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Débats

Faire l’histoire intellectuelle du biorégionalisme

Alors que les idées biorégionalistes se diffusent en France, leur histoire reste en partie à écrire. Ce mouvement écologiste venu des États-Unis se distingue en effet par une diversité d’approches peut-être incompatibles entre elles.

Parmi les utopies écologistes ayant émergé dans les années 1970, le biorégionalisme resta longtemps exclusivement nord-américain. Après une large diffusion internationale depuis au moins deux décennies, le concept commence seulement à se faire une place en France. Au cœur d’une dynamique éditoriale notamment portée par les éditions Wildproject, la promotion du biorégionalisme reste avant tout une démarche militante, fondée sur un récit partiel de l’histoire du mouvement [1]. Afin de restituer d’une manière plus fidèle les principes fondateurs et les ramifications théoriques du biorégionalisme, il est possible d’en faire une véritable histoire intellectuelle à partir de l’histoire des idées écologistes et des apports conceptuels des humanités environnementales.

Les sources américaines du biorégionalisme

Forgée aux États-Unis, la notion de « biorégion » semble bénéficier d’une définition proche de celle de la « région naturelle » qui intéressait les géographes au début du XXe siècle. Toutes deux correspondraient à une portion de l’espace terrestre essentiellement façonnée par des processus naturels – hydrologiques, climatiques, géomorphologiques ou encore biogéographiques. Cette proximité n’a rien d’étonnant, puisque Peter Berg, principale figure du biorégonalisme, a forgé le concept de « biorégion » en compagnie du biogéographe Raymond Dasmann, spécialiste des « provinces biotiques », relativement équivalentes aux régions naturelles. En 1977, les deux auteurs proposent de « réhabiter » les biorégions, en redéveloppant une « identité biorégionale » perdue. Celle-ci correspondrait aux modes d’habiter traditionnels des populations autochtones, qui préexistaient à la colonisation du territoire américain (Cronon 1983). La « réhabitation » des biorégions consisterait ainsi en un « retour dans la nature » : une vie sauvage hors des villes, en harmonie avec la nature après avoir retrouvé notre place dans sa hiérarchie (Sale 2020).

Dans leur article fondateur de 1977, Berg et Dasmann brouillent toutefois cette définition strictement « naturelle » des biorégions en évoquant le « contexte cognitif » de leur identification, à partir des pratiques humaines de celles et ceux qui l’habitent (Berg et Dasmann 2019). La causalité est toutefois à sens unique : les conditions naturelles de la biorégion « influencent » les manières humaines de l’habiter, mais pas l’inverse [2]. Cette conception déterministe des rapports entre nature et société est à l’origine de l’épistémologie flottante des « biorégions » qui suit le concept depuis les années 1970 (Frenkel 1994). On retrouve cette orientation dans la précision successive des principes biorégionalistes, où persiste une tension entre « science » et « sensibilité » (Alexander 1990). Cette tension apparaît, aujourd’hui encore, dans les débats sur les manières de délimiter les biorégions, sur la détermination de la bonne échelle « humaine » de l’organisation politique, sur l’importance du paysage ou sur la fluidité des frontières biorégionales. Structuré de manière informelle autour de ces discussions récurrentes des mouvements écologistes, le biorégionalisme rassemble toutes les caractéristiques d’une véritable idéologie verte (Semal 2017). Cette présentation théorique du mouvement ne doit toutefois pas occulter les formes militantes que celui-ci a prises, dès sa constitution. Des expériences biorégionales ont en effet accompagné sa théorisation, à l’instar de la Cascadia, territoire à cheval entre les États-Unis et le Canada, considérée comme le « laboratoire in vivo de la pensée biorégionaliste » (Celnik 2015).

Circulations internationales

Au début des années 2010, l’architecte et urbaniste italien Alberto Magnaghi a publié plusieurs textes regroupant les principaux concepts de « l’école territorialiste » – dont il est le chef de file (Garçon et Navarro 2012) – dans une forme renouvelée de « biorégionalisme ». Celui-ci se démarque de son homonyme américain : il n’est plus question de « réhabiter » des biorégions dissimulées sous les frontières politiques arbitraires des sociétés, mais de « mieux habiter » tous les territoires en prenant davantage en compte leurs caractéristiques naturelles (Magnaghi 2014). La perspective est constructiviste, fondée sur le rejet de l’évolution écologiquement déterminée des sociétés humaines. S’il n’est pas l’héritier fidèle du mouvement américain en Italie (Rollot 2018a), ce « nouveau » biorégionalisme constitue une reformulation significative des principes biorégionalistes, qui aura sa propre résonance en France.

Depuis plusieurs années, le biorégionalisme fait l’objet d’une consistante dynamique éditoriale et politique en France. Malgré le nombre, la variété et la profondeur des écrits américains, c’est le « nouveau » biorégionalisme italien qui occupe d’abord le devant de la scène. Plusieurs ouvrages de représentants de l’école territorialiste sont ainsi publiés par les éditions Eterotopia. En 2018, un premier « manifeste » francophone tente de rétablir ce déséquilibre, mettant à l’honneur quelques figures américaines du mouvement (Rollot 2018b). L’ouvrage est suivi de la traduction de textes fondateurs, de la poésie à la théorie politique. Le biorégionalisme est présenté comme une pensée « ouverte » pouvant intégrer une multitude d’approches écologistes, dont certaines lui préexistaient (Schaffner et al. 2021). À première vue, l’ordre inversé d’arrivée des deux biorégionalismes en France peut surprendre. L’une des premières mentions francophones du mouvement américain éclaire toutefois le contexte de sa réception : en 2001, un entretien avec Peter Berg est publié dans la revue Éléments, vitrine grand public de la « Nouvelle Droite ». Les travaux sur le rapport à l’écologie de cette mouvance d’extrême droite indiquent que ses principaux théoriciens s’intéressent de longue date à l’écologie profonde (François 2016). Cette dernière pourrait aussi éclairer en partie le fond conceptuel du rapport distant au biorégionalisme de la gauche écologiste.

Biorégionalisme, écologie politique et humanités environnementales

Selon plusieurs observateurs, l’écologie profonde américaine serait la véritable matrice théorique d’un biorégionalisme sous-théorisé (Davidson 2007). Comme les éthiques environnementales, l’écologie profonde se caractérise par une mise à distance de l’anthropocentrisme, refusant l’exceptionnalisme humain. Ces courants écologistes représentent donc le pôle « non anthropocentrique » du débat américain sur la nature de la pensée écologique. Biorégionalisme et écologie profonde vont toutefois plus loin en revendiquant une révolution ontologique dans le rapport à la nature : à l’échelle individuelle comme collective, les êtres humains devraient développer leur lien spirituel avec les lieux qu’ils habitent. Cette proximité éclaire le rejet tardif du biorégionalisme par Murray Bookchin [3], principal théoricien de l’écologie sociale et fervent critique de la « misanthropie » essentialiste de l’écologie profonde. Dans le contexte américain, la pensée constructiviste de Bookchin représente ainsi le pôle « anthropocentrique » de la pensée verte, où l’humain reste la variable fondamentale.

L’écologie politique française n’est quant à elle pas du tout structurée autour de ce débat sur le « centre » de l’écologie (Whiteside 2002). De différentes manières, elle consiste au contraire à mettre en tension politique les rapports matériels entre les sociétés humaines et leurs environnements naturels, constatant justement leur hybridation permanente. Pour les écologistes francophones, ces rapports sont avant tout déterminés par une structure économique capitaliste et une organisation technique particulière de la société. De fait, la critique écologiste s’inscrit à la suite du mouvement socialiste, délaissant, parfois explicitement, l’idée d’une déconnexion humaine vis-à-vis de la nature comme source de la crise environnementale. Le corpus théorique de l’écologie politique francophone apparaît ainsi beaucoup plus proche conceptuellement de l’écologie sociale que de l’écologie profonde. L’identification de cette spécificité de la pensée écologiste française est essentielle pour expliquer certaines premières réactions hostiles au biorégionalisme [4] et comprendre le contexte du faible intérêt pour celui-ci jusqu’aux années 2010.

Outre les premières traductions de travaux territorialistes italiens, la véritable éclosion du biorégionalisme en France résulte de la dynamique collapsologique. Les théories de l’effondrement, notamment popularisées par Yves Cochet puis Pablo Servigne, constituent en effet le cadre théorique global de la promotion francophone des propositions biorégionales [5]. Les deux branches américaine et italienne du biorégionalisme sont ainsi mobilisées – la première pour sa dimension catastrophiste, la seconde pour ses principes plus fins d’organisation et d’aménagement du territoire – dans une démarche prospective originale, basée sur le scénario d’un effondrement de la civilisation thermo-industrielle. En rompant la fourniture habituelle des services essentiels à la vie humaine, celui-ci nous conduirait vers une organisation biorégionale du territoire, essentiellement déterminée par notre incapacité collective à dépasser les « lois de la nature » et leur géographie. Ce modèle de transition vers le biorégionalisme apparaît comme « déterministe » car établissant une « causalité stricte » entre l’environnement d’une société et ses formes culturelles (Raffestin 1971). La forme francophone « bâtarde » du biorégionalisme relance ainsi naïvement un débat centenaire de la discipline géographique, dans lequel les propositions théoriques ne manquent pas.

Le débat historique entre déterminisme et possibilisme en géographie rejoint celui, plus récent, qui structure les humanités environnementales autour des rapports entre nature et société (Quenet 2017). Ce champ en croissance propose ainsi de puissants outils pour clarifier les propositions biorégionalistes : diversité des rapports situés à la nature, rôle ambivalent du corps scientifique vis-à-vis de la crise écologique, étude des manières autochtones d’habiter des espaces sauvages, éclairage épistémologique sur la construction sociale de la « bonne » échelle humaine et écologique de l’organisation politique (Brown et Purcell 2005). Parce qu’elles parachèvent le projet théorique spécifique du corpus écologiste francophone, les humanités environnementales pourraient contribuer à préciser certaines intuitions biorégionales en les fondant scientifiquement, pour qu’elles puissent se faire une place au sein des théories contemporaines de l’écologie politique.

Bibliographie

  • Alexander, D. 1990. « Bioregionalism : Science or Sensibility ? », Environmental Ethics, vol. 12, n° 2, p. 161‐173.
  • Berg, P. et Dasmann, R. 2019 [1977]. « Réhabiter la Californie », EcoRev’. Revue critique d’écologie politique, n° 47, p. 73-84.
  • Brown, C. J. et Purcell, C. 2005. « There’s Nothing Inherent About Scale : Political Ecology, the Local Trap, and the Politics of Development in the Brazilian Amazon », Geoforum, n° 36, p. 607-624.
  • Celnik, J. 2015. « La Cascadia, laboratoire du modèle biorégionaliste étatsunien », Revue française d’études américaines, n° 145, 2015, p. 117-129.
  • Cronon, W. 1983. Changes in the Land. Indians, Colonists, and the Ecology of New England, New York : Hill and Wang.
  • Davidson, S. 2007. « The Troubled Marriage of Deep Ecology and Bioregionalism », Environmental Values, vol. 16, n° 3, p. 313-332.
  • François, S. 2016. « L’extrême droite française et l’écologie. Retour sur une polémique », Revue française d’histoire des idées politiques, n° 44, p. 187-208.
  • Frenkel, S. 1994. « Old Theories in New Places ? Environmental Determinism and Bioregionalism », The Professional Geographer, vol. 46, n° 3, p. 289-295.
  • Garçon, L. et Navarro, A. 2012. « La société des territorialistes ou la géographie italienne en mouvement », Tracés. Revue de sciences humaines, n° 22, p. 139-151.
  • Magnaghi, A. 2014. La Biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Les Lilas : Eterotopia.
  • Quenet, G. 2017. « Un nouveau champ d’organisation de la recherche, les humanités environnementales », in G. Blanc, E. Demeulenaere et W. Feuerhahn (dir.), Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris : Publications de la Sorbonne, p. 255-269.
  • Raffestin, C. 1971. « Réflexions sur les processus d’évolution de la géographie humaine », Geographica Helvetica, vol. 26, n° 2, p. 53-57.
  • Rollot, M. 2018a. « Aux origines de la “biorégion”. Des biorégionalistes américains aux territorialistes italiens », Métropolitiques.
  • Rollot, M. 2018b. Les Territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, Paris : François Bourrin.
  • Sale, K. 2020 [1985]. L’Art d’habiter la Terre. La vision biorégionale, Marseille : Wildproject.
  • Schaffner, M., Rollot, M. et Guerroué F. (dir.). 2021. Les Veines de la Terre. Une anthologie des bassins‑versants, Marseille : Wildproject.
  • Semal, L. 2017. « Les chantiers de la théorie politique verte », in G. Blanc, E. Demeulenaere et W. Feuerhahn, Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris : Publications de la Sorbonne, p. 181-200.
  • Whiteside, K. 2002. Divided Natures. French Contributions to Political Ecology, Cambridge : MIT Press.

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Pour citer cet article :

Antoine Dubiau, « Faire l’histoire intellectuelle du biorégionalisme », Métropolitiques, 28 février 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Faire-l-histoire-intellectuelle-du-bioregionalisme.html

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