Dossier : Effervescences de l’habitat alternatif
L’expertise architecturale et l’expertise urbaine tirent bénéfice, comme nombre de professions dotées de hautes qualifications, de « l’asymétrie de l’information » (Ramau 2000) : le praticien est supposé disposer d’un savoir-faire théorique et pratique qui lui confère un certain ascendant sur son client. On sait combien il peut être structurant, pour des professionnels et des artistes, de minimiser la capacité du public « profane » à comprendre et apprécier leurs œuvres et productions. Il leur est également essentiel de développer des doctrines et des pratiques prenant le contre-pied des valeurs consensuelles, des goûts ou du sens commun partagés par les « profanes ». L’histoire de l’architecture est scandée par les périodes de flux et reflux de cette revendication d’autonomie de la conception. L’une des interrogations actuelles est de savoir comment, sur fond d’urbanisme « durable », vont se recomposer en architecture la revendication d’une certaine liberté de création, la part de reformulation de la commande, la synthèse et la réponse aux attentes nombreuses et diversifiées qui émanent d’usagers tendant à être davantage impliqués dans les décisions.
Le cas de l’habitat alternatif est un laboratoire de cette recomposition, un bon observatoire des postures que peuvent être amenés à prendre les architectes, face à des « clients » d’un type spécifique. La dimension innovante et militante des opérations, le jeu complexe des acteurs au sein duquel tous les rôles sont à négocier, la réflexion sur les particularités architecturales à donner à l’habitat alternatif sont autant de révélateurs de la situation dans laquelle se trouvent les architectes dans ce segment précis de production d’habitat. C’est en tous cas ce que nous avons questionné dans l’enquête que nous avons conduite sur six opérations en projet : la coopérative du Village vertical à Villeurbanne, celle du Grand Portail à Nanterre, la coopérative Arbram à Toulouse, les deux initiatives de collectifs de personnes âgées Les Babayagas à Montreuil et Lo Paratge à Saint-Julien-de-Lampon (Dordogne), ainsi que l’opération d’autopromotion Diapason à Paris 19e (Biau et Bacqué 2010).
Des architectes militants
Le développement actuel de l’habitat coopératif ou en autopromotion est à un point critique. Soit les projets, pour l’instant diffus en France, pourront s’installer, réussir et enclencher, comme dans nombre de pays étrangers, une dynamique importante d’amplification ; soit ils resteront à une échelle expérimentale, comme un petit nombre d’opérations très valorisées symboliquement, prototypes de séries qui n’existeront jamais. Il y a donc, pour les architectes comme pour tous les partenaires des initiatives émergeant actuellement, un enjeu particulier de démonstrativité associé à une réelle prise de risque.
De ce fait, les architectes qui s’investissent dans ces opérations ont un profil de militants : leur investissement est beaucoup plus important pour ce type de projet que pour une opération « ordinaire », notamment en temps de travail. Ils consentent aussi, outre le risque d’être mal rémunérés, l’effort de s’engager dans une collaboration parfois tumultueuse avec le collectif-client, d’imaginer des méthodes de travail différentes, souvent d’outrepasser bénévolement les missions traditionnelles du concepteur – par exemple, en participant à la programmation ou au montage administratif du dossier.
Pour certains architectes, l’engagement en faveur de l’habitat alternatif est cohérent avec leur trajectoire de vie, personnelle et militante : expérience de vie communautaire, intérêt ou contribution au mouvement des squats berlinois ou genevois des années 1980-90, engagement écologique, politique ou social, etc. Les relations des habitants et des architectes sont alors qualifiées d’évidentes, comme s’ils étaient en « consonance idéologique » et, de ce fait, dans une relation de confiance immédiate. Les architectes adoptent comme leurs les principales valeurs portées par les groupes dans les opérations : valorisation des échanges et des solidarités, souci de mixité, distance par rapport au modèle consumériste en général, à ses implications dans l’immobilier et le logement en particulier, valorisation de l’expérimentation. Pourtant, il est clair pour tous que cette pratique de l’architecte comme acteur engagé, médiateur, « travailleur social » (Benjamin et Aballéa 2000) n’est pas celle qui conduit aux carrières les plus prestigieuses.
Sur le plan professionnel, on voit l’intervention sur l’habitat alternatif s’inscrire dans trois types de trajectoires, qui y amènent de manière différente :
- Certains architectes du logement coopératif ou alternatif sont, avant tout, des architectes du logement collectif social (y compris en matière de logement pour étudiants, jeunes travailleurs, migrants, maisons de retraite, etc.) et témoignent d’un souci de concilier qualité et budgets serrés, de tenir compte des perceptions et des pratiques des habitants.
- Une deuxième filiation, proche de la précédente, est celle du travail sur le projet urbain dans des dispositifs de concertation. Cela est très clair pour les architectes investis dans l’habitat autogéré ou participatif de la première génération (années 1975-1980) qui se sont intéressés à la participation dans la conception de l’habitat à partir de démarches d’ateliers publics et sur la base de coopérations avec des organismes innovants de logement social. Les dispositifs actuels de démocratie participative feront peut-être, eux aussi, émerger un groupe d’architectes investis dans la conception partagée de logement, le développement de l’initiative citoyenne, le travail avec les associations de quartier.
- La troisième filiation n’est à l’œuvre en France que depuis une petite dizaine d’années. C’est celle qui, selon un rapprochement auquel conduisent les éco-quartiers, associe dispositifs coopératifs et intérêt pour les questions environnementales. Ici, le modèle de pays comme l’Allemagne, la Suisse, le Danemark ou la Grande-Bretagne, et d’opérations comme BedZED à Londres ou le quartier Vauban à Fribourg-en-Brisgau est déterminant. Et les architectes de l’habitat coopératif sont souvent ceux qui ont eu l’opportunité de se situer en « passeurs » de cette expérience européenne.
Des méthodes de travail spécifiques
La particularité des opérations d’habitat alternatif amène nécessairement les architectes à s’interroger, d’une part, sur la délimitation de leur mission (assistance à maîtrise d’ouvrage, programmation au sens plus étroit, maîtrise d’œuvre ou conception) et, d’autre part, sur la nature de leur dialogue avec le groupe des habitants. Les partenaires sont beaucoup plus nombreux que dans la production traditionnelle d’habitat et les relations entre eux fort peu formalisées. Pour faire un clin d’œil aux « dispositifs de confiance » de Lucien Karpik (1996), on pourrait dire que la confiance fait ici bien souvent office de dispositif d’action.
La démarche se développe souvent en deux temps assez marqués : dans une première phase, l’architecte travaille sur la volumétrie et le plan-masse de l’opération. Le dialogue avec les habitants repose alors surtout sur des questions de programmation, dans un aller-retour programme-projet affinant le programme initialement acté. Pour les architectes, « les gens doivent dire ce qu’ils veulent mais pas comment ils le veulent ». C’est seulement dans la deuxième phase, quand les ménages se sont répartis les logements, que s’engagent des discussions plus serrées avec eux sur la mise en forme des espaces.
Que cela procède d’une démarche méthodologique spécifique ou que cela soit engendré par le modus operandi du travail en collectif, les architectes inventent des méthodes de travail particulières. Ils recourent à des jeux de rôle pour faciliter la prise de parole des habitants en réunion ou rendre plus pragmatique leur rapport aux mesures et qualités des espaces, organisent des « travaux pratiques » (collages, réalisation de maquettes), voire de véritables ateliers de formation des habitants. Et ils affichent volontiers la conviction de ne « pas avoir la science infuse », prenant ainsi des distances par rapport aux postures d’autorité habituelles.
À la recherche d’une architecture exprimant le « fait coopératif » ?
Comme l’ont noté Philippe Bonnin, Vladimir Kalouguine et Alain Blondel (1985), les projets auxquels on a affaire dans l’habitat alternatif posent la question de l’expression architecturale d’une diversité dans l’unité. En effet, alors que l’acte architectural repose sur un certain degré de cohérence et d’homogénéité, la diversité des attentes des ménages quant à leur espace propre pourrait se traduire en façade par un patchwork de percements, de matériaux et de couleurs non coordonnés. La posture habituelle de l’architecte semble être de tenir la conception de la volumétrie d’ensemble et des façades comme relevant de sa compétence exclusive. Il est intéressant de noter, dans les opérations où la contrainte foncière est faible (périurbain, bourgs), le bras de fer entre les futurs habitants, attachés à la maison individuelle, et les professionnels, concepteurs en tête, qui les rappellent à la valorisation du collectif tant comme typologie plus efficace sur le plan énergétique que comme icône de solidarité et de partage.
Les espaces partagés sont les lieux qui spécifient la démarche, donnent un « plus » au logement, révèlent les valeurs et le mode de fonctionnement du groupe. Ils font l’objet d’une invention programmatique débridée de la part des habitants, parfois même au détriment de la réflexion sur leur propre logement. Mais parce qu’ils ne relèvent pas d’une image normée, ils sont le produit d’une co-conception dans laquelle les professionnels apportent des solutions spatiales, tandis que les habitants se préoccupent plutôt de la gestion collective future.
Pour les architectes, une pratique pionnière ou une évolution de la pratique ordinaire ?
Les concepteurs entrant dans ces opérations quelque peu marginales n’ont qu’exceptionnellement l’opportunité de les réitérer, et moins encore d’engager une forme de spécialisation. On constate, d’ailleurs, quand on les invite à évoquer leur posture lors de ces processus, que leurs propos ne mettent pas en avant les capacités d’écoute et d’adaptation qu’ils ont mises en œuvre. Fait très significatif de l’air du temps, c’est à la dimension environnementale du projet que les architectes préféreront arrimer leur argumentaire (performances énergétiques, innovation sur les matériaux, etc.). Il apparaît encore aujourd’hui difficile de faire valoir, dans le champ de l’architecture, une démarche de conception hétéronome, dans laquelle le rôle de l’habitant, du contexte et des contingences soient clairement défini.
Bibliographie
- Benjamin, I. et Aballéa, F. 1990. « L’évolution de la professionnalité des architectes », Recherche sociale, n° 113-114.
- Biau, V. et Bacqué, M.-H. (dir.). 2010. Habitats alternatifs : des projets négociés ?, LAVUE–PUCA, novembre.
- Bonnin, P., Kalouguine, V. et Blondel, A. 1985. Rôle de l’architecte dans un processus de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre collectives, Paris : Unité pédagogique n° 6.
- Haumont, B. 2000. « État des questions », Cahiers Ramau, n° 1, « Organisations et compétences de la conception et de la maîtrise d’ouvrage en Europe », p. 41-57.
- Karpik, L. 1996. « Les dispositifs de confiance », Sociologie du travail, n° 4, p. 527-550.
- May, N. 2000. « Production des services et relation de service », Cahiers Ramau, n° 1, « Organisations et compétences de la conception et de la maîtrise d’ouvrage en Europe », p. 61-81.