L’ouvrage Rénovations urbaines en Europe, paru aux Presses universitaires de Rennes en 2014 et dirigé par les sociologues Agnès Deboulet et Christine Lelévrier, suscite d’emblée une certaine perplexité : son titre, Rénovations urbaines en Europe, comporte une ambiguïté. Il est ici surtout question de ce qu’en France, après le vote de la loi Borloo de 2003, on a appelé la « rénovation urbaine ». Cette politique se focalise essentiellement sur des espaces périphériques auparavant vierges : les fameuses ZUP (zones à urbaniser en priorité) où la puissance publique a planifié et construit dans les années 1960‑1970 de grands ensembles monofonctionnels de logements sociaux. Or, ailleurs en Europe, les opérations d’urban regeneration ou d’urban renewal présentées dans l’ouvrage s’apparentent beaucoup plus à ce que l’on a, un temps, en France appelé « le renouvellement urbain ». Et cela n’est pas anodin : la grande différence entre, d’une part, la rénovation urbaine stricto sensu et, d’autre part, les cas de regeneration, tient au fait que ces derniers concernent des espaces urbains aussi bien résidentiels que productifs ou logistiques, où souvent les fonctions sont entremêlées puisqu’issues d’initiatives privées se déployant sur des territoires non planifiés et où la puissance publique n’est intervenue qu’a posteriori. Ainsi, les quartiers industriels et populaires britanniques, allemands ou états-uniens sont le fruit d’une longue histoire économique et urbaine où les usines et les lotissements ouvriers étaient disséminés dans les faubourgs et jusqu’au cœur des agglomérations [1]. La révolution industrielle anglaise précédant de plus d’un siècle le cas français, cela change la nature des espaces à transformer. Et si l’on trouve également dans les communes populaires britanniques des immeubles de logements sociaux en béton construits entre les années 1950 et 1970, comparables à ceux que l’on a en France, ils ont pris place, isolément ou en quelques unités seulement, dans des sites déjà urbanisés et polyfonctionnels.
Dès lors, une interrogation s’impose : peut-on comparer à l’échelle européenne des phénomènes socio-urbains finalement très différents ? Car les phénomènes se distinguent tant par leur historicité que par le cadre institutionnel dont ils procèdent. Avec cette perspective, on comprendrait mieux une comparaison entre des cas français et d’Europe de l’Est, puisque c’est principalement dans les anciennes démocraties populaires que l’on trouve l’équivalent des tours et des barres HLM préfabriquées construites en grande série dans nos ZUP. Aussi le parti pris de l’ouvrage de croiser les analyses portant sur la France et celles portant sur quelques opérations situées en Grande-Bretagne en particulier, aux Pays-Bas, à Berlin et même aux États-Unis dans une moindre mesure aurait-il mérité d’être accompagné d’une réflexion sur ce que l’on peut attendre du rapprochement d’espaces procédant de processus d’urbanisation contrastés.
La rénovation au kaléidoscope
Hormis cette réserve quant à la démarche de l’ouvrage, celui-ci apporte aux lecteurs une somme considérable d’informations factuelles autant que de mises en perspective critiques, bénéficiant des analyses de quelques-uns des meilleurs chercheurs sur le sujet. Il présente toutes les qualités d’une présentation panoramique ou kaléidoscopique des recherches empiriques réalisées depuis une dizaine d’années. Il vient ainsi compléter une bibliographie déjà copieuse sur le sujet (Berland-Berthon 2009 ; Donzelot 2012 ; Epstein 2013 ; Kirszbaum 2015, etc.). Ce volume est organisé autour de cinq thèmes (système d’acteurs ; participation des habitants ; mixité sociale ; trajectoires résidentielles ; et évaluation de l’action publique), mais donner un aperçu des analyses développées sur chacun de ces thèmes est difficile, tant ceux-ci sont vastes et les points de vue des auteurs divers et nuancés. Rendre compte de l’ouvrage est en fait quasi impossible car, comme la plupart des ouvrages collectifs, il n’est pas régi par une thèse exposée selon une progression linéaire que l’on pourrait résumer. Il y a autant de cas décrits et de points de vue exprimés que de chapitres. Disons simplement que sur chacun des cinq thèmes annoncés, après une introduction due à un chercheur reconnu, cinq contributions monographiques traitent de cas français ou étrangers. L’apport de chacun de ces cas est variable, et chacun des lecteurs, en fonction de ses centres d’intérêt, pourra y trouver des informations locales ou des analyses plus générales qui alimenteront sa curiosité et sa réflexion.
Ainsi, on pourra retenir que l’objectif de mixité sociale – bien que relativisé par les chercheurs (Charmes 2009 ; Genestier 2010 ; Kirszbaum 2008 ; Launay 2011), y voyant plus un slogan politique qu’un objectif opératoire réaliste, et plus un mythe sociopolitique qu’une expérience sociale concluante – fait consensus chez les acteurs de la rénovation (élus et bailleurs), mais que les conditions de son application concrète sont restreintes. On constate en effet que, dans les quartiers visés, la reconstruction, succédant à la démolition et devant diversifier les catégories de logements proposés en location ou en accession, reconduit globalement les caractéristiques sociales et ethniques de ces quartiers. La reconstruction offre seulement à certains ménages l’occasion d’amorcer une trajectoire résidentielle ascendante (qui, si elle se poursuit, les conduira très probablement loin de leur quartier d’origine). Et quand bien même la mixité sociale des quartiers serait-elle réalisée par la diversification de l’offre de logements, ses effets sociaux auraient de fortes chances d’être modestes, du fait des stratégies d’évitement et de fuite communément observées.
Dans les chapitres consacrés à la concertation, on apprend que, en dépit de l’objectif proclamé de faire participer les habitants, ces opérations qui les touchent très directement ne suscitent pas de leur part l’implication espérée par les édiles. L’implication des habitants se résume souvent à l’expression d’une inquiétude, suivie d’une vigilance vis-à-vis des solutions personnalisées de relogement proposées, sans que « le projet de ville » dans son ensemble soit débattu. Plusieurs chapitres de l’ouvrage soulignent à cet égard que, en fait, les marges de négociation sont étroites : le nombre des interlocuteurs a souvent été limité par la vacance des logements préalablement organisée par les bailleurs afin de diminuer le nombre des locataires à reloger, et la partie la plus consistante du projet, la démolition d’immeubles, est présentée aux habitants comme un préalable non discutable. Parfois, mobilisés contre les démolitions prévues, des habitants entrent en confrontation avec les pouvoirs publics, mais de cela les articles de l’ouvrage ne parlent guère, se contentant de dresser le constat d’une démocratie participative décevante.
L’ouvrage nous apprend également que, bien que se plaçant explicitement sous la bannière de l’évaluation de l’action publique telle que la Cour des comptes et le new public management la prônent, les opérations du Programme national de rénovation urbaine (PNRU) sont très subjectivement et différemment appréciées : elles constituent d’« incontestables réussites » selon leurs promoteurs, alors même que, pour les observateurs qui comparent les résultats obtenus aux objectifs initiaux, le bilan est globalement négatif. Ce qui ne va pas sans poser des questions sur la notion même d’évaluation, son instrumentalisation et ses finalités, notamment du fait de la confusion entre, d’un côté, une appréhension qualitative et politico-médiatique – celle des porteurs du « projet urbain » – se focalisant sur les réalisations architecturales et urbanistiques, et, de l’autre, une appréciation quantitative, se voulant techniquement objective, considérant les résultats sociaux au travers d’indicateurs statistiques.
Des conséquences éludées ?
Ce qui ressort à la lecture de l’ouvrage, au-delà des multiples et précieuses informations factuelles qu’il contient et des analyses ponctuelles qu’il propose, c’est l’impression qu’une interrogation de fond n’est pas soulevée et en particulier que la question des conséquences sociales globales de la politique de rénovation n’est pas évoquée. Le fait que cet ouvrage comprenne six introductions (une générale et une par partie) mais pas de conclusion signale cette omission. On remarque ainsi qu’aucun des auteurs ne rappelle que la rénovation urbaine, avec sa mesure phare qu’est la démolition (suivie, certes, le plus souvent d’une reconstruction partielle), revient à détruire un patrimoine de logements jusqu’alors accessibles aux populations les plus modestes. Cet oubli tient au fait que la structure de l’ouvrage se révèle plus thématique et descriptive que problématique, plus attentive à déployer les logiques institutionnelles et les jeux des acteurs décisionnels qu’à interroger les conditions économiques et sociodémographiques aussi bien que les cadres d’appréhension et d’énonciation sous-tendant l’existence même de la rénovation urbaine. Il en résulte que ce volume présente et discute les modalités pratiques d’opérations de rénovation ayant abouti à la démolition de 200 000 logements très sociaux sans vraiment examiner les causes et les raisons, explicites ou non, d’un tel chantier. Ce faisant, et bien que certains contributeurs aient pu par ailleurs développer une approche critique du lexique institutionnel, il semble adopter les catégories de raisonnement de l’action publique et se rendre aux évidences proclamées par les décideurs publics : ces quartiers sont « indignes » (Fijalkow 2014) et constituent des « ghettos » [2], les bâtiments et l’urbanisme sont « obsolètes » (Duarte 2010), la concentration de populations défavorisées est « pathogène »…
Toutes ces affirmations, conformes au sens commun et constitutives de la doxa institutionnelle, servent de justification pour des opérations de démolition que l’on pourrait pourtant considérer comme problématiques à plus d’un titre : quelles solutions pour le logement des catégories les plus modestes pourront être proposées une fois qu’aura été démoli un parc de logements non convoités par les autres catégories, plus intégrées, de la population « éligible » au logement social ? Quelles sont les conséquences de cette politique entraînant un « manque à loger » net (comme dans le monde de l’entreprise on parle de « manque à gagner ») pour les populations modestes, sachant que les reconstructions ne s’effectuent qu’à 15 % avec des logements de type prêt locatif aidé–insertion (PLAI), c’est-à-dire destinés à la couche sociale qui résidait dans les immeubles dynamités ? Quelle est la rationalité économique et budgétaire de démolir des logements très sociaux anciens et amortis, dont le loyer d’équilibre pourrait donc être sensiblement abaissé, et qui très souvent avaient fait l’objet de plusieurs campagnes de réhabilitation afin d’en corriger les insuffisances techniques ? Une fois que l’on se sera privé de ce parc de logements très sociaux, comment compte-t-on remplir les obligations du droit au logement opposable (DALO), surtout quand on sait que, d’ores et déjà, seul un quart des ménages de la tranche des 10 % les plus pauvres réside en HLM et que la situation va empirer à cause de l’arrivée à l’âge de la retraite de salariés avec de très modestes pensions, puisqu’ils auront été victimes du chômage de masse sévissant au cours des quarante dernières années ? La solution actuelle, qui passe par la location par la puissance publique de chambres d’hôtel à 2 000 ou 3 000 euros par mois pour y entasser des familles sans domicile, est-elle budgétairement viable et socialement efficace ? Quant à la solution idéale consistant à construire plus de logements, tous bien situés, afin de tarir le déficit récurrent de 900 000 HLM, il suffit de rappeler que cette incantation figure au titre d’objectif prioritaire dans tous les programmes politiques depuis trois décennies [3]. Par ailleurs, quelle peut être l’efficacité à moyen terme d’une politique – qui a mobilisé à ce jour 44,5 milliards d’euros ! – consistant en une dispersion et un traitement urbanistique et paysager de la pauvreté ? De plus, d’un point de vue plus architectural, cela a-t-il un sens de détruire des logements sociaux strictement calibrés sur le mode de vie salarial, et qui ont fait la démonstration de leur inadaptation aux modes de vie des populations peu insérées y résidant, pour les remplacer par des immeubles certes plus conformes aux canons esthétiques actuels, mais toujours autant calibrés sur le mode de vie salarial, et cela alors même qu’aujourd’hui le « précariat » se substitue au salariat ?
On pourrait continuer cette énumération d’interrogations sur les principes et préceptes qui régissent la rénovation urbaine et sur les effets pratiques de cette politique de démolition systématique. En fait, cet ouvrage reprend à son compte une série d’interrogations proprement institutionnelles, relatives notamment à la régulation du système d’acteurs, à la mise en œuvre de la concertation et à l’évaluation des politiques publiques. Dès lors, sa perspective critique s’avère limitée, ce qui entraîne chez le lecteur une interrogation nouvelle : comment se fait-il que, dans le monde de la recherche, il y ait eu une telle acceptation des postulats et des présupposés conduisant à la destruction de quartiers HLM qui furent pourtant le produit le plus concret et le plus massif d’un État-providence ayant pu pleinement se déployer à une époque de forte croissance ? Peut-être cette élision de la dimension éthique du sujet tient-elle au fait que la démolition des grands ensembles a eu cette étrange faculté de satisfaire deux tendances idéologiques opposées bien que soucieuses, l’une et l’autre, d’afficher une posture régalienne. D’un côté, les néoconservateurs y voient le moyen pour l’État de reprendre la main sur des « territoires perdus de la République » [4]. De l’autre, les adeptes d’une gauche étatiste (aujourd’hui appelée « frondeuse », au rang de laquelle on trouve Marie-Noëlle Lienemann, ministre du Logement dans le gouvernement de Lionel Jospin, qui avait inauguré avant la loi Borloo une politique volontariste de démolition, violentant pour ce faire son administration) y voient la possibilité de lutter contre la stigmatisation et la discrimination dont les populations d’origine immigrée seraient victimes. Ces dernières, en effet, parce que résidant dans des cités HLM, souffriraient de « la ségrégation », « la relégation », « l’apartheid », selon le lexique dénonciateur dont use la parole militante – mais également officielle –, et qui a pour effet d’accréditer l’idée intuitive imputant la responsabilité du malaise social à des espaces bâtis. Ainsi sur le projet de rénovation–démolition s’est nouée une « complicité objective », comme on disait dans les années 1970, entre une droite autoritaire et une gauche jacobine, qui ont en commun de préférer finalement que les populations modestes ne soient pas logées du tout (en témoignent la réémergence des bidonvilles et l’accroissement du mal-logement, selon la Fondation Abbé Pierre) plutôt que logées dans des conditions ne répondant pas à leurs idéaux.
On retiendra également que les démolitions sont des interventions permettant aux nostalgiques de l’État fort de trouver un moyen pour que la puissance publique se manifeste par des actes spectaculaires pouvant passer au journal télévisé de 20 heures – ce qui laisse à penser qu’une question sensible et pérenne comme celle du logement de la part la plus modeste de la population a été étouffée par la logique médiatique. Mais de ces dimensions-là de la rénovation, il n’est guère fait état dans cet ouvrage.
Bibliographie
- Berland-Berthon, A. 2009. La Démolition des logements sociaux. Histoire urbaine d’une non-politique publique, Lyon : Éditions du Certu.
- Brenner, E. (dir.). 2015. Les Territoires perdus de la République, Paris : Fayard.
- Chaline, C. 1999. La Régénération urbaine, Paris : Presses universitaires de France.
- Charmes, É. 2009. « Pour une approche critique de la mixité sociale. Redistribuer les populations ou les ressources ? », La Vie des idées, 10 mars.
- Donzelot, J. (dir.). 2012. À quoi sert la rénovation urbaine ?, Paris : Presses universitaires de France.
- Duarte, P. (dir.). 2010. Les Démolitions dans les projets de renouvellement urbain. Représentations, légitimités et traductions, Paris : L’Harmattan.
- Epstein, R. 2013. La Rénovation urbaine. Démolition–reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po.
- Fijalkow, Y. 2014. « Le logement indigne : une nouvelle norme de l’action publique ? », Informations sociales, n° 184, p. 18‑30.
- Genestier, P. 1990. « Éloge du ghetto. Stéréotypes et termes repoussoirs de la pensée urbanistique », Villes en parallèle, n° 15‑16, p. 312‑329.
- Genestier, P. 2010. « La mixité : mot d’ordre, vœu pieux ou simple argument ? », Espaces et Sociétés, n° 140‑141, p. 21‑35.
- Kirszbaum, T. 2008. Mixité sociale dans l’habitat. Revue de la littérature dans une perspective comparative, Paris : La Documentation française.
- Kirszbaum, T. 2015. En finir avec les banlieues ? Le désenchantement de la politique de la ville, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Lapeyronnie, D. 2008. Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris : Robert Laffont.
- Launay, L. 2011. Les Politiques de mixité par l’habitat à l’épreuve des rapports résidentiels. Quartiers populaires et beaux quartiers à Paris et à Londres, thèse de doctorat en sociologie, université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
- Schubert, D. 1997. Stadterneuerung in London und Hamburg, Brunswick : Vierweg & Sohn.