Depuis 2010, Sosten Projets réalise le suivi des relogements de trois projets de rénovation urbaine à Toulouse (Bagatelle, Mirail et Empalot), en lien avec les bailleurs, les associations de locataires et la Direction départementale des territoires. En 2012, ses consultantes ont également participé à l’animation de la démarche de concertation Ville/Associations organisée par la Direction du développement social de Toulouse pour « refonder la politique de la ville ». La complémentarité de ces deux missions permet de croiser les regards entre les exigences de la gestion du projet urbain et les aspects quotidiens de la vie sociale rapportés par les acteurs publics et associatifs présents dans les quartiers. Elle peut contribuer à éclairer la lecture déjà contrastée des enjeux de mixité sociale et de peuplement (Kirzsbaum 2008 ; Charmes 2009) tels que le PNRU les envisage et les met en œuvre.
La mixité par l’arrivée de nouveaux habitants : retour sur quelques présupposés
Les projets de rénovation urbaine (PRU) affichent parmi leurs principaux objectifs la diversification des fonctions, de l’offre de logement et de l’occupation sociale des quartiers concernés [1]. Selon leurs promoteurs, cette diversification serait bénéfique à des territoires où la concentration des difficultés sociales est jugée problématique. En particulier, la production de logements privés, de logements en accession sociale ou encore de locatif intermédiaire est programmée pour faire venir de nouvelles catégories de ménages, a priori plus favorisées que celles déjà présentes, supposées tirer le quartier « vers le haut » (Kirzbaum 2008). Toutefois, les processus qui devraient permettre cette « requalification sociale » ne sont pas explicités : en quoi la mixité souhaitée améliore-t-elle les conditions de vie sociale du quartier ? Comment l’arrivée de nouvelles catégories d’habitants peut-elle effectivement produire du changement ?
D’une part, les publics cibles des nouvelles opérations – plutôt des classes moyennes que des catégories supérieures, donc potentiellement plus sensibles à la peur du déclassement (Maurin 2009) – ne se laissent pas si facilement convaincre par les campagnes de promotion présentant les quartiers rénovés comme « normalisés », alors que les faits divers qui s’y déroulent continuent d’alimenter la une des médias. Et s’ils investissent effectivement ce nouveau parc résidentiel, il n’est pas dit que leur présence aura un impact sur le partage des espaces publics, la nature des commerces de proximité ou la vie scolaire dans les établissements du quartier. D’autre part, il est parfois fait référence à un « seuil de retournement » de ces quartiers, c’est-à-dire un niveau de diversification qui permettrait de transformer durablement leur image et leur climat ; mais ce seuil est rarement défini. Quoiqu’il en soit, on constate que, malgré les efforts conséquents engagés par les porteurs de projets, le taux de logements sociaux dans les territoires en rénovation urbaine ne baisse pas de façon significative : par exemple, à Lormont, dans la périphérie de Bordeaux, le PRU n’aura fait baisser que de 5 points le taux de logement sociaux, initialement supérieur à 75 % des logements [2].
Logique endogène contre logique exogène
Les acteurs publics ou associatifs (associations sportives, culturelles, de locataires ou communautaires, régies de quartier, missions locales, services des sports, centres sociaux, etc.) rencontrés dans les ateliers de concertation « politique de la ville » conduits à Toulouse adhèrent en majorité au projet d’une plus grande mixité sociale et à la volonté politique de transformer une image trop stigmatisante de leur quartier. Cela rejoint l’analyse faite par Daniel Mandouze (2008) sur le grand projet de ville des Hauts de Garonne :
« Pour beaucoup, le renouvellement urbain a pour effet de révéler une valeur que le territoire possédait déjà à leurs yeux, une valeur déniée globalement à cause de la réputation déplorable de certains lieux. Il permet en quelque sorte d’assumer, sans avoir autant à le justifier, l’attachement à son cadre de vie, surtout quand celui-ci est depuis longtemps fortement connoté par les stéréotypes de la banlieue. »
Mais les habitants et les associations de terrain restent sceptiques quant à l’idée selon laquelle la mixité repose sur l’apport d’éléments extérieurs et posent le problème à l’envers : comment améliorer les conditions de vie du quartier pour que celui-ci (re)devienne attractif pour de nouvelles classes sociales ? Comment travailler sur l’environnement avant de procéder à des greffes (logements en accession, équipements de prestige) qui risquent de ne pas prendre si le terrain n’est pas favorable ? La difficulté à peupler les résidences réalisées par des promoteurs privés ou par la Foncière logement à destination de ménages de classes moyennes tend à confirmer cette représentation : l’arrivée de nouveaux habitants ne serait pas le levier, mais bien le témoignage d’une attractivité renouvelée ; elle ne serait pas un objectif, mais plutôt un résultat des PRU.
Enfin, la référence à l’image de « quartiers-ghettos » ne laisse pas suffisamment place, selon eux, à une lecture plus complexe de la diversité des quartiers d’habitat social telle qu’ils la vivent (Gilbert 2010). L’analyse des vœux des 1 850 ménages concernés par le relogement dans les trois quartiers toulousains montre que ces derniers sont précis et révèle des différenciations sociales internes aux sites : passer de la Tour A à la Tour B sera vécu comme une promotion, tandis que la Tour C restera un repoussoir. Parfois, changer de cage d’escalier peut répondre à leur propre conception d’un parcours résidentiel ascendant ; les stratégies de certains bailleurs visant à préserver tout ou partie de certaines résidences tendent à valider leur grille de lecture.
Ces vœux témoignent aussi d’une appréhension fine des conditions de maintien de leur équilibre économique. La seule lecture du « reste-à-charge » [3] ne résume pas l’ensemble des ressources plus ou moins formelles disponibles dans ces quartiers : commerces adaptés à leurs modes de consommation, garages informels, garde d’enfants ou autres échanges de services entre voisins, etc. Les ménages les plus mobiles, car les mieux insérés dans des cadres formels d’emploi, pèsent le pour et le contre entre un déménagement vers un habitat plus prestigieux et les conséquences d’un déracinement qui les priverait des ressources du quartier. D’où, souvent, un souhait de « sortir du quartier » tout en restant à proximité (Fol 2010) : certaines zones situées en périphérie immédiate des quartiers en rénovation urbaine (comme, par exemple, le quartier de Fontaine-Lestang, en bordure du périmètre de Bagatelle) sont alors très recherchées.
Il ne s’agit pas ici de tomber dans l’angélisme et d’ignorer les difficultés des quartiers en rénovation urbaine : la violence, les peurs, les racismes, d’où qu’ils viennent. Certains ménages relogés témoignent de leur satisfaction de pouvoir à nouveau recevoir quelqu’un chez eux, simplement parce que la cage d’escalier est propre, qu’il n’y a pas de contrôle d’identité par les dealers en bas de l’immeuble, etc. Il s’agit plutôt de réinventer une « image positive mais sincère, vraie, des quartiers populaires » [4], de valoriser leur rôle d’accueil et leur place indispensable au sein de territoires plus larges (la commune, l’agglomération), frappés, eux aussi, par la crise et les incertitudes qui pèsent sur le devenir de nombreux ménages jusqu’alors préservés. Comment faire ?
Penser les flux plutôt que l’occupation sociale
Les bailleurs ont développé une connaissance fine des aspirations et des potentiels des ménages, par le biais des entretiens sociaux réalisés en amont du relogement. Avec les collectivités, les services de l’État et les associations de locataires, ils ont mis en œuvre une ingénierie et un savoir-faire conséquents, ainsi que des nouvelles pratiques de travail en commun (solidarité inter-bailleurs, instances partenariales). Il serait regrettable que cette compétence collective ne soit pas capitalisée et généralisée [5] au profit d’une gestion plus fluide du logement social.
Car il s’agit de penser des politiques qui cherchent moins la « banalisation » des quartiers que la qualité des parcours résidentiels et des conditions de vie des ménages. Les notions de « peuplement » ou « d’occupation sociale » offrent une lecture à la fois trop monolithique et trop statique des quartiers et de leurs habitants. Leur référentiel (généralement des quotas établis sur la base de quelques critères socio-économiques caractérisant les locataires) et la volonté de mélanger à tout prix les habitants ne tiennent pas compte de ce qui fait « ciment », de ce qui fait « société » : le besoin d’entre-soi, les logiques affinitaires qui traversent aussi bien les quartiers populaires que les zones pavillonnaires. Il s’agirait donc moins de lutter contre l’homogénéité sociale des « quartiers sensibles » que de chercher à y favoriser une mobilité interne et externe, répondant aux évolutions sociales ascendantes – et, malheureusement, aussi descendantes – des ménages, d’où qu’ils viennent : en interne, en veillant à utiliser une maille suffisamment fine pour être attentifs aux parcours d’un îlot à l’autre, d’une cage d’escalier à l’autre ; en externe, en valorisant et en structurant la fonction d’accueil, voire de refuge, du parc de logements de ces quartiers, face à certaines étapes sensibles de la vie (divorce, deuil, chômage, retraite). À condition de fluidifier sa gestion, ce parc offrirait une étape résidentielle qui ne serait plus une impasse ou une assignation à résidence, comme c’est encore trop souvent le cas.
On peut espérer qu’en associant plus étroitement les politiques de rénovation urbaine et celles de cohésion sociale au sein du futur « contrat unique » (actuellement en discussion dans les groupes de concertation nationale sur la politique de la ville) et qu’en se fondant sur l’expérience collective acquise au cours de lu PNRU 1, les nouveaux projets sauront prendre appui sur la spécificité de ces quartiers et des solutions qui peuvent y être expérimentées au quotidien. Il faudra toutefois veiller à ce que les logiques affinitaires ne renforcent pas la « tentation du repli », souvent qualifié sur ces territoires de « communautaire » (mais ne touche-t-elle pas aussi d’autres espaces comme les zones périurbaines où les votes extrêmes s’accroissent ?), en promouvant des programmes de développement social axés sur la « pluralité des identités » et « l’échange positif entre habitants » [6]. Enfin, ils gagneraient à s’enrichir de la grille de lecture des habitants eux-mêmes, parfois plus réaliste que des modèles et des représentations qui n’ont pas fait la preuve de leur opérationnalité.
Bibliographie
- Charmes, É. 2009. « Pour une approche critique de la mixité sociale. Redistribuer les populations ou les ressources ? », La Vie des idées, 10 mars.
- Fol, S. 2010. « Mobilité et ancrage dans les quartiers pauvres : les ressources de la proximité », Regards sociologiques, n° 40, p. 27‑43.
- Gilbert, P. 2011. « “Ghetto”, “relégation”, “effets de quartier”. Critique d’une représentation des cités », Métropolitiques, 9 février.
- Kirszbaum, T. 2008, La Rénovation urbaine : les leçons urbaines américaines, Paris : Presses universitaires de France.
- Mandouze, D. 2008. Analyse et suivi du changement social et de l’opinion publique dans les communes du grand projet des villes, rapport d’étude de l’Arcus.
- Maurin, É. 2009, La peur du déclassement. Une sociologie des récessions, Paris : Seuil, La République des idées.