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Essais

Aux origines de la « biorégion »

Des biorégionalistes américains aux territorialistes italiens
Alors que la notion de « biorégion » connaît un succès grandissant, le livre La Biorégion urbaine d’Alberto Magnaghi est fréquemment cité comme référence. Mais peut-on vraiment considérer ce livre comme un texte « biorégionaliste » ?

Qu’est-ce que le biorégionalisme ?

Selon les écologistes fondateurs de la notion de « biorégion », le terme est utilisé pour « faire référence au contexte géographique autant qu’au contexte cognitif – à savoir aussi bien à un lieu qu’aux idées qui ont été développées à propos des manières de vivre en ce lieu » (Berg et Dasmann 1977). Néologisme utilisé pour servir une idéologie politique éco-anarchiste, le biorégionalisme est aussi un courant animaliste radicalement antispéciste [1] défendant, face à l’exploitation capitalistique industrieuse des milieux, un « holisme écologique » (une approche globale et inclusive de l’état de santé des écosystèmes) selon lequel la durabilité de tout établissement humain doit passer par une prise en compte pleinement écocentrée des milieux. Ainsi, comme le synthétisera 25 ans plus tard le paysagiste Robert Thayer :

Littéralement et étymologiquement parlant, une biorégion est un « lieu de vie » (life-place) – une région unique qu’il est possible de définir par des limites naturelles (plus que politiques), et qui possède un ensemble de caractéristiques géographiques, climatiques, hydrologiques et écologiques capables d’accueillir des communautés vivantes humaines et non humaines uniques. Les biorégions peuvent être définies aussi bien par la géographie des bassins versants que par les écosystèmes de faune et de flore particuliers qu’elles présentent ; elles peuvent être associées à des paysages reconnaissables (par exemple, des chaînes de montagnes particulières, des prairies ou des zones côtières) et à des cultures humaines se développant avec ces limites et potentiels naturels régionaux. Plus important, la biorégion est le lieu et l’échelle les plus logiques pour l’installation et l’enracinement durables et vivifiants d’une communauté (Thayer 2003, p. 3).

Historiquement parlant, disons, pour être brefs, que c’est autour de l’association écologiste Planet Drum Foundation, fondée par les militants radicaux Peter Berg et Judy Goldhaft, qu’un véritable réseau biorégional se structure sur les bases des publications de l’association (des « bundles » artisanaux envoyés aux membres de l’association à la revue Raise the Stakes, publiée dès 1974, jusqu’à une longue série d’ouvrages collectifs initiés par Reinhabiting a Separate Country, en 1978). Des dizaines d’articles paraissent ensuite autour de l’idée – notamment dans le CoEvolution Quarterly, qui publiera dès 1981 un numéro spécial « Bioregions » sous la codirection de Berg et de l’écologiste Stephanie Mills. Un congrès international d’une semaine intitulé « Bioregionalism Rising », organisé en 1984, réunit plus de 200 personnes en provenance de toute la planète. De sorte qu’à la fin des années 1980, plus de 250 groupes « à orientation biorégionale » sont recensés par la Planet Drum Foundation en Amérique du Nord.

L’idée de « biorégion », toutefois, était encore largement méconnue du public francophone jusqu’à tout récemment [2]. Elle fut notamment publicisée par l’ouvrage La Biorégion urbaine, publié en 2014 au sein de la micro maison d’édition Eterotopia, qui a sensibilisé les milieux de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage français au terme.

Le livre du chercheur italien Alberto Magnaghi est « une écriture remaniée » sur la base de trois textes différents parus presque simultanément en Italie [3]. Bien diffusé grâce à la grande reconnaissance dont bénéficiait déjà son auteur avant la parution, La Biorégion urbaine est rapidement devenu une référence citée dans l’Hexagone. Le problème est que le mouvement biorégionaliste fêtera bientôt ses 50 ans : un demi-siècle, durant lequel des centaines d’auteur·e·s travaillèrent à déployer une idéologie riche, complexe et surtout polymorphe – et un demi-siècle de recherche sur laquelle ne s’appuie nullement Alberto Magnaghi, où les territorialistes italiens n’ont fait qu’une apparition timide, tardive et partielle ; mais surtout, un demi-siècle que ces mouvements italiens, toujours pleinement anthropocentrés, ne suivent que très partiellement...

Figure 1

Dessin de Jay Kinney, publié en 1981 dans CoEvolution Quarterly, n° 32, « Bioregions » © Jay Kinney/jaykinney.com.

Le biorégionalisme en Italie

Il faut dire que les mouvements « biorégionalistes » (ou se revendiquant comme tels) sont nombreux en Italie, mais semblent très peu liés les uns aux autres. Le mouvement historique est celui lancé par Giuseppe Moretti, en contact direct avec le mouvement américain dès les origines. Ce paysan, auteur et traducteur, rencontre Berg et Goldhaft dès 1991 ; démarre dès 1992 une revue biorégionale intitulée Lato Selvatico ; invite Berg et Goldhaft pour une série de visites, rencontres et conférences en Italie dès 1994 ; cofonde le premier réseau biorégional italien dès 1996 ; invite à nouveau Berg et Goldhaft en 2003 ; cofonde le Sentiero Bioregionale en 2010 ; etc. Il n’a cessé de publier activement, jusqu’à aujourd’hui, sur la question.

Fait étrange, pourtant, aucune mention n’est faite, dans ses travaux, du nom d’Alberto Magnaghi, pas plus que ce dernier ne participe aux revues biorégionalistes italiennes, ni ne mentionne même leurs existences dans ses écrits… Interrogé à ce sujet, Giuseppe Moretti est explicite :

Alberto Magnaghi ? Je ne peux pas dire que je le connaisse, ni personnellement ni intellectuellement. J’ai entendu parler de lui au début de notre mouvement, et je me rappelle avoir tenté d’enquêter à son sujet sur les quelques textes de lui alors disponibles, mais honnêtement, je n’ai pas trouvé grand-chose d’intéressant […], ni aucune connexion consistante avec l’essence de l’idée biorégionale – bien qu’il mentionne et utilise le mot « biorégion ». […] Il est tout à fait emblématique qu’il ne mentionne presque jamais le nom de Peter Berg ou de la Planet Drum Foundation : c’est peut-être qu’il utilise le mot de « biorégion », mais qu’il ne pense pas vraiment en ces termes précis [4].

Dommage : les travaux menés par Moretti et ses acolytes s’avéraient, suite aux travaux américains, pourtant pleinement écocentrés. Ainsi, pour Moretti, « nous faisons partie de la nature, et, au fond de nous, sommes toujours profondément sauvages – bien que depuis longtemps nous l’ayons oublié […] ». C’est en ce sens que « Le concept de biorégion […] nous informe sur les façons les plus appropriées d’être au territoire : où semer, où construire, quels vêtements confectionner, quelles techniques utiliser ou comment rendre grâce à la Montagne, au Fleuve, à la Forêt, à la Plaine fertile, à la Mer » (Moretti 1998, p. 17 et 19).

Dès la fin des années 1990, d’autres courants italiens rejoignent la vague « biorégionaliste ». Ainsi en témoigne l’ouvrage La bioregione. Verso l’integrazione dei processi socioeconomici e ecosistemici nelle comunità locali, paru en 2001, et faisant état d’un colloque tenu à Pise en 1999 sur le sujet. Quoique sur les dix participants publiant dans ces actes, six avouent très explicitement ne rien connaître au concept (les quatre autres n’en parlant pas plus d’ailleurs), l’ouvrage s’avère toutefois intéressant de par les croisements interdisciplinaires qu’il propose sur le sujet, de l’agriculture à l’économie, en passant par la sociologie et la géographie. Une réappropriation très universitaire du sujet qui aurait pu intéresser Magnaghi ; dommage : à nouveau La Biorégion urbaine n’en dit mot.

On se doute, certes, de la réticence d’Alberto Magnaghi (confirmée par ses proches) à lire des ouvrages anglophones. Pourquoi toutefois faire fi des nombreuses ébullitions nationales sur la question ? En effet, pas plus le texte territorialiste ne prend-il en compte la dizaine d’autres publications italiennes se revendiquant explicitement du sujet, ni l’ouvrage central de 1985 de l’auteur Kirkpatrick Sale, qui fut traduit en italien dès 1991, ni non plus les très nombreux écrits de Berg et Snyder traduits depuis 1994 [5].

Dans les quelques pages (77-83) consacrées à l’idée au sein de La Bioregion urbaine, Berg et Sale sont à peine cités, avant d’être noyés dans une foule de références intellectuelles en provenance d’époques et d’horizons variés – et n’ayant pour la plupart que peu à voir avec le mouvement précédemment évoqué. Magnaghi propose une « acception “territorialiste” de biorégion » en affirmant que c’est à Geddes ou Vidal de la Blache qu’il faut revenir pour comprendre les origines du concept (ce qui est indéniablement vrai, on pourrait même remonter aux origines de ces origines, etc.). Conclure toutefois à sa suite que le biorégionalisme est une poursuite des travaux de la Regional Planning Association of America est cependant une erreur. En effet, comme l’a bien relevé Thayer, c’est à une critique fondée sur les « limites du planning conventionnel » que s’est au contraire attelé le biorégionalisme américain, se différenciant singulièrement des approches historiques de « l’urban planning », du « regional planning », de « l’infrastructural planning » et du « resource planning » (voir à ce sujet Thayer 2003, p. 146-154). Pourquoi, sinon, inventer un nouveau concept, si c’est pour en rester aux propositions déjà bien défendues par Lewis Mumford plusieurs décennies plus tôt ?

Une situation française déracinée

On comprendra donc en quoi l’ouvrage de Magnaghi publié en français ne saurait véritablement éclairer le néophyte sur le mouvement biorégionaliste international. Mais il faut voir aussi en quoi donc cette notion même est hyperbolée, voire floutée, au sein du texte de Magnaghi, de sorte qu’il est très difficile de situer quelle définition claire en proposerait le chercheur italien. À de nombreux égards, l’auteur ne semble voir dans le terme de « biorégion » qu’un moyen efficace de reformuler ses théories précédentes sur « le projet local ». Et, quoique ces dernières théories restent éminemment pertinentes et créatrices pour notre époque, j’ose croire qu’on n’appellera pas « biorégionaliste » sans y réfléchir à deux fois la pensée d’Alberto Magnaghi après ces constats.

Le problème devient plus gênant lorsqu’il brouille les cartes sur l’idéologie biorégionale elle-même. L’expression « biorégion urbaine » n’est-elle pas, à ce sujet, un contresens complet ? Si le terme de « biorégion » désignait originellement à la fois un contexte naturel et les idées humaines à son propos, s’il caractérisait bien un ensemble fait d’humains et de non-humains, de bassins versants et d’établissements humains, de populations animales et d’histoires culturelles, d’ensembles végétaux et de pratiques artistiques, de types de sols et d’imaginaires communs, de climats et de symboliques signifiantes, que peut bien vouloir dire l’expression « biorégion urbaine » ? Faudrait-il alors parler, en revers, de « biorégions rurales » ? Quel sens tout cela peut-il bien avoir à l’heure où toute la planète a été anthropisée, et où les enjeux contemporains de notre œkoumène résident plutôt dans la reconnexion entre ville et campagne ? On sent bien ici à quel point un écart pourrait apparaître entre les théories territorialistes italiennes et leurs préoccupations anthropiques, et les objectifs biorégionalistes éco-anarchistes originels.

Par-delà la controverse sur les termes, l’enjeu d’une entente sur la proposition biorégionale est philosophique, mais aussi historique, politique et moral. Car, un texte francophone existait déjà sur le sujet : un entretien avec Peter Berg réalisé par Alain de Benoist et paru dans la revue Éléments en 2001. Mais que vient faire la notion de biorégionalisme – pourtant issue d’un mouvement d’extrême gauche éco-anarchiste – dans la mouvance de la Nouvelle Droite, sous l’égide d’un de Benoist récemment qualifié par Le Monde « d’intellectuel d’extrême droite [6] » ? Alors que se multiplient les événements autour de l’idée de « biorégion [7] », ce sont ces différentes réappropriations et conflits d’interprétations sur lesquels il s’agit d’enquêter au plus vite, afin que le concept ne devienne signifiant pour tout autre chose.

Bibliographie

  • Berg, P. et Dasmann, R. 1977. « Reinhabiting California », The Ecologist, vol. 7, n° 10, p. 399-401.
  • Celnik, J. 2014. « À San Francisco le tambour pour la Terre se fait toujours entendre », Reporterre [en ligne], 10 janvier.
  • Dufoing, F. 2012. L’Écologie radicale, Gollion : Infolio.
  • Magnaghi, A. 2014. La Biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Paris : Eterotopia France.
  • Moretti, G. 1998. « La consapevolezza del mondo reale », in Autori Vari, Verso Casa. Una prospettiva bioregionalista, Casalecchio : Arianna Editrice.
  • Pelluchon, C. 2017. Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Paris : Alma.
  • Sale, K. 1985. Dwellers in the Land. The Bioregional Vision, San Francisco : Sierra Book Club.
  • Sale, K. 1991. Le regioni della natura. La proposta bioregionalista, Milan : Elèuthera.
  • Sale, K. 2019. L’Hypothèse biorégionale. Une habitation terrestre, Marseille : Parenthèses (à paraître).
  • Thayer, R. 2003. LifePlace. Bioregional Thought and Practice, Berkeley : University of California Press.

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Pour citer cet article :

Mathias Rollot, « Aux origines de la « biorégion ». Des biorégionalistes américains aux territorialistes italiens », Métropolitiques, 22 octobre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Aux-origines-de-la-bioregion.html

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