’une attention consciente au vivant soit indéniablement nécessaire et qu’une certaine responsabilité environnementale ne puisse être exclue dans une perspective d’aménagement du territoire et de protection des milieux, l’écologie sociale tend à présenter les êtres humains comme les gardiens rationnels gérant la nature dans l’intérêt propre de celle-ci. Ils doivent orienter l’évolution naturelle, la monumentaliser (p. 117, « Du caractère naturel des sociétés »), devenir des agents actifs de la biosphère (p. 144, « Liberté et nécessité dans la nature ») et prendre en charge l’intendance de la planète (p. 190, « La dialectique écologique »). Parce que la diversité naturelle nous aurait permis d’accéder à une pleine liberté, parce que nous seul·e·s pourrions choisir le monde dans lequel nous voulons vivre, cette responsabilité écologique démiurgique nous incomberait, pour « créer des jardins plus féconds que l’Éden lui-même » (p. 251, « La société écologique et ses utopies »). L’écologie sociale n’est donc pas seulement une manière de penser de façon organique : elle se veut source de sens éthique et rationnel pour l’évolution.
Ce rationalisme écologique semble exiger la défense non seulement de la suprématie de la raison, mais aussi de la tradition occidentale rationaliste et de ses aspects colonialistes. Comme en témoignent certaines références au primitivisme ou à l’atavisme, l’écologie sociale ne parvient pas à désamorcer le mythe principal du progrès et les autres idéologies qui entourent le colonialisme. En maintenant en outre le rôle de la raison comme base de l’identité humaine et comme justification de sa supériorité sur la nature, Bookchin ignore ostentatoirement bien des critiques – notamment environnementales, féministes ou postcoloniales – de la rationalité occidentale, qui montrent pourtant que l’hégémonie de la raison, conçue comme radicalement distincte du corps, implique un réseau de dualismes interconnectés qui polarisent les différences en opposant le supérieur et l’inférieur. Contrairement à ce qu’avance l’auteur, une approche moins colonisatrice de la nature n’implique pas de rejeter toute raison humaine, mais cesse de la traiter comme base de la supériorité et donc de la domination.
Comme l’indique Marin Schaffner dans sa postface, Bookchin nous confie de précieux outils tant philosophiques que concrets. Il invite en effet à penser de façon écologique, à se reconnecter au foisonnement de la coévolution multispécifique, à développer des éco-communautés et à reprendre le pouvoir sur nos vies, contre l’hégémonie capitaliste. L’écologie ne se réduit donc nullement à un simple environnementalisme, puisqu’elle traite de l’interdépendance dynamique du vivant et du non-vivant, en y inscrivant l’humanité de manière décisive. L’écologie sociale peut ainsi élaborer une analyse puissante du rôle de la hiérarchie intra-humaine dans la destruction écologique, insistant à juste titre sur le besoin de maintenir une critique des structures sociales.
Cependant, la pensée de Bookchin, appuyée sur une thèse de réduction historique, semble peu disposée à accueillir une critique approfondie, non pas de la domination intra-humaine, mais de la domination humaine sur la nature, confinant ainsi la politique aux relations humaines. De même, elle échoue à reconnaître une notion de différence humaine non liée à la hiérarchie. Enfin, bien que les traditions radicales occidentales puissent offrir de précieuses informations sur la crise écologique et sociale, il manque à Bookchin une autocritique, vis-à-vis de la dimension colonisatrice d’une philosophie qui repose sur l’hégémonie de la raison et qui place la culture occidentale au sommet de l’évolution. Par son insensibilité certaine envers toute critique postcoloniale des relations occidentales des êtres humains et de la nature, il défend des hypothèses liées à la colonisation humaine de la nature et conserve des formes de hiérarchie intra-humaine qui s’en inspirent.
Si l’écologie sociale semble manquer son objectif de réconciliation des différentes critiques de la domination, on pourra néanmoins retenir les aspirations édifiantes de l’auteur à constituer une forme sociale complète, écologique, démocratique et libre. L’écologie sociale permet de donner corps à une distribution humanité-nature radicalement neuve, fondée sur l’inscription pleine et entière des activités et constructions humaines dans les milieux naturels et dans des courants d’entraide. Bookchin esquisse ainsi implicitement la vision d’un urbanisme et d’un aménagement libertaires et écologiques, en tant qu’il invoque une reconstruction et une réorganisation des structures sociales sur la base de la diversité et de la complexité. Il s’agira d’envisager des pratiques et des usages de l’espace, respectueux envers les fondations biotiques et climatiques de l’existence, et soucieux des lignes de vie interdépendantes et de leurs possibilités multiples d’association.
Bibliographie
- Bookchin, M. 2005 [1982]. The Ecology of Freedom : The Emergence and Dissolution of Hierarchy, Chico : AK Prass.
- Bookchin, M. 1996 [1990]. The Philosophy of Social Ecology, Montréal : Black Rose Books.