Entretien réalisé par Olivier Gaudin.
Pourriez-vous présenter pour commencer le lieu d’origine de l’exposition, son bâtiment et son contexte ?
L’Akademie der Künste est une institution berlinoise qui réunit différents arts, des arts visuels à la littérature, de la danse à l’architecture. Le bâtiment conçu par Werner Düttmann dans le Hansaviertel est un chef-d’œuvre du patrimoine moderne de Berlin. Mais comme tous les bâtiments modernes, il est vulnérable et doit être régulièrement réparé, voire restauré. La dernière restauration vient d’être menée par l’architecte Winfried Brenne, connu pour son travail sur les bâtiments emblématiques du Mouvement moderne, comme l’école du Bauhaus à Dessau.
Comment l’exposition présente-t-elle la réparation du bâtiment ?
Nous avons voulu rendre visible une dimension essentielle de la vie du bâtiment que l’architecture moderne visait systématiquement à cacher : celle de sa maintenance. L’idée de réparation, qu’elle soit architecturale, matérielle ou sociale, est de prolonger la durée de vie des choses. Pour ce faire, il faut miser sur la maintenance et le soin de l’existant. Mais notre société ne valorise guère ce travail de maintenance et de réparation, privilégiant la construction de bâtiments neufs.
Pour toutes les photographies : vues de l’exposition The Great Repair, Akademie der Künste/Hanseatenweg, Berlin, janvier 2024. Photos : O. Gaudin.
Nous avons détourné la hiérarchie du bâtiment, avec son escalier monumental qui mène aux salles d’exposition de l’étage, pour faire passer les visiteurs par l’escalier de service, puis par le couloir qui mène vers l’atelier, la cuisine et le stockage – couloir d’ordinaire inaccessible au public. Une série photographique de Zara Pfeiffer, qui documente ce travail des agents d’entretien, accompagne ce parcours inhabituel, suivi par la documentation du travail de réparation du bâtiment lui-même par Brenne. Par l’escalier de service, on entre d’une manière curieuse : directement dans la grande salle de l’exposition de 1000 m2. La première chose que l’on voit en entrant est l’étagère avec les produits que les agents d’entretien utilisent pour nettoyer quotidiennement la salle.
Le titre même de l’exposition lui donne une tonalité : comment l’avez-vous imaginé ?
Avec Milica Topalović et l’équipe de la revue Arch+ (Christian Hiller, Markus Krieger, Alex Nehmer, Anh-Linh Ngo), avec qui nous avons conçu l’exposition, nous savions que le terme de réparation est très présent dans l’histoire des techniques ou les sciences de l’informatique, marquées par les problématiques d’innovation et d’obsolescence (Jackson 2014). Mais le titre de l’exposition fait directement référence à l’essai majeur de Wilfried Lipp, qui parle dès 1993 de la « société de réparation » (Lipp 1993). Cet essai nous a confortés dans le choix du terme, parce que son interprétation de la réparation va au-delà de ce qu’on entend généralement par réparer une chose, à savoir surmonter un défaut pour retrouver son état d’origine. Son texte nous a permis d’élargir la portée théorique de notre projet. Lipp, qui était en Autriche l’équivalent d’un architecte des bâtiments de France, passe en revue les différents termes que l’on a accolés à celui de « société » : société de consommation, de risque, d’information, etc. Il fait remarquer que l’idée de réparation en tant qu’activité de maintien et d’amélioration est nécessaire face au dérèglement climatique et à la pénurie de ressources. S’opposant aux diverses notions du patrimoine, comme la restauration ou la restitution, Lipp propose d’étendre le principe de réparation de l’environnement construit au non construit et donc aux dimensions écologiques et économiques : « La réparation est une formule d’intégration pour sauver l’histoire, c’est le refus d’un monde ruiné, le relais pour un nouveau contrat social dans lequel la conscience du passé, la reconnaissance des limites des ressources et de la notion de justice sociale sont les principes directeurs » (Lipp 1993). Et, ce qui est aussi important : son propos aide à penser que la réparation, loin de retirer la notion de créativité à la production de l’espace, la présuppose.
Comment ces idées ont-elles nourri le positionnement de l’exposition ?
Lipp ouvre une voie alternative au techno-solutionnisme qui prétend maintenir la croissance économique tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, à partir de solutions technologiques comme les smart cities ou la géo-ingénierie, qui posent de sérieux problèmes d’obsolescence, de contrôle et d’inégalité sociale. D’autre part, nous voulions tracer une alternative aux approches qui puisent leurs modèles dans une vision idéalisée de la société européenne préindustrielle. Au prétexte d’une réparation urbaine, elles cherchent à remplacer ce qui ne correspond pas à cet idéal par une pratique de l’urbanisme réactionnaire dit « européen », qui donne une illusion d’écologie en se fondant sur une vision idéalisée du passé. Ces approches cherchent à restaurer la domination européenne et les hiérarchies sociales classiques.
Au contraire, la grande réparation s’engage pour la décolonisation et la pluralisation planétaire. Son axiome est de travailler avec les ressources et les matières qui sont là, de les soigner, de les maintenir. Elle implique une culture matérielle de l’architecte-bricoleur et de l’ingénieur-mainteneur et vise la justice spatiale.
Comment avez-vous imaginé de présenter la culture matérielle du changement, de manière pédagogique ?
Nous tenions à ce que l’exposition ne soit pas trop académique ni difficile d’accès. Ainsi, la grande salle commence par les objets du quotidien et le Maintenance Manifesto (1969 [1]) de Mierle Laderman Ukeles, une artiste new-yorkaise pionnière de l’art de la maintenance.
L’exposition se poursuit avec les différents thèmes de la grande réparation : « travailler avec l’existant », avec les archives de Winfried Brenne ou l’étonnant travail de Sarah Nichols sur le béton : il montre que d’ici vingt ans, la masse globale du béton aura atteint la biomasse planétaire. L’enjeu de « décoloniser les mondes du savoir » est abordé avec les œuvres très expressives de Kader Attia et de Santiago del Hierro. Dans la deuxième salle, le thème « donner les outils au peuple » est illustré par une maquette du Rheinisches Revier de Milica Topalovic et ses collaborateurs. Ce travail met en évidence que les chantiers d’éoliennes sont menés par les mêmes grandes entreprises qui ont effectué l’extraction minière du charbon, à nouveau, sans inclure les habitants dans le processus de production d’énergie.
La partie centrale de l’exposition aborde plutôt des situations conflictuelles. Est-ce pour montrer que l’idée de réparation ne va pas de soi, que des obstacles perdurent ?
En effet, nous voulions aussi montrer que tout n’est pas réparable, surtout en cas de conflits et de guerres. Il est alors d’autant plus important de « laisser les cicatrices visibles ». C’est le cinquième thème de l’exposition. La photo de Bas Princen documente les quelques fragments récupérés des fresques de Giotto détruites lors d’un tremblement de terre. Un film du Center for Spatial Technologies et de Forensic Architecture montre le travail de restitution de milliers d’images, de vidéos et de messages sur les réseaux sociaux pour attester que c’est bien un missile russe qui a frappé le théâtre de Marioupol, abritant des milliers de civils, en 2022, alors que l’armée russe a démoli le théâtre pour effacer toutes les traces du crime. Enfin, la synagogue de Manuel Herz au nord-ouest de Kiev commémore un des plus grands massacres de l’armée allemande qui a assassiné, les 29 et 30 septembre 1941, plus de 34 000 juifs dans le ravin de Babi Yar.
L’exposition aborde aussi la nécessité de changer la pratique du métier d’architecte ?
Oui, la dernière salle revient plus modestement sur notre discipline, l’architecture : d’abord en se demandant de quelle manière l’enjeu de la réparation exige de changer en substance la formation et la pratique des architectes. Lors de mes études, la plupart des sites d’étude étaient virtuels, et même avec les enseignants qui se voulaient « contextualistes », il s’agissait le plus souvent de raser pour reconstruire. Aujourd’hui, tous les ateliers de projet devraient travailler avec l’existant, que l’on parle du contexte ou des matériaux. Cela implique aussi pour les architectes une capacité à dire « non », comme l’ont fait Lacaton et Vassal pour la place Léon-Aucoc à Bordeaux en refusant d’embellir cette place par une nouvelle couche construite, au profit de sa maintenance. Si on pousse cette réflexion et que l’on prend en compte les effets entropiques de notre pratique, responsable en Allemagne de 38 % des émissions de gaz à effets de serre, 50 % des déchets et 90 % de la consommation de matières primaires, n’arrive-t-on pas nécessairement au moratoire sur toute nouvelle construction demandé par l’architecte Charlotte Malterre-Barthes ?
On peut se demander ce qui entrave, aujourd’hui, la possible mise en œuvre d’une grande réparation. À ce propos, comment l’exposition a-t-elle été reçue par le public, notamment par les responsables politiques présents à Berlin ?
Ce qui freine aujourd’hui, c’est la domination du techno-solutionnisme, la financiarisation du foncier et de l’immobilier, et des systèmes de comptabilité qui ne sont pas durables. Mais que l’exposition ait accueilli plus de 15 000 visiteurs nous donne de l’espoir, autant que l’intérêt des acteurs politiques que nous avons rencontrés. Malheureusement, de nombreuses communes restent prisonnières du paradigme de la croissance. Pour répondre à la pénurie de logements et profiter des taxes foncières, elles ne voient pas d’autre solution que d’étendre leur périmètre constructible. Et quand elles densifient, cela passe souvent par un processus de destruction de l’existant et la construction de bâtiments neufs.
Nous montrons alors que l’on peut à la fois densifier et intensifier sans démolir, en rendant fertiles l’ensemble des espaces et surfaces de l’ère fossile : parking, zone commerciale, autoroute urbaine… Nous pouvons développer un vaste répertoire pour la transition socio-écologique. Mes étudiants ont fabriqué un beau collage de Berlin qui montre que l’ensemble des parkings publics groupés compose une surface plus grande que celle du centre historique de la ville. Quel potentiel alors ! Mais cette approche implique une nouvelle culture de planification et de gouvernance qui aille au-delà de la participation et inclue les citoyens dans des processus de cocréation, ainsi qu’une politique foncière résolument socio-écologique.
L’exposition The Great Repair est issue d’une coopération entre ARCH+, l’Akademie der Künste, l’ETH Zurich et l’Université du Luxembourg. Elle est conçue par Florian Hertweck, Christian Hiller, Markus Krieger, Alex Nehmer, Anh-Linh Ngo, Milica Topalović.
Après s’être tenue d’octobre à janvier à Berlin, elle est présentée au Pavillon de l’Arsenal à Paris, du 6 mars au 5 mai 2024, sous le nom La Grande Réparation. Pour plus d’informations, voir le site internet.
Bibliographie
- Jackson, S. J. 2014. « Rethinking Repair », in T. Gillespie, P. J. Boczkowski, K. A. Foot (dir.), Media Technologies. Essays on Communication, Materiality, and Society, Cambridge : MIT Press, p. 221-239.
- Lipp, W. 2022 [1993]. « Rettung von Geschichte für die Reparaturgesellschaft im 21. Jahrhundert. Sub specie conservatoris », Arch+, n° 250, p. 44-49.